À elle seule, Graciela Iturbide ne peut représenter son pays natal, le Mexique, et encore moins la photographie mexicaine du vingtième siècle, notamment incarnée par Manuel Álvarez Bravo (1902-2002). Elle fut un temps son assistante et ne manque jamais de citer ce maître du temps, d’une immense culture livresque et visuelle, capable de décrire de mémoire, avec une égale aisance, le Paris mélancolique d’Eugène Atget ou une gravure de José Guadalupe Posada. Elle lui doit d’avoir appris la patience, et sa curiosité pour ce qu’il faut appeler un Mexique profondément populaire et métissé, héritier d’une histoire riche en révolutionnaires plus ou moins ténébreux. Ainsi Emiliano Zapata, dont le nom a traversé les mers et les écrans de cinéma ; ou Tina Modotti, ex-starlette d’Hollywood, muse légendaire, qui fit tourner la tête, entre autres, de l’Américain Edward Weston tout en produisant une œuvre sensuelle.
Graciela Iturbide, loin de suivre le sillon creusé par Manuez Álvarez Bravo, a inventé son propre territoire photographique. Certes, le Mexique y résonne clairement, surtout dans les années d’apprentissage, mais elle n’a cessé de l’élargir sous d’autres tropiques, comme le montre l’exposition que lui consacre aujourd’hui, à Paris, la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Son titre : Heliotropo 37, adresse du studio de Graciela Iturbide, à Mexico, où elle est née le 16 mai 1942.
Elle nous reçoit tout sourire, comme indifférente au décalage horaire, encore étonnée de susciter tant d’enthousiasme. Car oui, nous sommes enthousiastes, l’exposition, plutôt que de se raccorder uniquement au passé et de le glorifier esthétiquement, propose une large vision de son travail, sur deux niveaux et en 200 photographies, des premières images des années soixante aux dernières en couleurs prises en 2021 dans les carrières d’albâtre de Tecali. Même s’il manque un peu de la fantaisie bohême chère aux amoureux de Coyoacán, de Frida Khalo et de son amie Aurora Reyes, l’exposition se tient. Fidèle à l’esprit ouvert de Graciela Iturbide et à son engagement envers celles/ceux qu’elle photographie, jamais à la sauvette.
Tutoiement de rigueur. Nous nous connaissons depuis longtemps, lorsque sa série sur Juchitán, dans l’isthme de Tehuantepec, fut exposée à Paris, au Centre Culturel du Mexique, à l’automne 1988. Juchitán, la cité natale du peintre Francisco Toledo, qu’il lui fit découvrir en 1979, une « ville magique » où Eisenstein a tourné une partie de Que Viva Mexico.
Et il y a quelques mois, fin avril 2021, lors du confinement, nous avons échangé par Zoom alors qu’elle revisitait ses archives tout en fouillant ses « obsessions du moment, pierres, jardins et paysages. Je photographie tout ce qui me surprend. Si rien ne me surprend, je ne photographie rien. C’est encore la surprise quand je reprends mes négatifs. Travailler sur ses archives, c’est accepter son travail comme il est ou a été. Il y a des choses bien, et d’autres moins bien, mais ce n’est pas un poids. Tout se renforce, ce que tu aimes comme ce que tu détestes. Cela renforce le sens de ton œuvre, son empreinte, cela la consolide. La photographie est une matière vivante. Écouter, voir, lire, voyager, mes images sont la somme de toutes mes connaissances et de mes pensées. Et, en fait, c’est mon âme qui se retranscrit en images… »
La conversation se poursuit, pas de pause cigarette, inutile de nous disperser.
Retournes-tu parfois sur les lieux de tes reportages ? Par exemple, le peuple Seri, dans le désert de Sonora, que tu as rencontré en 1978 ?
J’y suis retournée il y a deux ans, et c’était très intéressant. Cette communauté vit dans le désert jouxtant la mer de Cortez et ces Indiens Seris ont le droit que leur a octroyé le président de pêcher et de prendre tout ce qu’ils veulent. C’est une zone ultra-protégée.
Les femmes créent des paniers, des petits objets et les hommes pêchent. Ils font aussi des figurines en bois, très solides, très stylées, c’est un art singulier, que ne ressemble à rien de mexicain, plutôt sous influence nordique, mais personne ne sait pourquoi.
Ils sont encore plus pauvres, à part quelques Américains qui viennent acheter de l’artisanat, il ne se passe rien dans ce désert, l’économie est au point mort. Juchitán, par exemple, est une région riche, les femmes travaillent, il y a des marchés, du négoce, du tourisme.
Depuis Juchitán, ton travail a évolué…
Juchitán ne veut plus me quitter, j’y ai passé du temps, maintenant, ça suffit, je suis comblée ! Surtout que j’ai révélé mon Juchitán, c’est ma vision, c’est mon interprétation.
Ta photographie est devenue contemplative, très axée sur la nature : plus d’humain, plus de traces, plus de mythes. Reste le monde végétal…
Je photographie ce que je suis. Il y a un mois, j’étais sur l’archipel des Canaries où j’ai compris, non pas l’origine du monde, mais son évolution. Je marche peut-être à l’envers, je me suis d’abord intéressée au genre humain, puis aux volcans – j’ai écouté leur bruit -, à la lave, aux cactus… Et, curieusement, après ces jours à Lanzarote, j’ai rejoint des amis à Barcelone qui m’ont emmenée voir une exposition où il y avait Darwin, le big bang, c’était magnifique.
Les deux salles du rez-de-chaussée de la Fondation Cartier incarnent, pour nous, ton présent. Es-tu d’accord ?
La photographie est une extension de soi, et je me reconnais dans toutes mes photographies, celles de Juchitán comme celles faites en Inde, en Italie, au Mozambique ou dans le jardin botanique de Oaxaca. Ces souvenirs sont toujours là, présents. Au rez-de-chaussée, ce sont des tirages modernes, alors que le sous-sol est empli de vintages, mais, pour moi, c’est la même chose, seul le commerce leur accorde une valeur différente.
J’ai toujours aimé le labo et j’ai toujours développé toutes mes images. Depuis trois ans, une assistante s’en occupe car je voyage davantage.
Qu’est-ce qui a le plus changé dans le tirage ?
Le papier. Celui que j’utilisais à mes débuts n’existe plus. Je le regrette, il avait des tons plus chauds, et lorsque nous avons eu un prix Agfa avec Josef Koudelka, nous leur avons demandé pourquoi. D’après eux, le papier laissait parfois des taches grasses. Mes tirages modernes sont mieux tirés que mes vieux tirages lesquels sont parfois mieux tirés, justement sur ce papier Agfa ! Le papier et les liquides ont complètement changé, tout a changé…
Dans ta série en couleurs réalisée à Tecali, un village près de Puebla, la pierre a la première place…
Oui, c’est vrai, elle a beaucoup d’importance. Dans bien des cultures, l’homme découpe la pierre, dans certains pays, comme au Japon, elle est sacralisée, au Machu Picchu, des pierres n’ont pas bougé depuis des millénaires, et il y a aussi ces dessins pariétaux, j’aimerais visiter les grottes de Lascaux et d’Altamira. La pierre a une place essentielle dans notre vie, elle est ce que nous sommes.
Il y a une photographie énigmatique dans ton exposition, qui a d’ailleurs inspiré une nouvelle à l’écrivain guatémaltèque Eduardo Halfon. C’est quelqu’un dans l’eau, c’est ça ? Mais que fait-il ?
Elle est très étrange, c’est vrai, surtout qu’elle est privée de son contexte. Dans le Nord du Mexique, à Espinazo, il y a une tradition, celle de l’enfant Fidencio, El Niño Fidencio. C’était donc un guérisseur, adulte mais de petite taille, d’où son surnom.
C’est un lieu assez isolé, même s’il est proche de Monterrey, il faut prendre l’avion, le train, le bus et une voiture… Chaque année, on célèbre la date de naissance de Niño Fidencio et de nombreux pèlerins viennent pour se soigner, même un de nos présidents est venu là-bas.
J’ai pris la photo avant d’arriver sur place. Il y a une petite mare d’eau, très propre, dans laquelle les gens se purifient, puis revêtent un vêtement blanc. Mes appareils photo sont tombés plusieurs fois, j’ai fait plein de photos, mais c’est la seule que j’ai développée, comment dire, il se dégageait une énergie très forte, je n’étais pas rassurée. Mary Ellen Mark et Cristina Garcia Rodero sont, elles aussi, venues dans ce lieu tellement étrange.
Elle est comme une photo extraite d’un rêve… Tu notes toujours les tiens ?
Je ne sais plus où j’ai mis mon carnet de rêves, mais je peux vous raconter un rêve prémonitoire. Dans ce rêve, un homme, en train de semer, dit à haute voix : « Sur ma terre, je sèmerai des oiseaux… » Quand j’ai photographié l’homme avec les oiseaux, la photo qui est accrochée dans l’exposition, je l’ai tout de suite reconnu, c’était l’homme de mon rêve.
Un rêve en noir & blanc ou en couleurs ?
En noir et blanc. Et voici un autre rêve avant de nous quitter. Ma maison est en feu, or tous mes négatifs sont à l’intérieur, et je suis horrifiée. Mais la femme aux iguanes (Nuestra Señora de las Iguanas), et tous les personnages de mes images sortent de chez moi en marchant… Et ils sont tous vivants. Et je suis si heureuse de les revoir, tous si vivants, que je me fiche de mes négatifs… Un rêve très fort, c’est la réalité de la photographie ou, qui sait, la photographie de la réalité !
Graciela Iturbide, Heliotropo 37. Fondation Cartier pour l’art contemporain. 261, boulevard Raspail, 75014 Paris. Jusqu’au 29 mai. Commissaires : Alexis Fabry et Marie Perennès. Scénographie : Mauricio Rocha.
Graciela Iturbide, Heliotropo 37. Catalogue, avec, entre autres, la nouvelle de l’écrivain Eduardo Halfon, Le Lac.
Un film de Lucía Gajá sur Graciela Iturbide à Tecali est présenté au sous-sol de la Fondation Cartier, avec une bande-son composé par Manuel Rocha Iturbide.
Parmi les nombreux livres de Graciela Iturbide, signalons celui édité par Phaidon en 2001 (Collection 55) avec un texte éclairé de Cuauhtémoc Medina.