Dans l’appartement du photographe Stephen Shames, à Brooklyn, c’est un voyage à travers l’histoire des peuples qui vous attend. Au cours d’une carrière qui s’étend sur cinq décennies, le photographe américain s’est rendu partout dans le monde, chroniquant la pauvreté des enfants aussi bien que la violence armée, la justice sociale, la vie des pères de famille et des gosses de la rue, photographiant les présidents, les acteurs, les écrivains et les musiciens.
L’interview se fait chez lui. Il parle de sa vie, de son travail, plus particulièrement de sa relation avec les Black Panthers. Et avant tout, de son livre récemment paru, Comrade Sisters: Women of the Black Panther Party qui revisite le rôle joué par les membres féminins du parti à travers des photographies et des interviews de cinquante d’entre elles.
« J’ai obtenu mon diplôme d’études secondaires en 1965, l’année où le Voting Rights Act a été adopté par Lyndon Johnson. En 1963 et en 1964, il y avait eu tous ces événements dans le sud, dont on parlait dans les journaux… J’ai fait un voyage d’étude avec notre classe en Caroline du Nord pour me rendre compte de la situation », raconte Shames. « En 1965, mes parents vivaient à Los Angeles, à Santa Monica. J’ai donc posé une candidature à Berkeley, et j’y suis entré. En 1964, il y avait eu le mouvement pour la liberté d’expression à Berkeley, c’est pourquoi je voulais y aller. Mon père voulait que j’aille à Stanford ou à Harvard, mais moi, c’était Berkeley. »
« J’ai réalisé que je pouvais m’exprimer avec un appareil photo »
À Berkeley, Stephen Shames s’engage politiquement et est élu représentant des étudiants. Il n’aimera pas ce statut. Le jeune homme préfère partir sillonner le pays en auto-stop, au moment des événements du Summer of Love, et atterrit dans le Lower East Side de New York. C’est là qu’il achète son premier appareil photo.
« J’avais 50 $ ou 60 $, j’ai acheté un petit Pentax chez un prêteur sur gages et j’ai commencé à prendre des photos. Faire un cliché déclenchait un clic en moi… Je ne sais pas dessiner, je ne sais pas peindre. Mais j’ai réalisé que je pouvais m’exprimer avec un appareil photo. »
À son retour à Berkeley, il découvre l’existence d’une chambre noire dans le département d’art. Les professeurs sont en plus excellents – notamment David Brower, fondateur de Sierra Club Books, et Leonard Sussman -. Grâce à une rencontre fortuite avec l’éditeur Max Scherr dans un café, sur Telegraph Avenue, Shames commence à travailler pour le Berkeley Barb, l’un des premiers journaux underground.
Le 15 avril 1967, lors de la première marche pour la paix à laquelle il participe, en compagnie de son père, Shames croise deux Afro-Américains – et la chance est à nouveau de son côté. « On marche dans les rues en direction du stade Kezar, et là, j’aperçois deux hommes très charismatiques qui vendent des petits livres rouges, le Livre rouge de Mao. C’était Huey (Newton) et Bobby (Seale)… J’ai pris une photo, quelqu’un passait devant Huey, et je n’en ai pas pris une deuxième. Je ne savais pas qui ils étaient. Mais donc, j’ai une photo de Bobby et d’un gars flou, à sa gauche. Et je me dis, ‘Bon sang, pourquoi est-ce que je n’en ai pas pris une autre ? J’aurais eu Huey et Bobby.’ »
Peu de temps après, le photographe se rend au bureau des Panthers pour leur montrer des photographies. « Bobby a aimé mes photos et m’a demandé s’ils pouvaient les publier. J’ai accepté. C’est ainsi qu’a commencé la relation avec les Panthers. Bobby m’a présenté à tout le monde. Et je suis devenu, disons, le photographe officiel non officiel des Panthers. »
La force féminine
De 1967 à 1973, Shames chroniquera les activités des Black Panthers, non seulement en Californie, mais aussi dans tout le pays. C’est à l’occasion du cinquante-cinquième anniversaire des Panthers que l’idée de Comrade Sisters s’est concrétisée. Shames est contacté par d’anciens membres féminins, qui veulent souligner le rôle des femmes du parti sur le terrain, dans les programmes sociaux, dans le Comité central. Shames décide alors d’en faire un livre.
« Les Panthers étaient à l’avant-garde, en ce qui concerne les femmes. Ils avaient plus de leaders féminins que presque tous les autres mouvements à l’époque, qu’ils soient centristes, de droite ou de gauche. »
On estime que six membres du Black Panther Party sur dix étaient des femmes. Elles favorisent alors la justice sociale, contribuent au développement des communautés ; elles fournissent aussi de la nourriture, des logements, une éducation, des soins médicaux, tout en faisant les gros titres des journaux en tant qu’agitatrices, contestataires et meneuses. Mais leur histoire n’avait jamais été racontée en détail.
Stephen Shames a collaboré avec Ericka Huggins, l’un des premiers membres des Black Panthers et dirigeante du parti, aux côtés de Bobby Seale et Huey Newton. Elle passe quinze ans avec les Panthers et dirige, pendant huit ans, la célèbre Oakland Community School. Au cours des quarante dernières années, elle donnera aussi des conférences dans le monde entier.
Ericka Huggins a non seulement écrit l’introduction du livre, mais elle a rassemblé des entretiens avec 50 femmes ex-membres du parti et leurs familles. Comme elle le fait remarquer: « Un livre n’est pas assez épais pour consigner toutes leurs histoires : les témoignages de leur compassion et de leur solidarité face à l’oppression pourraient remplir des volumes entier. »
Elle ajoute : « Néanmoins, le livre fait ressortir les efforts organisés, coordonnés et incessants déployés par celles qui géraient les différents services communautaires rendus par le BPP, y compris les campagnes pour faire élire des maires, des députés, des juges et la mise en place de conseils de quartier. C’est un honneur pour moi d’avoir tissé cette tapisserie de témoignages, afin qu’elle soit imprimée. »
Shames en convient : il est non seulement temps que les femmes du Black Panther Party soient reconnues à leur juste valeur, mais toutes les femmes. « J’espère qu’on va réaliser qu’au-delà des Panthers, il s’agit des femmes en général. Je pense qu’il est vraiment important de comprendre que les femmes font toutes sortes de choses depuis toujours, mais souvent, elles n’obtiennent aucune reconnaissance. Et donc j’espère que ça va ouvrir un peu l’esprit des gens… », considère le photographe.
« C’est quelque chose qui frappe, dans le livre. Ces femmes ne sont pas des victimes. Elles ont été victimisées, mais elles ne sont pas des victimes, c’est important de faire la différence. Elles sont très fortes. Elles se sont battues, et par amour. Elles ont vraiment fait preuve d’amour envers la communauté. »
Au plus près de la réalité
L’engagement généreux des femmes du Parti est riche d’enseignements pour les temps actuels. En particulier, l’effort des Panthers pour répondre aux besoins de leurs communautés, d’évaluer leurs problèmes et de leur trouver des solutions.
Stephen Shames prend l’exemple d’un service ambulancier bénévole. À Winston-Salem, en Caroline du Nord, les Panthers ont appris que les ambulances ne venaient pas dans le quartier, ou qu’il leur fallait trop de temps pour arriver, d’où de nombreux décès. Les Panthers ont donc créé ce service bénévole.
Les besoins des communautés étant différents, les femmes du Parti étaient à l’écoute, afin d’organiser des programmes sociaux adaptés à chacune. Un autre exemple est la mise en place de systèmes de visite aux personnages âgées pour leur fournir de la compagnie, la fondation d’écoles et la création de programmes éducatifs, ou encore l’aide alimentaire apportée aux enfants.
Savoir organiser, écouter : c’est ce que tout militant politique devrait apprendre à faire de nos jours, selon Shames. Ce n’est pas au sommet que doivent être prises les décisions visant à aider les autres, mais à la base, sur le terrain, au plus près de la réalité des gens.
« Vous m’avez demandé : “Qu’est-ce qu’il faudrait retenir du livre ?”Je pense que si les gens écoutaient vraiment ce que disent ces femmes et regardaient les images, cela pourrait servir de plan à ceux qui veulent faire bouger les choses… Cela fournirait une feuille de route pour apporter des changements progressifs aux États-Unis, ou ailleurs. »
Comrade Sisters: Women of the Black Panther Party est disponible sur le site Web de ACC Art Books. On y trouve également un lien vers des ressources, notamment une série d’affiches qui peuvent être téléchargées gratuitement, des outils d’étude et une vidéo.
Pour d’autres photographies de Stephen Shames, rendez-vous sur son site Web et sur son Instagram. Shames est également représenté par la Steven Kasher Gallery à New York.