Ce que découvre le spectateur, en parcourant l’exposition « African Studies » d’Edward Burtynsky à la galerie Howard Greenberg de New York, c’est une géométrie majestueuse de couleurs et de formes, qui semblent être directement inspirées par l’histoire de l’art.
Assemblés comme des mosaïques, les marais salants du Sénégal, près des villes de Tikat Banguel et Fatick, rappellent des œuvres de Gustav Klimt. Une vue aérienne du Grand barrage de la Renaissance en Ethiopie évoque les célèbres escaliers de M.C. Escher. Ou encore d’élégants dessins de mode d’un Erté, ou les coulées angoissées d’un Jackson Pollock dans les images de résidus houillers en Afrique du Sud. Mais un examen plus attentif révèle la nature surprenante de ce que Burtynsky appelle « l’industrie ordinaire ».
L’exposition « African Studies » est présentée la galerie Howard Greenberg de New York jusqu’au 22 avril, et, dans le même temps, à la galerie Sundaram Tagore jusqu’au 1er avril, toujours à New York. Le projet a aussi été récemment publié sous forme de monographie aux éditions Steidl. Voici un témoignage impressionnant des voyages de Burtynsky à travers le monde, à la recherche de paysages naturels ou non, parfois défigurés par l’homme.
8 milliards d’individus
Le photographe canadien affirme que son objectif principal n’est pas de dénoncer cette interaction entre l’Homme et la nature à travers ses images. « Les gens disent souvent que je photographie des catastrophes ou des scènes de dévastation, mais en regardant en arrière, je pense que le terme n’est pas exact », explique-t-il.
« Presque tout ce que j’ai photographié dans ma carrière n’est pas la dévastation, mais l’industrie ordinaire. Ce sont des lieux où on a obtenu des permis et des licences pour faire ce que l’on fait, que ce soit abattre des arbres, extraire du minerai, ou construire des barrages… Tout ceci est fait par l’Homme, afin de subvenir aux besoins d’une population de 8 milliards d’individus, et qui ne cesse de croître. »
Dans la région de Fatick, au Sénégal, de nombreux marais salants ont été créés. En comptant aussi les marais salants naturels, le Sénégal produit près de 500 000 tonnes de sel chaque année, ce qui en fait le plus grand producteur d’Afrique de l’Ouest. Un tiers de ce sel provient de Fatick.
Selon un article scientifique de la revue Land Use Policy, la salinité du sol, est « l’un des problèmes environnementaux les plus graves dans les zones agricoles côtières du Sénégal ». Ceci pourrait d’ailleurs s’aggraver avec le changement climatique, le manque de précipitations, et la mauvaise gestion des terres.
Autre lieu visité par le photographe, le Grand barrage de la Renaissance éthiopienne (GERD) dont la construction sur le Nil a commencé en Ethiopie en 2011. Principalement destiné à « produire de l’électricité afin de remédier à la grave pénurie d’énergie en Éthiopie et d’exporter de l’électricité vers les pays voisins », explique Burtynsky dans African Studies, le barrage a été la cause d’importants conflits politiques avec les pays frontaliers, l’Égypte et le Soudan.
Par la suite, ces conflits ont été documentés par la Fondation Carnegie pour la paix internationale. « Le Caire a affirmé que le projet constitue une menace pour la stabilité égyptienne et régionale, en particulier pour la sécurité de l’eau en Egypte », déclare la Fondation. « Inversement, l’Éthiopie maintient que le GERD est un projet de développement plutôt qu’un projet politique basé sur la sécurité », et un outil de lutte contre la pauvreté. Le désaccord entre les pays continue.
En Afrique du Sud, une étude scientifique de 2022 publiée dans la revue Minerals a révélé que parmi tout le charbon extrait dans le pays, 30 à 40% deviennent des déchets qui, à long terme, peuvent avoir des effets néfastes sur l’environnement.
Selon Reuters, « plus d’un tiers des barrages de résidus miniers du monde risquent fortement de causer des dommages catastrophiques aux communautés avoisinantes s’ils s’effondrent, et l’Afrique du Sud compte le plus grand nombre de barrages de résidus construits selon une méthode architecturale considérée comme dangereuse par de nombreux ingénieurs ».
Sensibiliser aux questions environnementales
Ces images stimulent la réflexion autant qu’elles fascinent par leur esthétisme. A travers elles, Edward Burtynsky développe un langage artistique qui lui est propre, mais il vise aussi à contribuer à la préservation de l’environnement. Son travail en Afrique a débuté en 2015 et s’est conclu en 2020, après la couverture de dix pays d’Afrique subsaharienne (Afrique du Sud, Botswana, Madagascar, Kenya, Éthiopie, Ghana, Nigeria, Sénégal, Namibie et Tanzanie).
Il espère que ses œuvres seront suffisamment visuellement attirantes pour retenir l’attention des spectateurs, suffisamment stimulantes pour que l’on s’interroge sur leur genèse, et pour sensibiliser aux questions environnementales qui se posent dans les lieux qu’il documente. Il faut l’avouer, la beauté de ses œuvres génère un émerveillement chez le spectateur, en même temps qu’elle ouvre son esprit et l’incite à contribuer au changement.
« Plutôt que la dévastation, je veux montrer des lieux de vie dont on ignore l’existence. Je veux montrer pourquoi nous devrions nous y intéresser », décrit l’artiste. « Passer à la voiture électrique ? Eh bien, elles sont construites à base de cuivre, de métaux rares, avec du lithium et du cobalt dans la batterie. Tout ceci vient de quelque part. Je suis allé là-bas, j’en ai rapporté des images, et j’ai dit aux gens, en rentrant : pour vivre comme vous vivez, vous avez besoin de ces régions, mais on n’en parle pas. »
Terres convoitées
Selon Burtynsky, l’Afrique est la prochaine étape, peut-être la dernière, en matière d’industrialisation mondiale. Lorsqu’il travaillait sur son projet en Chine au début des années 2000, couvrant le développement économique et industriel accéléré du pays, le photographe a compris que la Chine s’implantait, lentement mais sûrement, sur le continent africain, « obtenant de gros contrats pour construire des chemins de fer et des routes commerciales, des sites industriels, des usines, des villes et des appartements », énumère-t-il.
Comme l’écrit Deborah Bräutigam, professeure à l’université américaine Johns Hopkins, située à Baltimore, dans le Maryland, et politologue dans la revue African Studies, l’implantation de la Chine en Afrique fait écho à celle du Japon en Chine dans les années 1970. À l’époque, la Chine avait des difficultés financières, mais de nombreuses ressources. Le Japon a offert au pays un crédit de dix milliards de dollars pour que la Chine puisse se reconstruire.
« Les dirigeants chinois ont vu cela comme une contribution très utile au développement de la Chine, et le Japon appréciait le fait d’avoir accès au pétrole chinois, tout en lui vendant des outils technologiques et des services », écrit Deborah Bräutigam.
Et ceci se reproduit avec la présence chinoise en Afrique. « Tirez parti de ce que vous avez, et si ce sont des ressources naturelles, cela nous intéresse », illustre la chercheuse. « Du pétrole au Congo, du sésame en Éthiopie, du cacao au Ghana : tirez-en parti pour construire un réseau de télécommunication, des centrales électriques, des chemins de fer et des routes qui aideront au développement de votre pays. »
Une partie de la monographie d’Esward Burtynsky, intitulée African Studies, est justement consacrée à la présence industrielle chinoise en Afrique. Dans l’ouvrage, elles remplissent une fonction documentaire, chroniquant notamment les sites industriels, les usines, les autoroutes, les carrières de minerai qui ont vu le jour en Éthiopie, Sénégal ou Namibie.
Des femmes vêtues de vêtements aux couleurs vives sont assises devant des machines à coudre. Des bobines de fil bleu océan sont alignées sur les murs. Une autoroute domine une route éthiopienne. Des bannières en chinois, où sont inscrites des maximes exprimant la bienveillance et le respect, sont suspendues au plafond des usines.
« La Chine représente, maintenant, une force considérable en Afrique, et les Chinois ne vont pas s’en aller. Leur mainmise sur le continent est stratégique, planifiée à long terme », écrit Deborah Bräutigam. « En fin de compte, c’est aux gouvernements africains de gérer cette relation de manière à ce qu’elle profite à leurs peuples. »
Burtynsky estime que certains des 54 pays africains vont bientôt devenir de grandes puissances économiques. Les experts prévoient aussi le doublement de la population du continent africain d’ici à 25 ans. « Cela représenterait deux milliards et demi d’habitants, ce qui signifie que plus d’un quart de la population mondiale vivrait en Afrique », selon The Economist.
Burtynsky pense également que le continent chinois, dans son ensemble, sera « un autre continent à surveiller. Sa relation avec l’Afrique aura des conséquences très importantes en termes de population, de développement, d’accroissement des besoins, et d’exploitation de nombreuses ressources africaines qui étaient restées intouchées jusque-là, faute d’infrastructures. » Et les pays occidentaux devront prêter, désormais, une attention nouvelle à la situation.
L’objectif de Burtynsky a été également d’éviter tout stéréotype de l’Afrique. « Je ne m’intéresse pas aux clichés de l’Afrique. Je ne fais pas de photos de girafes ou d’éléphants, ou autres représentations classiques… J’aborde l’illustration du continent comme je l’ai fait de la Chine, de l’Europe, des États-Unis, ou encore du Canada. »
« Je déplore la destruction de la nature, et me fais son avocat »
Peu d’humains apparaissent dans les images de Burtynsky, particulièrement dans celles des paysages qui subissent de graves dommages en raison de la présence humaine. On se croirait presque dans un film de Hitchcock. « Il n’y a pas de terreur dans le moment même où quelque chose arrive, mais dans l’anticipation de celui-ci », disait le réalisateur.
Tout ce qui se passe dans l’imagination a beaucoup plus de force que tout ce que l’on pourrait montrer à l’écran, et les images de Burtynsky, visuellement envoûtantes, témoignent de ce mécanisme : plutôt que des mines de fer d’Afrique du Sud, nous voyons des ellipses moelleuses de couleurs pastel, au lieu des sources sulfureuses, des figures fractales d’un autre monde, tracées par des néons. Une énergie sinistre se profile derrière la beauté.
« Quand on regarde ces photographies, on sait que des milliers de personnes sont responsables de ce que nous voyons. Elles sont absentes de l’image mais les résultats de leur intervention sont bien là », détaille le photographe.
« Je déplore la destruction de la nature, et me fais son avocat. Et même si je suis un être humain et que je fais partie du problème, ma sympathie va au monde naturel, riche en biodiversité, qui est en train de disparaître. »
À une époque où nous sommes sensibles, plus que jamais, à la question environnementale, le travail d’Edward Burtynsky nous rappelle que nous devons rester vigilants, prudents, conscients de notre impact sur la nature et respectueux d’elle. Sinon, les conséquences seront désastreuses, comme il est dit dans African Studies, et comme en a témoigné Burtynsky tout au long de sa carrière.
« C’est un moment très difficile et je comprends l’anxiété de notre époque. C’est la première fois, dans l’histoire de l’humanité, où nous réalisons que nous pouvons réellement détruire toute la planète, et nous en sommes responsables », analyse-t-il. « Nous ne savons même pas, en tant qu’espèce, si nous aurons le droit de vivre sur cette planète pour toujours… Nous n’avons aucune garantie pour le futur. »
Edward Burtynsky, « African studies». Exposition présentée à : Howard Greenberg Gallery, à New York, jusqu’au 20 avril 2023. Robert Koch Gallery, à San Francisco, jusqu’au 30 mars 2023. Sundaram Tagore Gallery, à New York, jusqu’au 1er avril 2023. Le livre est publié par Steidl et disponible au prix de 95€.