Comme mon vol avait du retard, j’avais couru à perdre haleine dans l’aérogare de Stockholm pour attraper le coucou qui devait s’arrêter à Höganäs, là où résidait Christer Strömholm.
C’était en septembre 1992, dix ans avant sa mort, le 11 janvier 2002. Il m’attendait à l’aéroport, et avec sa Volvo, nous sommes allés pianissimo dans sa maison-atelier après avoir fait quelques courses au Viking, l’un des trois supermarchés de Höganäs, uniquement des desserts, glaces au nougat, yaourts nature.
Je le voyais pour la première fois. J’étais fascinée par ses images, surtout celle de la femme aux pinces à cheveux, prise à Santa Monica en 1963 – laquelle représentait une vision quasi instantanée des années yéyé, riches en débordements capillaires. Il exposait en novembre au Centre Culturel Suédois, à Paris, un endroit magique, pas drapeautique, ouvert aux quatre vents ; le CCS avait œuvré pour que le rendez-vous puisse avoir lieu, j’étais aux anges.
Dans ma chambre à l’étage, traînaient de nombreux livres d’art (Degas, Wols), et quelques livres de photographie, heureusement, car je n’avais pas grand-chose à faire. Quand je le croisais dans sa maison le soir, un peu inquiète du temps qui passait mais n’osant pas le bousculer, il répétait : « Oui oui, nous parlerons demain ».
Un jour, un poète avait sonné à la porte, puis à genoux, m’avait offert un bouquet de fleurs. Un autre jour, une bibliothécaire m’avait invitée à déjeuner à la pizzeria. Les autres jours, je traînais au bord de la mer, ou j’observais, intriguée, le ballet nonchalant et incessant des Volvo, que j’imaginais rouler à l’infini, jusqu’à la panne sèche. Höganäs, à cette saison, paraissait vide, c’était un décor en attente de soleil.
Strömholm était un homme au physique impressionnant, comme façonné par Rodin. C’était un oiseau de nuit, et je l’entendais marcher lentement, telle une chouette effraie dans un grenier. Il avait une canne pour l’aider, il était sorti de l’hôpital peu de temps avant notre rencontre. Pratiquement le dernier soir, il se déclara prêt pour l’interview.
Dans l’atelier à l’atmosphère surréaliste, des bougies étaient allumées un peu partout ; il me parla avec confiance, comme si on devait à nouveau se revoir. Sa courtoisie me plaisait, je fus émerveillée par tout ce qu’il me raconta. Je compris, en rentrant à Paris, l’effort qu’il avait fait pour m’accueillir, il était quand même en convalescence.
Je ne sais pas si les photographes ressemblent tant que ça à leurs photographies, peut-être est-ce un cliché. Mais lui, oui. Il aimait le mystère, profondément, et sa photographie, dans son entièreté, est comme une confrontation aux mystères, de l’art, de la mort, de l’amour, du rêve, etc.
C’est pourquoi ses photographies, si énigmatiques, ne donnent aucune réponse car Strömholm ne cherchait pas à expliquer. Encore moins à séduire. Libre à chacun d’interpréter ses tours et détours dans le monde qu’il parcourut avec curiosité, dans ce réel auquel il offrit du surnaturel, pas naturellement, mais presque. C’est ainsi que ses photographies sont devenues ses racines, son expérience intérieure, sa résistance déclarée aux conventions, son bouclier : c’était un homme indocile.
TRAVAILLER /TRAVAILLER /TRAVAILLER, écrit en lettres capitales et répété trois fois, était l’une de ses maximes, celle qui s’accordait aisément à cet homme du présent, qui fut un garçon solitaire (« une vraie petite horreur » d’après sa nounou), préférant jouer avec son chien Bob, « un bouledogue hargneux », qu’avec ses copains.
Nous n’avons pas évoqué son enfance ce soir-là, sujet trop intime, je l’ai découverte lors des expositions qui lui furent consacrées en France, dans un documentaire formidable réalisé par Joakim Strömholm, l’un de ses fils, Blunda och Se/Ferme les yeux et regarde (1996), et dans les revues qu’il m’a données.
Dans l’une d’elles, était imprimée une image de sa mère, Lizzie, née à Göteborg en 1885, une image coloriée à la main, zébrée de nostalgie. Il l’avait trouvée à sa mort, enveloppée dans un exemplaire du quotidien suédois Svenska Dagbladet (année 1908) et cachée dans une boîte en métal fermée à clef. Sa mère portait un chapeau rouge très haut, et une veste à rayures aux tons très doux.
Officier dans une famille de la haute bourgeoisie, son père s’était suicidé d’une balle dans le cœur en 1934 avec son arme de service. Trois ans plus tard, le 18 avril 1937, Christer Strömholm, 19 ans, arrivait à Paris, « la ville qui, plus que toute autre a façonné ma vie. (…) J’avais commencé à m’intéresser aux images et au concept de liberté, mais j’étais encore un jeune snob aux costumes sur mesure. »
Disparition du dandy en 1939, l’armée finnoise l’enrôle comme conducteur de tank. Fin de la Deuxième Guerre, installation à Paris, voyages, aller-retour en Suède. De son propre aveu, il se met sérieusement à la photographie. D’abord, comme photographe, puis comme directeur de la première école de photo de l’Université de Stockholm, Fotoskolan, fondée en 1962 avec Tor-Ivan Odulf, l’auteur de la préface de Poste restante (son livre-culte publié en 1967). Il la dirigera jusqu’en 1974, y formant mille deux cents étudiants de vingt-huit nationalités à ce précepte, voir est un devoir : « Les photographies sont créées à l’intérieur de la tête du photographe, jamais à l’intérieur de l’appareil-photo. »
Celui qui citait August Sander (« il a essayé de faire son métier avec ironie ») et Otto Steinert, le père de la photographie subjective, sera un photographe rigoureux, avec son Rolleiflex (ses premières photos, années trente) comme avec son Leica (portraits d’artistes, dont Alexandre Calder, à Auxerre, en 1963 !) ou ses polaroids (collages assez bizarres).
Rigoureux, mais aussi déstabilisant tant sa vision frontale, mêlant la mort à la vie, la souffrance à la joie, ne ressemble à aucune autre. Il y a toujours, dans ses photographies, les dessous de la vie. L’incohérence du passé. La variété des amours. Le vertige des coïncidences. Le chaos de la créativité. Et les ombres qui nous suivent ici et là, obstinément, comme des chiens sans maître.
Après mon séjour à Höganäs, je n’ai jamais revu Christer Strömholm. Son souvenir m’accompagne, peut-être même son fantôme. Il est pour l’éternité dans le Paris que j’aime, celui de Pigalle, avec sa charmeuse de serpents et ses filles-garçons – Gina, Jacqueline, Nana, Cobra, Marie-José, ses Amies de la place Blanche dont il récitait les prénoms avec ferveur, les yeux clos, comme une chanson douce.
Il est celui qui transforma sa ruine de Fox-Amphoux, en Provence, en maison de campagne moderne (eau, électricité, chambre noire !), une maison proche du bric-à-brac subtil du génial Louis Pons (1927-2021) à Sillans-la-Cascade.
Il est celui qui a su deviner à Draguignan comme à Tanger le langage des pierres. Il est celui qui a été immortalisé en 1995 par Tuija Lindström (1950-2017) ; à Fox-Amphoux, Strömholm dort sous une moustiquaire, on dirait qu’il est dans un berceau. C’est un nu très chaste (et très beau), où son corps-rocher apparaît paisible, comme poli par la chaleur provençale.
Longtemps, en Europe notamment, Strömholm (1918-1992) fut un photographe méconnu, comme l’atteste William Messer dans le numéro 33 de la revue belge Clichés, paru en février 87. Titre de son texte : La reconnaissance, enfin. « Je ne tiens pas à être empaillé vivant », m’avait confié Christer Strömholm en rangeant dans ses boîtes en carton, sous la table lumineuse, quelques tirages en noir et blanc de ses photographies.
Parmi les livres de Christer Strömholm : In Memory of Himself/ In the eyes of his beholders (Steidl).
Rétrospective Louis Pons, à Nice (jusqu’au 26 février), puis à Marseille (du 25 mars au 3 septembre)
Crédit photo de couverture : ©JoakimStrömholm