Un globe terrestre surgit de la brume d’une matinée allemande. Discrète. Une petite pastille rouge figure au milieu de l’Europe. Nous voilà au centre de la photographie. A l’épicentre d’une marque qui a imprégné l’histoire du médium de ses cinq lettres : L-E-I-C-A.
Se rendre là où tout a commencé, c’est réaliser à quel point la marque allemande a marqué son temps. L’histoire est romanesque, tragique, presque trop parfaite… Phoenix de la photo, Leica renaît de ses cendres et enregistre aujourd’hui des chiffres records alors que la société était au bord du gouffre il y a encore quelques années.
Le Leitz Park 3, dans lequel se trouvent désormais un musée, un hôtel, une boutique, des salles d’expositions… et une partie des ateliers de confection, est le témoin de cette renaissance. Inaugurée en juin 2018, cette ville miniature de la photographie de 27 000 m2 – pour un budget de 60 millions d’euros -, où les bâtiments ont la forme d’un objectif ou d’une chambre photographique, est devenue la vitrine de Leica.
Blind a pu s’y rendre pour visiter les archives, la manufacture, et découvrir comment Wetzlar, commune de 50 000 âmes située au nord de Francfort, est imprégnée de cette histoire familiale. Bienvenue dans le « Leica Welt », le monde de Leica.
La révolution Leica
Pour comprendre comment Leica a façonné les premières heures de la photographie, il suffit de pousser les portes du musée – flambant neuf et très pédagogique – qui revient sur les débuts de la marque et sur la photographie en générale.
Avant Leica il y eut Leitz, du nom de Ernst Leitz qui reprend en 1869 la direction de l’institut d’optique de Wetzlar créé en 1849, spécialisé à l’époque dans les systèmes optiques et de microscopes.
L’invention du Leica, contraction de « Leitz Camera », vient de la tête bien faite d’un ingénieur de l’usine : Oskar Barnack. Il s’appuie sur la technologie de l’entreprise pour concevoir un boîtier bien plus pratique que les lourdes et encombrantes chambres photographiques.
Nous sommes en 1914, le Ur Leica est né et annonce une véritable révolution. Mais il faudra attendre 1924 et la fin de la Première Guerre mondiale pour que l’appareil petit format soit fabriqué en série.
C’est également à Oskar Barnack que l’on doit le format 24×36 pensé à partir du 35mm de l’industrie du cinéma. Pourquoi 36 pauses ? L’histoire raconte qu’il s’agissait de la longueur de ses bras tendus lorsqu’il tirait le film. Comme une galerie des trophées, le musée expose les boîtiers emblématiques, du Leica zéro – dont un exemplaire a été vendu aux enchères 14 millions d’euros en juin dernier – au Leitz Phone 1, le smartphone made in Leica, en passant par l’indémodable et iconique série M.
Pèlerinage photographique
Pour les Leicaïstes – surnom donné aux détenteurs d’un boitier à la pastille rouge -, parcourir ces couloirs s’apparente à un pèlerinage. Les archives renferment de véritables reliques. L’un des représentants de Leica Camera nous ouvre les portes des salles flambant neuves où sont conservées ces pièces d’histoire dans un long couloir d’étagères coulissantes.
Dans le tiroir d’un des coffres se dévoilent les plans de conception du modèle de 1923. Les mains gantées du guide sortent ensuite d’une boîte noire des appareils emblématiques rangés dans des compartiments de mousse. Cette sortie solennelle des écrins a quelque chose de merveilleux.
Ils sont tous là, des classiques aux plus originaux, comme cet exemplaire très épuré du Leica M co-pensé par Jonathan Ive, designer en chef d’Apple. C’est ici aussi que se retrouvent les objets dérivés, affiches publicitaires, agrandisseurs Leica, et concepts étonnants de boitier comme cet appareil photo-kalachnikov, où “shooter” prend ici tout son sens puisque le boîtier est équipé d’une crosse de fusil… On y trouve aussi les registres papiers manuscrits des numéros de série depuis la commercialisation du premier Leica, en 1925.
En sortant des archives, l’histoire ne vous quitte pas, elle parcourt un long mur de la salle de réception où sont exposées dans des coffrages lumineux 36 photos emblématiques. Défilent le portrait iconique de Che Guevara pris en 1960 par Alberto Korda, la jeune fille au Napalm de Nick Ut en juin 1972, le soldat tué pendant la guerre d’Espagne saisit sur le vif par Capa, le drapeau soviétique sur le Reichstag de Berlin par Evgueni Khaldeï, prise le 2 mai 1945…
Toutes ces images rappellent à quel point Leica a permis dès 1920 l’émergence du photojournalisme et accompagné les plus grands photographes comme Henri Cartier-Bresson, André Kertész, Walker Evans, Elliott Erwitt, Jane-Evelyn Atwood… pour ne citer qu’eux.
Des citations de ces grands ambassadeurs parsèment les murs de l’hôtel. « L’œil doit apprendre à écouter avant de regarder », vous rappelle Robert Frank dès le réveil. « La mélodie est à la musique ce que la réalité est à la photographie », ajoute Ralph Gibson – lauréat du Leica Hall of Fame Award 2021 – au bout du couloir. « Leica peut être comme un baiser passionné, un coup de revolver ou le divan d’un psychanalyste », vous clame plus loin Cartier-Bresson.
Leica et les appareils de la liberté
Au Leica Welt, on arbore fièrement son modèle d’appareil, comme une tenue d’apparat. Détenir un Leica c’est entrer dans une grande famille. En quittant le Leitz Park pour se rendre dans le cœur de Wetzlar, on découvre que la ville est elle aussi intimement liée à la pastille rouge qui a célébré ses 100 ans en 2014.
L’usine historique se dresse toujours comme une église au milieu du village. Dans les petites ruelles du centre-ville, on se retrouve à l’endroit exact de la toute première photo prise au Leica en 1914, à savoir la place du marché, quasi inchangée.
Même dans l’église Notre-Dame, les communautés catholiques et protestantes partagent en commun l’orgue rénové grâce aux donations de la famille Leitz. « Les habitants de Wetzlar sont très attachés à l’histoire de Leica », nous confirme un chauffeur de taxi. « Mon père travaillait chez Leica, ma première femme travaillait chez Leica et j’ai rencontré ma seconde grâce à Leica », ajoute Ibe, un des guides.
Leica est aussi une entreprise qui a traversé les grands soubresauts du XXe siècle et dont le rôle durant la Seconde Guerre mondiale est souvent méconnu. Alors que l’armée nazie se servira de la technologie des optiques Leica, Ernst Leitz II, patron de l’entreprise à l’époque, se sert de la notoriété déjà mondiale de la marque pour faire évacuer des Juifs-Allemands menacés par le régime. C’est un historien londonien, le rabbin Frank Dabba Smith, qui a dévoilé il y a seulement quelques années cet engagement resté jusqu’alors dans l’oubli.
Car plus folle encore est la manière dont sont évacuées les personnes menacées. Ernst Leitz II les engage au sein de l’entreprise avant de les envoyer soi-disant travailler à son usine de New York. À chaque salarié, il remet un Leica autour du cou. Le boîtier vaut déjà une petite fortune. Une fois à New York, ces appareils de la liberté pouvaient servir de moyen de subsistance pour les réfugiés.
La fille d’Ersnt Leitz, Elsie Kuhn-Leitz, aura aussi un rôle déterminant. Elle sera arrêtée par la Gestapo pour avoir facilité l’évasion de Juifs vers la Suisse. Son portrait est discrètement accroché dans l’une des pièces de la maison familiale des Leitz, devenue aujourd’hui lieu de réception.
L’objectif qui valait 2 millions de dollars
Si Leica a toujours connu une renommée chez les photographes, amateurs comme professionnels, c’est surtout pour la qualité de finition de ses produits, sa robustesse et le suivi de ses clients. Une philosophie proche des grandes maisons horlogères.
Aujourd’hui, toute la phase finale de fabrication et de contrôle qualité est effectuée à Wetzlar où près de 700 personnes travaillent. Leica compte au total 1 800 employés à travers le monde et s’appuie sur une seconde manufacture d’assemblage située au Portugal depuis 1972.
Les couloirs de la manufacture de Wetzlar ont des allures de laboratoire. Chaque lentille présente dans un objectif passent par une myriades d’étapes pour un rendu chirurgical. A titre d’exemple, un objectif Summilux-M 35 mm f/1.4 ASPH contient 9 lentilles dont une lentille asphérique. Côté assemblage, il faut compter en moyenne 4,5 heures pour confectionner un M9, là où un Leica M7 comporte 1 500 pièces.
C’est à Wetzlar aussi que sont pensés les prototypes des futurs boîtiers. Interdiction de prendre des images dans ces parties d’ateliers. Leica garde jalousement ses secrets de fabrication. La « Manufaktur » est aussi chargée des commandes sur mesure pour les appareils Leica M (pour Messsucher : télémètre), où les désirs les plus fous sont exaucés.
Michel Ellert, ancien responsable de Leica France, se plaît à évoquer quelques anecdotes comme ces boîtiers sertis de diamants ou tout d’or vêtus… L’une des plus hallucinantes commandes reste celle du Sheikh Saud Bin Mohammed Al-Thani du Qatar. Le prince qatari, passionné de photo, se plaignait de ne pas pouvoir prendre d’assez près ses faucons en plein vol, la fauconnerie y étant le sport national. « Il est arrivé en hélicoptère au Leitz Park en demandant d’être tout seul sur place », se souvient encore Michel Ellert.
Le prince fait alors fabriquer sur mesure l’objectif Leica APO-Telyt-R 1:5.6/1600mm. D’une taille insensée proche d’un lance-missile, il s’avère être l’objectif le plus cher du monde : plus de 2 millions de dollars. Et pour tenir cet objectif disproportionné ? « Le prince s’est fait aménager un trépied sur mesure à l’arrière d’un pick-up pour pouvoir prendre en photo les faucons dans l’action », détaille avec le sourire le représentant Leica.
Le retour du mythique Leica M6
Si le groupe affiche aujourd’hui un chiffre d’affaires record, passant de 145,6 millions d’euros en 2007 à 400 millions 10 ans plus tard, le virage du numérique aurait pu enterrer la marque six pieds sous terre. En 2004, Leica frise la faillite. A tel point qu’Hermès, alors actionnaire principal de l’entreprise (entre 2000 et 2006), se retire au profit d’Andreas Kaufmann, riche héritier autrichien.
Celui-ci va remettre Leica sur le droit chemin du numérique et inscrire pleinement la marque dans le domaine du luxe. « Si à 50 ans on n’a pas un Leica, c’est qu’on a raté sa vie », pourrait-on dire aujourd’hui à propos de la Rolex de la photo.
Et les ambassadeurs de Leica que sont le Q2, le système SL et le système M n’ont pas flanché face à la crise du Covid. Au contraire, l’entreprise affiche des résultats que même en interne on peine à expliquer. La présentation en octobre dernier de la réédition de l’emblématique M6 n’est que la preuve de cette forme olympique d’une marque qui n’hésite pas à relancer la production d’un appareil argentique (à 5 050 € le boîtier).
« Depuis 1984, d’innombrables photos emblématiques ont été prises avec le M6 […] La photographie analogique, en opposition à l’avalanche d’images numériques, jouit d’une grande popularité. Il était donc logique pour nous de produire à nouveau le Leica M6, l’un des représentants les plus appréciés de ce type d’appareil », argumente Stefan Daniel, vice-président exécutif de la technologie et des opérations.
En relançant la production du M6 et en annonçant dernièrement le lancement du Leitz Phone 2, le téléphone portable de Leica pour l’instant exclusivement disponible au Japon, Leica montre sa pleine confiance et embrasse son héritage autant qu’elle vit avec son temps.