C’est l’histoire d’une amitié. De celle, profonde, entre Henri Cartier-Bresson et le peintre français Sam Szafran. Une amitié en images que donne à voir la fondation Pierre Gianadda, à Martigny, en Suisse, avec une centaine des 226 photographies données par Cartier-Bresson à son « ami intense », dédicacées, et témoignant d’une affection et admiration mutuelles.
Après le décès du photographe, en 2004, la famille Szafran décide d’offrir l’ensemble à Léonard Gianadda, créateur de la fondation et ami des deux artistes qui rend ici ce bel hommage à l’amitié.
« Sam, l’ami intense »
Nous avons beau connaître les grandes photographies de Cartier-Bresson, celles présentées sur les murs de la fondation située près de la frontière française, sont de l’ordre de l’intime.
En bas de chaque tirage encadré, toujours un petit mot signé «HCB», «Henri Cartier etc», ou juste «Henri». Toutes sont adressées «Pour Sam mon ami», «Sam, l’ami intense», ou «Pour Sam et Lilette, affectueusement». Souvent des mots doux, parfois des plaisanteries comme «Mange ta banane et penses-y. L’ami Henri», écrit sous une photo de récolte des bananes en Côte d’Ivoire prise en «1930 ou 31».
« Pendant plusieurs années, Sam fut le mentor d’Henri pour le dessin. De son côté, Henri offrait des photos à Sam, beaucoup de photos. Ainsi se constitua la plus importante collection de photographies d’Henri Cartier-Bresson en mains privées », raconte Léonard Gianadda, créateur de la fondation qui fait vivre cette collection unique.
En 1989, Henri Cartier-Bresson expose à la Fondation Pierre Gianadda une cinquantaine de photos et autant de dessins. Se noue là aussi une amitié entre le mécène et l’artiste, qui deviendra également un ami proche de Szafran. A la mort de Cartier-Bresson, le 3 août 2004, ce dernier décide alors d’offrir sa collection photographique à la fondation.
Il confiera à Léonard Gianadda en 2005 : « Au retour de l’enterrement d’Henri, j’étais tellement bouleversé ! Il m’a montré pendant trente-cinq ans une amitié extraordinaire, fidèle, et je voulais simplement que ça ne soit pas dispersé à notre mort. Donc j’ai trouvé que la meilleure façon de garder cette collection intacte, c’est qu’elle soit à la Fondation Pierre Gianadda. »
Le long de ces murs, on ne regarde plus seulement la photographie et le génie de HCB, on regarde aussi les images de ses pérégrinations des années 1930, des voyages en Inde ou au Mexique, comme une correspondance épistolaire entre deux amis, comme le touchant témoignage d’une affection commune entre deux artistes.
« Picasso, je l’ai très mal photographié »
Cartier-Bresson avait rencontré le jeune Szafran en 1972, lors d’une exposition consacrée à l’art contemporain à Paris. Organisée avec la collaboration de la Fondation Cartier-Bresson, l’exposition rappelle aussi que le photographe fut l’ami et portraitiste de nombreux artistes.
Devant un tirage imposant, nous marchons aux côtés d’Alberto Giacometti, légèrement flou, la clope au bec, une de ses œuvres dans les mains. Le voilà comme ces sculptures, un pas en avant, saisit dans le mouvement, fascinant.
« Giacometti est un des hommes les plus intelligents et lucides que je connaisse, d’une honnêteté absolue sur lui-même et sévère sur son travail, s’acharnant là où on éprouve le plus de difficultés. […] Il m’a dit des choses si justes sur la photographie et l’attitude qu’il faut avoir », confiait le photographe à Sam Szafran.
Jean Renoir, Georges Braque, Jeanne Moreau, Edith Piaf… Henri Cartier-Bresson réalise beaucoup de portraits, mais la plupart sont des amis, car l’exercice est complexe pour l’homme de l’instant décisif. « Faire un portrait est pour moi la chose la plus difficile. C’est très difficile. C’est un point d’interrogation posé sur quelqu’un », avoue le photographe qui aime saisir ces hommes et ces femmes dans leurs ateliers, dans leur intimité.
On découvre ainsi cette magnifique photo volée de Giacometti dans la rue d’Alésia, à Paris, éternel fumeur, la veste rabattue sur la tête pour se protéger de la pluie, se rendant au tabac Didot. La préférée de Szafran.
Il y a aussi Matisse et sa colombe tenue fermement de la main gauche, dessinant le volatile de la droite. « Picasso, je l’ai très mal photographié. Matisse, oui. Picasso est un génie, mais pour moi le grand peintre c’est Matisse. Je le connaissais très bien et je l’aimais beaucoup. Il a fait une merveilleuse couverture pour mon livre de photos [Images à la sauvette]», dira Cartier-Bresson lors d’un entretien en 1989.
Le photographe concevait le portrait par le respect de l’autre et de soi-même. « Ma manière est basée sur ce respect, qui est aussi celui de la réalité : pas de bruit, pas d’ostentation personnelle, être invisible, autant que faire se peut, ne rien “préparer,” ne rien “arranger,” simplement être là, arriver tout doucement, à pas de loup, afin de ne pas troubler l’eau… »
Avec Henri Cartier-Bresson, « nous sommes tous dans la photo »
L’effet de surprise n’a jamais quitté l’œil du photographe, « cherchant dans les rues à prendre sur le vif des photos comme des flagrants délits », accompagné de son Leica, « mon carnet de notes, rapide, discret, pas plus grand que ma main ».
Cartier-Bresson a fait de la photographie sa façon de vivre, de saisir les instants fugaces de l’existence comme ces deux «voyeurs» aux chapeaux, à Bruxelles, pris en flagrant délit par l’appareil. Le peintre et sculpteur Eduardo Arroyo décrit la photo ainsi :
« Le photographe a surpris deux voyeurs. L’un, à l’arrière-plan, regarde à travers un trou pratiqué dans la toile tendue sur des piquets, un spectacle dont nous ignorons les données. L’autre personnage qui pourrait être, pourquoi pas, Hercule Poirot, tourne son regard vers l’objectif. L’homme à la casquette regarde la réalité par un trou. L’autre regarde la caméra. Nous, en regardant la photo, devenons voyeurs à notre tour. Que nous le voulions ou pas nous devenons partie de la photographie. Nous sommes tous dans la photo. »
Cet ensemble exceptionnel, enrichi de citations, offre une approche de l’œuvre de Cartier-Bresson plus sensible et émouvante. « De tous les moyens d’expression, la photographie est le seul qui fixe un instant précis. Nous jouons avec des choses qui disparaissent, et, quand elles ont disparu, il est impossible de les faire revivre », disait-il. Les années passent, mais l’amitié reste. Éternelle.
Henri Cartier-Bresson et la Fondation Pierre Gianadda, jusqu’au 21 février, Fondation Pierre Gianadda, Rue du Forum 59, 1920 Martigny (Suisse).