Membre de l’Agence VU’ depuis 2021, Guillaume Herbaut pose un regard aigu sur l’histoire et les faits d’actualité depuis plus de trente ans. Du photojournalisme à la démarche plasticienne, son travail renouvelle le genre documentaire. Conversation libre autour de la profession de photojournaliste dans le contexte actuel de l’après élection présidentielle et de la guerre en Ukraine.
En début d’année, vous avez reçu votre 3e World Press Photo pour votre travail sur l’Ukraine. Que signifie cette récompense pour vous ?
C’est la reconnaissance d’un travail que je mène depuis plus de 20 ans sur ce pays, dont huit ans sur le front dans le Donbass. Je suis particulièrement content que cette distinction ait été décernée avant le déclenchement de la guerre, et que l’exposition au festival L’Œil Urbain ait également été programmée avant. Pour l’Ukraine, c’est important car cela rappelle que ce conflit n’est pas arrivé du jour au lendemain. La dernière fois que je suis allé à Kiev*, c’était en février, pour montrer comment les habitants se préparaient à une potentielle guerre. Par la suite, je suis parti à la frontière polonaise pour Le Figaro magazine afin de couvrir l’arrivée des réfugiés…
Vous avez une relation particulière avec l’Ukraine et ses habitants, initiée avec un travail sur Tchernobyl en 2001, et un grand nombre de voyages effectués tous les ans depuis. Pourquoi ne pas couvrir le conflit ?
D’une part, quand il a éclaté il y avait la campagne présidentielle qui se profilait et j’avais pris des engagements avec Le Monde, d’autre part, je ne me sentais pas capable d’avoir le recul nécessaire sur le terrain. Quand la guerre a éclaté, j’ai d’abord pensé à mes amis sur place**. Je reconnaissais les lieux bombardés et j’étais terrifié pour eux. Pour moi, la vraie question est plutôt : pourquoi y aller ? Si c’était pour mon seul intérêt, ce n’était pas une raison suffisante. En revanche, pour témoigner, oui. Mais le moment n’était pas opportun, mes sentiments étant exacerbés, je savais que j’allais me mettre en danger.
Que disaient vos contacts ?
Mon fixeur redoutait que Kiev ne soit assiégée. On se demandait si la capitale n’allait pas tomber rapidement. On craignait de se retrouver piégés dans la ville… Sans parler du fait que je suis sur une liste noire ayant depuis 2014 couvert la ligne de front du Donbass… Par ailleurs, quand on couvre un événement, choisir le bon moment pour le départ est primordial. N’étant pas parti tout de suite, au bout de quelques jours, je me suis dit qu’il était trop tard parce qu’il y avait beaucoup de photographes sur place. Je me suis posé la question : que vais-je rajouter à la masse d’images déjà produites ?
N’est-ce pas aussi que la nature de votre travail et votre point de vue sur le terrain diffèrent des reporters classiques, notamment ceux des agences filaires ?
Les photographes des agences filaires, comme l’AFP, Reuters ou AP, effectuent un travail remarquable depuis le début du conflit. Mais en effet, mon rôle n’est pas tant de décrire les événements que de montrer les choses autrement, de ramener la notion du temps, d’apporter du recul. Chacun d’entre nous constitue un maillon de la chaîne de la narration de l’information. Pour moi, ce n’est pas encore pour tout de suite. Cela ne va pas tarder… J’ai déjà réfléchi à des sujets pour aborder les choses différemment…
Le fait de connaître les lieux est-il un gros atout ?
L’approche est forcément différente en fonction que l’on découvre un lieu en temps de guerre ou qu’on le connaisse déjà… C’est pour cela que les travaux des photographes ukrainiens sont particulièrement intéressants. Quand on couvre un conflit, il me paraît indispensable de connaître le pays, sa culture et son histoire… C’est une question de légitimité. Il y a une belle énergie de la part de la jeune génération mais aussi une forme d’auto-centrisme. À trop se mettre en scène sur les réseaux sociaux, on finit par ne plus voir la guerre, mais des photographes dans la guerre. C’est la limite de l’exercice.
À quelles difficultés les photographes sont-ils confrontés sur le terrain ?
Il ne faut jamais oublier que photographier les gens dans un conflit, c’est une violence qu’on leur inflige. On a à peine le temps de leur parler que déjà il faut les photographier. En 2014, j’ai assisté à un enterrement où il y avait tellement de journalistes que la famille n’avait plus accès au corps… J’ai eu un sentiment de malaise. Il ne faut pas tomber dans le voyeurisme ou dans l’image facile qui, certes, parle instantanément – comme celles que l’on voit sur Instagram –, mais qui ne tiennent pas dans le temps parce que, finalement, elles sont creuses.
Le conflit en Ukraine ne remet-il pas le métier de photojournaliste sur le devant de la scène ?
Plutôt celui de journaliste… Le public a pris conscience que l’intérêt de notre métier est de témoigner et de raconter l’histoire, de ramener de l’information. Le fait que ce soit un conflit proche géographiquement et que cela soit une guerre pour la liberté nous renvoient à la Seconde Guerre mondiale. Et fait que l’on s’identifie à la population ukrainienne. Du coup, le métier de journaliste redevient central. Dans le même temps, je viens de sillonner la France pour couvrir la campagne électorale et j’ai pu observer qu’il y a, dans notre pays, une vraie méfiance vis-à-vis de cette profession.
Vous êtes en effet un habitué des campagnes électorales depuis 2002, où vous avez suivi Lionel Jospin pour Libération, montrant les à-côtés des meetings, notamment. Depuis, vous abordez ce sujet d’une manière à chaque fois différente. Qu’avez-vous fait en 2017 ?
J’avais proposé à Arte une traversée de la France avec le journaliste Philippe Trétiack les cinq semaines précédant le vote. Nous avions effectué ce voyage en voiture d’un trait, avec un principe simple : s’arrêter tous les 20 km pour témoigner de ce qu’on voyait. Il y avait une part d’aléatoire, mais au fur et à mesure, ce travail racontait quelque chose de l’état de notre pays.
La France est aussi le sujet d’une de vos séries récentes…
Ne pouvant voyager pendant la pandémie, j’ai de nouveau travaillé sur notre pays, m’imposant de faire une photo par jour, comme une sorte de gymnastique, pour ne pas perdre la main et garder l’œil vif. Au bout d’un mois, en faisant mon premier editing, j’ai pris conscience que je travaillais sur la représentation de la Ve République. Cela a donné lieu à une exposition à Visa pour l’Image l’année dernière.
Fort de ces expériences, en décembre dernier, vous avez proposé au Monde de couvrir la campagne électorale, là encore de façon originale…
En effet, sous la forme d’une chronique photo quotidienne les cinq semaines précédant le vote. L’idée était de s’interroger sur la manière dont la politique touche les Français, de se placer à la hauteur des citoyens. Le défi était grand pour moi car chaque image devait être accompagnée d’un texte. Non pas journalistique, mais plutôt subjectif, pour raconter une anecdote qui en dit long sur l’ambiance générale, avec un ton à chaque fois différent. Au total j’ai fait 24 chroniques. Une vraie prise de risque pour le journal et pour moi.
Vous faites partie des 200 photographes retenus pour la grande commande nationale du ministère de la Culture pilotée par la Bibliothèque nationale de France. Quel projet avez-vous proposé ?
L’idée est de raconter la vie d’une gendarmerie en région, dans une ville de 5 000 habitants située dans les environs de Bordeaux. Le but est de montrer une réalité sociale à laquelle on n’est pas habitué en milieu urbain. Je vais y passer au moins un mois en immersion. C’est l’intérêt de ce genre de bourse, avoir la possibilité d’être disponible sur un temps long pour se concentrer sur un sujet.
* Depuis l’entretien, Guillaume Herbaut est reparti en Ukraine à la mi-mai pour un mois et demi, d’abord à Kiev pour Le Monde, puis pour une traversée du pays pour Le Figaro
** En mars dernier, Guillaume Herbaut a organisé une exposition-vente de son travail au profit du Comité International de la Croix-Rouge en Ukraine
Exposition à la galerie Le Bleu du Ciel, Lyon, du 30 septembre au 19 novembre 2022.
Pour le journal de campagne présidentielle de Guillaume Herbaut pour Le Monde, cliquez ici.