Tout a commencé à deux, puis à quatre. Michael Shulan, écrivain propriétaire d’un magasin sur Prince Street, était au téléphone avec le photographe Gilles Peress, qui se trouvait alors à Ground Zero pour prendre des photos pour le New Yorker à la suite de la catastrophe du 11 Septembre. Ensemble, ils ont eu une idée : une exposition participative de tous ceux qui furent témoins de l’attaque. Ils ont contacté Charles Traub, photographe et enseignant, et Alice Rose George, éditrice et conservatrice, et ensemble, les quatre fondateurs ont élaboré un plan d’action et fait marcher leurs réseaux. Comme des cellules qui se divisent, le réseau de bénévoles et d’organisateurs s’est développé de manière exponentielle. Très vite, Here is New York : A Democracy of Photographs a pris vie et ouvert ses portes le 25 septembre 2001, deux semaines à peine après l’attentat. Mi-mémorial, mi-exposition, avec un flot de clichés provenant de photographes amateurs et professionnels, la devanture du magasin fut envahie d’images tout juste données, épinglées sur des cordes à linge. « Il y avait là tous ceux qui avaient quelque chose à dire sur cette journée tragique », explique Charles Traub. « Les quatre organisateurs n’en étaient pas vraiment. Nous étions des catalyseurs, des interlocuteurs. Le projet a pris forme par osmose. »
Empruntant le titre de l’hymne à la ville d’E.B. White,dansHere is New York, l’exposition en constante évolution a présenté des photographies anonymes tirées sur du papier jet d’encre, datant du 11 septembre et des jours suivants. Environ 400 à 500 clichés étaient présentés simultanément ; au fur et à mesure de l’exposition et que pléthore de nouvelles images arrivait, les anciennes étaient remplacées par les nouvelles. Des files d’attente se sont formées devant le lieu, et des célébrités et des politiciens ont commencé à arriver au 116 Prince Street pour rendre hommage aux victimes, en faisant la queue comme tout le monde.
Les organisateurs ont décidé de vendre des tirages de photos exposées au prix de 25 dollars l’unité, afin de recueillir des fonds pour la Children’s Aid Society et l’aide aux victimes. Here is New York a ainsi récolté plus d’un million de dollars et présenté près de cinq mille images provenant de près de trois mille contributeurs. Un site web avec une galerie numérique a rapidement suivi ; si l’on additionne le nombre de visites à la galerie et sur la toile, il s’agit peut-être de l’exposition la plus visitée de l’histoire.
« Personne ne souhaitait que l’exposition dure plus de deux ou trois semaines », explique Charles Traub. « C’était une initiative spontanée et nous avons simplement invité les gens à nous donner des photos, et décidé collectivement que nous les exposerions en les accrochant au fil. Nous n’avons fait aucune distinction entre les personnes qui apportaient des photos, qu’il s’agisse d’un photographe professionnel, d’un balayeur de rues ou d’un écolier. Toutes étaient tirées au même format et, grâce à cette uniformité, elles ont formé un tout plus grand que la somme de ses parties. C’est ce qui en a fait une démocratie de la fabrique de l’image et cela n’aurait pas fonctionné s’il n’y avait eu que des journalistes de métier. »
Here is New York peut être revisité sous une autre forme ; en 2002, on en a fait un livre de près de 900 pages : des images de destruction, de chaos, de chagrin et d’amour. Fidèle au concept original, aucune photo ne mentionne le nom du photographe ; il y a un index à la fin du livre où le lecteur peut retrouver les attributions, s’il le souhaite. Mais en feuilletant le livre, il est impossible de distinguer les photos des nombreux photographes professionnels (et dans certains cas, assez célèbres) de celles d’anonymes qui avaient simplement un appareil photo sous la main ce jour-là. « Le journaliste se concentre généralement sur le sensationnel ou sur la perfection de l’image. Parfois, les photos de ces soi-disant amateurs étaient meilleures que celles des [professionnels] », explique Charles Traub. « Il y a une autre sincérité. »
« Il ne s’agissait pas d’une photographie ou d’une image donnée, mais de la synergie collective de tous ces clichés et de ce qu’ils représentaient », poursuit-il. Chaque image est fascinante en soi, même si le sens de certaines ou leur lien avec le 11 Septembre est moins évident au premier abord. Sur une photo, des grues en papier sont secouées si fortement qu’elles semblent voler, leurs contours blancs s’estompant avec le mouvement. Cette image vient quelques pages après celle de personnes tombant du ciel, sur fond de tours en feu.
Here is New Yorka ainsi reflété la dualité de la tragédie, qui a été à la fois profondément personnelle et universelle. Il y a des photographies de bibelots et d’empreintes de pas dans la cendre ; un rappel que nous avons tous perdu quelque chose ce jour-là, bien que chacun l’ait perdu différemment. « Il y eut toutes sortes d’autres symboles qui ont marqué ce deuil, pour surmonter ce moment », ajoute Charles Traub. « Et c’était l’espoir que la nation partageait pour l’avenir. »
Pamela Griffiths, éditrice et consultante artistique, se trouvait dans son loft de Tribeca lorsque les avions ont frappé. Tout a tremblé. « Les gens étaient sous le choc, mais tout le monde courait pour aller chercher son appareil », raconte t-elle. Elle n’a pas pris de photo le 11. Mais quelques jours plus tard, en regardant par sa fenêtre, en face d’un entrepôt, elle a vu des ouvriers du bâtiment hisser un drapeau si grand qu’il recouvrait presque la façade du bâtiment. « C’était un message indiquant que nous allions revenir », poursuit-elle. « Alors j’ai sorti une pellicule noire et blanc qui avait environ dix ans, et j’ai shooté, puis je l’ai oublié. »
Griffiths fait partie de ces quelque 250 bénévoles qui ont aidé à organiser l’exposition « Here is New York ». Elle s’est occupée de la réception des photos, aux côtés de quelques autres volontaires dans une chaîne de montage improvisée : les images étaient déposées, scannées, imprimées et accrochées sur des fils. « C’était un peu leur témoignage », dit Griffiths à propos des personnes qui apportaient leurs clichés. « Nous avons essayé de prendre une photo de chacun de ceux qui se déplaçaient. Tout le monde était bienvenu. C’était véritablement une démocratie de photographes. » Et pour chaque dépôt, il y avait une histoire : ce que la personne avait vu ce jour-là, qui elle avait perdu, ce qu’elle avait ressenti.
« J’ai l’impression que nous étions un mémorial avant qu’il y en ait un », se souvient Griffiths. « Les gens avaient besoin d’un endroit où aller. Certains revenaient semaine après semaine et restaient là, silencieux. Parfois, on leur parlait, peut-être avaient-ils perdu quelqu’un ; parfois, ils voulaient seulement être seuls. »
Pamela Griffiths a redécouvert sa photo du drapeau flottant sur la façade de l’immeuble, tandis que les hommes en bas, écrasés par sa taille majestueuse, le soulevaient de toutes leurs forces. Après avoir été encouragée par ses collègues volontaires, elle a donné cette image pour qu’elle soit incluse dans l’exposition. Elle a été accrochée à côté de clichés des tours en feu, de personnes couvertes de cendres et de visages en pleurs. Comme un message de résilience. « Tous ceux avec qui j’ai travaillé, bénévoles et photographes, forment aujourd’hui comme une famille », témoigne Pamela Griffiths.
« Tout cela n’aurait pas pu se produire avec une simple bonne idée », raconte Charles Traub. « Il faut des gens qui ont le savoir-faire et qui sont prêts à prendre des risques, et un grand nombre de personnes ont participé, ont assumé des responsabilités et fait bouger les choses. Et ce fut le génie de ce moment-là. Que la communauté de New York réunisse toutes sortes de gens, des pompiers aux avocats, en passant par les fonctionnaires et les employés de l’assainissement, qui venaient simplement faire ce qu’ils pouvaient. Ce fut un moment de deuil – mais aussi de fierté civique, d’expérience et d’émotion partagées et aussi d’espoir partagé que New York, et cette nation, surmonteraient cela. »
En parcourant le livre, l’un des aspects frappants est le nombre de pancartes de protestations présentes, alors que le pays débattait de l’opportunité d’entrer en guerre. Face à la perte et à la tragédie, de nombreuses photos montrent des manifestants qui plaident pour la paix. Pas toutes, cependant. L’une d’elles, qui donne à réfléchir, est celle d’une clôture à mailles losangées sur laquelle est accroché un drapeau américain et, à côté, des gobelets en plastique coincés à travers les mailles, épelant : TUEZ LES.
Here is New York a été diffusé une semaine environ avant que les États-Unis ne s’engagent officiellement dans une guerre en Afghanistan. À peine deux décennies plus tard, les États-Unis se sont retirés du pays le mois dernier, mettant fin à ce qui semblait être une guerre éternelle ; il est alors impossible de parcourir les images de Here is New York sans penser à notre situation actuelle.
« Nous devons replacer le 11 septembre dans le contexte des tragédies qui l’ont causé, mais aussi de celles qu’il a engendrées », dit Charles Traub. « Et je crois qu’un bref moment… », il marque une pause. « Les gens ont pu imaginer ce que c’était, disons, à Beyrouth sous les bombardements. Avec un peu de chance, témoins de la situation, nous commencerons à nous dire : “Eh bien, peut-être que je peux m’identifier à quelqu’un qui a subi de telles tragédies.” Nous n’avons jamais voulu que cela représente une quelconque exceptionnalité face aux tragédies et horreurs qu’affronte le reste du monde. »
Il est peut-être indécent de suggérer que quelque chose de positif a découlé du 11 Septembre, mais tous ceux qui étaient là et ont survécu vous diront la même chose : il y avait un sentiment de communauté à New York comme jamais auparavant. Le pays tout entier a semblé se rassembler, et les gens étaient plus gentils les uns envers les autres. Here is New York et sa myriade de volontaires en sont une autre manifestation. Charles Traub énumère les innombrables citoyens, des avocats aux employés des postes, qui ont apporté leur aide là où ils le pouvaient.
Un esprit réconfortant. Mais pour la jeune génération qui grandit dans l’Amérique d’aujourd’hui, ce sentiment d’unité et de solidarité est peut-être incompréhensible. « J’ai toujours été fier de notre pays, j’ai toujours pensé que nous agissions dans le bon sens. Au fil des années, il me semblait que nous progressions. Et j’ai toujours été optimiste quant à notre capacité à surmonter les épreuves. Et je conserve un certain optimisme », déclare Charles Traub. « Mais étant donné le clivage de cette guerre froide civile dans laquelle nous sommes, je doute que nous puissions être la grande nation que nous aimerions être. »
Aujourd’hui, Here is New York n’est pas seulement un rappel de ce qui a été perdu, mais aussi du pouvoir de la communauté. Quelque chose d’aussi simple qu’un instantané peut rassembler, et comme l’explique Pamela Griffiths et Charles Traub, les photographies n’avaient pas besoin d’être académiques pour être expressives. Il était important de donner aux gens un moyen de partager leurs expériences, de faire leur deuil ensemble et d’être un peu moins seuls. Une photo prise à l’extérieur de l’exposition montre un morceau de papier collé sur la devanture, avec un texte simple : « Ici on trouve espoir destruction vie mort choc horreur unité héroïsme peur incrédulité colère amour courage tristesse chagrin compassion esprit new york ».
Par Christina Cacouris
Christina Cacouris est journaliste et commissaire d’expositions. Elle vit entre Paris et New York.
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