La ville de Bakhmout, épicentre de la guerre russo-ukrainienne, a été détruite au point d’être méconnaissable. Peu d’habitants y demeurent encore. Et ceux qui sont restés sont soit les plus vulnérables, soit les plus désespérés. Souvent, c’est les deux. Et parmi eux, il faut compter les habitants handicapés.
Les bombardements constants de Bakhmout ont réduit en cendres cette ville de soixante-dix-mille habitants, autrefois très vivante. Bakhmout est la cible d’attaques depuis que la guerre a éclaté dans l’est de l’Ukraine, en 2015, mais l’invasion russe massive a conduit à sa destruction presque totale. Les rues sont vides et désolées. N’y circulent que quelques passants, et les véhicules militaires.
La ville est située dans la région de Donetsk en Ukraine, qui a été un avant-poste de résistance acharnée et d’affrontements entre les forces armées ukrainiennes et l’armée russe. Et tandis que les avancées de l’armée ukrainienne progressent dans d’autres directions, cette zone demeure dans une impasse. La ligne de séparation avec le front se trouve juste à l’extérieur de la frontière orientale de la ville, mais les Russes n’ont pas fait d’avancées significatives pour prendre Bakhmout au cours des derniers mois.
L’association HOPE compte cent-quatre-vingt-dix-sept membres, dont environ quatre-vingts sont restés dans la ville. La plupart n’ont pas les moyens ou la capacité de partir, ou craignent trop d’aller ailleurs, de ne pas obtenir d’aide si une évacuation est nécessaire. La plupart de ceux qui traversent Bakhmout ne comprennent pas que les gens veuillent y rester. « La question n’est pas : pourquoi restons-nous ? », réplique Olena Bondarenko. « La question est : pourquoi devons-nous partir ? »
Olena Bondarenko a une position ferme au sujet de la résistance, et dit qu’elle croit en l’armée ukrainienne, qui n’abandonnera personne derrière elle, y compris les civils. Un membre de l’armée ukrainienne la tient au courant de la situation régulièrement, et l’aide à fournir tout ce dont leur organisation a besoin (couches pour adultes, médicaments, entre autres denrées). Chaque fois qu’on lui apporte une contribution matérielle, on lui demande si elle a changé d’avis au sujet de son départ. Mais la réponse est toujours non.
Comme la plupart des membres de l’organisation, elle ne veut pas abandonner sa ville natale, même si sa maison et son bureau ont été endommagés ou détruits. Les bureaux de l’organisation à but non lucratif ont été bombardés, et presque rien n’en reste. Olena a dû installer ailleurs le siège social, dans un appartement que des amis lui ont cédé.
Ses tâches consistent à présent à ravitailler les membres restants dans la ville, notamment en nourriture et en médicaments. Avec le soutien de bénévoles, elle organise des distributions et des collectes, prend des nouvelles des personnes handicapées, et reste en contact avec le gouvernement de la ville pour obtenir de l’aide en cas d’urgence. Elle a le numéro de téléphone du maire, et n’hésite pas à l’appeler.
Bakhmout souffre d’une pénurie en matière d’eau et d’électricité. L’internet et les services de téléphonie mobile ne fonctionnent pas, les chargeurs aussi bien que les poêles à bois manquent d’alimentation. À l’approche de l’hiver, et en raison du manque de gaz naturel dans la ville, il deviendra de plus en plus difficile de se chauffer, pour ceux qui ont décidé de rester.
Cependant, Olena n’a pas peur du froid et ne se préoccupe que du bien-être des personnes handicapées dont elle s’occupe. « Si un seul membre de notre organisation reste ici, je ne partirai pas. Je serai avec eux. »
Volodymyr Skabelka et Alla Zellena, âgés respectivement de soixante-dix ans et soixante-six ans, sont mariés depuis vingt-cinq ans. « C’est l’homme de ma vie », s’est dit Alla quand elle l’a rencontré à une soirée organisée par un ami, il y a près de trente ans. Volodymyr souffre d’un rare handicap de dystrophie musculaire. Après un accident du travail en 1977, il est devenu complètement invalide. « Ma vie se passe à la maison, auprès de cette table », fait-il en hochant la tête, assis devant son ordinateur. Chaque jour, Alla aide Volodymyr à le conduire là et à s’asseoir. Il y reste toute la journée. Les tirs d’artillerie se font entendre, devant chez eux, tandis que Volodymyr regarde des films, lit des livres et fait défiler les nouvelles du jour sur son écran, quand l’Internet n’est pas en panne. Alla, qui a eu trois accidents vasculaires cérébraux, et qui est également handicapée, sert du thé à son mari et l’aide à manger.
Un supermarché est toujours ouvert en ville, en alternance avec d’autres. On peut appeler quelqu’un pour nous livres des chawarmas. Mais la ville de Bakhmout, qui était un lieu animé avant la guerre, ressemble à un décor de jeu vidéo post-apocalyptique.
Alla et Volodymyr sont originaires de la région, tout comme l’étaient leurs parents et grands-parents. « Comment pouvons-nous partir ? », dit Alla. « Nous sommes nés ici. Nos parents sont enterrés ici. Nous sommes complètement chez nous. » Ils ont deux filles, et toutes deux leur ont offert leur aide pour quitter Bakhmout. Mais Volodymyr et Alla s’inquiètent. Ils craignent que s’ils fuient pour s’installer à Dnipro, ou en Ukraine occidentale, Volodymyr ne puisse bénéficier des soins spécifiques qui lui sont nécessaires. Ils ne veulent pas être un fardeau pour leurs filles. Toutes deux ont fui la guerre : l’une en allant vivre à Dnipro, l’autre en France.
Ils sont donc dépendants d’un réseau de voisins, de bénévoles et de militaires qui viennent leur livrer des courses, des médicaments et autres subsides. L’hôpital local est fermé et, à leur connaissance, il n’y a plus qu’un seul médecin à Bakhmout. Le 16 août, la sœur de Volodymyr, Antonina, âgée de soixante-treize ans, a été tuée dans un bombardement à Zaitsevo, un village voisin de la ville. Aucune ambulance n’est venue. Le mari d’Antonina l’a enterrée dans leur cour, près de son pommier préféré.
Alexei et Lyudmila Demidova, âgés respectivement de cinquante-quatre ans et cinquante-deux ans, se sont rencontrés à Kharkiv, où ils étaient étudiants dans une école de comptabilité. Tous deux ont le même handicap de naissance, qui les paralyse partiellement. Lorsqu’ils parlent de leur ville natale, ils la nomment Artyomovsk – le nom soviétique de Bakhmout qui a été utilisé de 1924 à 2016.
« Maintenant, seuls les plus pauvres ou les plus stupides sont restés », dit Alaexaei. « Je suppose que je suis de la catégorie des stupides. » Mais en réalité, ils sont assez à l’aise financièrement, et n’ont pas beaucoup d’autres options que celle de rester. La pension d’invalidité qu’ils reçoivent n’a pas augmenté, alors que le prix des biens et services a été multiplié par cinq depuis mars 2022. Bakhmout a été coupée des principales lignes d’approvisionnement du pays, et la plupart des marchandises acheminées en ville proviennent de bénévoles ou de commerçants privés.
« Personne n’a besoin de nous [ailleurs] de toute façon », ajoute Lyudmila avec un soupir. Lyudmila et Alexei sont mariés depuis près de trente-cinq ans et n’ont pas d’enfants. Ils vivent dans le même appartement qu’ils occupent depuis la fin de leurs études, et quittent rarement la ville.
Lorsque l’électricité est coupée, ils préparent le repas dans la cour, en compagnie de leurs deux chats. L’approvisionnement en gaz est interrompu depuis mai, celui en eau est fluctuant, ainsi que les services de téléphonie mobile et l’Internet.
Alexeï a la nostalgie du passé soviétique. Il se méfie de ces autres régions de l’Ukraine, où le fait qu’il parle russe pourrait le pénaliser. « La barrière de la langue ou les malentendus linguistiques ont divisé notre société », dit-il. Craignant les préjugés, et attachés obstinément au seul lieu qu’ils connaissent, tout en honorant leurs parents, ils sont inébranlables. « Si notre destin est de mourir ici, nous mourrons ici. »
Et tandis que Lyudmila détourne le regard, Alexey finit par dire : « Je ne m’en veux qu’à moi-même. » Il a vu le danger de continuer à vivre à Bakhmout venir en 2014, quand la ville est devenue la frontière entre les territoires contrôlés par la Russie et l’Ukraine. « Les agressions n’ont pas cessé depuis, j’aurais dû savoir que ça finirait comme ça. »
Pour plus d’informations sur Sasha Maslov, rendez-vous sur son site.