Arrivé à Islamabad, à l’aéroport Benazir Bhutto, j’ai l’impression de me retrouver éjecté en plein territoire tribal. Une foule d’hommes, vêtue de tenues traditionnelles se présente devant moi. Vêtus de Shalwar Kameez, Pakol en guise de couvre-chef et de grands châles enrobants. Ils ont une élégance certaine, des traits fins, souvent accompagnés d’une belle moustache soignée et d’un regard perçant souligné de khôl.
Je reste peu de temps dans la capitale, 3 jours, afin de m’organiser et de visiter les monuments nationaux, notamment la grande Mosquée de Faisal. Je prends quelques clichés de scènes de vie familiale à la sortie de la prière de Salat Maghrib (prière de fin de journée). Je suis étonné par la ville que les fictions occidentales nous dépeignent souvent comme fourmillante, vieille et poussiéreuse et qui se révèle être tout l’opposé : calme, verte et aérée. Je passe ma dernière journée dans les collines verdoyantes qui offrent une vue remarquable sur la ville. Le parc des Marghala Hills y culmine. Les familles d’Islamabad viennent y flâner avec leurs enfants. Je capte le regard d’un vendeur de ballon qui vient de faire une affaire. Je lui montre mon appareil avec un grand sourire en guise de demande d’approbation. Il me sourit en retour. Je l’immortalise avec mon tout premier portrait.
Il est temps pour moi de quitter cette grande ville et de partir explorer les montagnes de la région Nord du Gilgit-Baltistan. Première étape, la gare routière de Rawalpindi, la vieille sœur d’Islamabad, une ville pakistanaise authentique, grouillante et chaotique. Il est minuit, me voilà acoquiné pour une durée indéterminée avec 4 inconnus dans une voiture à la mécanique douteuse, bourrée d’affaires jusqu’au plafond. Musique Bollywoodienne pleine balle dans les oreilles nous roulons en direction de la fameuse Karakoam Highway.
La route est réputée comme étant l’une des plus dangereuses au monde, digne des voies de commerce d’antan que Marco Polo aurait pu emprunter. Le trajet est chaotique, nous roulons littéralement à flanc de montagne, sur une piste creusée dans la roche, vide vertigineux à ma gauche. Mes comparses tentent de rendre mon trajet plus confortable: chaï, byriani, samossa, impossible pour moi de payer quoi que ce soit, ils insistent « You are our Guest, welcome to Pakistan ».
Après 20h de cheminement épique dans la chaîne du Karakoram, me voilà enfin arrivé dans la ville éponyme de la région, Gilgit. Cette bourgade cernée de pics montagneux acérés sera mon camp de base. C’est ici que j’organiserai la plupart de mes expéditions dans les vallées voisines. Je longe la rivière qui transperce la ville. Je croise sur les berges plusieurs cavaliers qui entraînent leurs chevaux pour une compétition locale de polo. J’attends la fin de l’entraînement pour partir à leur rencontre et suis un homme qui baigne son cheval dans la rivière. Tous deux exténués, je capte ce moment de repos et de quiétude, recevant d’un regard l’approbation tacite de mon sujet.
Plus tard, je décide de partir à l’extrémité nord du pays, à la rencontre du peuple Wakhi, réputé pour leur accueil et leur longévité due à leur mode de vie montagnard. Je mets plusieurs jours pour y parvenir en Jeep partagée, l’accès est compliqué. On grimpe en altitude, la température chute considérablement et les pistes sont gelées. Sur place, l’accueil est à la hauteur de sa réputation. Les personnes que je croise sur ma route m’invitent toutes à prendre le chaï et à déguster des chapatis accompagnés de beurre de lait de chèvre, ce qui me vaudra malheureusement le soir même une sévère intoxication, encore une.
Je crève de froid, seul dans mon auberge isolée à 3500m d’altitude. Il fait -15°C dans la pièce ou je dors et mon équipement n’est pas adapté pour des températures si basses. Dépourvu d’eau, d’électricité et de bois pour me chauffer, le confort y est plus que spartiate. Je récolte dehors des bouses de yacks séchées en guise de combustible pour me réchauffer brièvement. Une femme du village m’apporte des petits fagots à manger, et de l’eau provenant de la rivière. Je tente de reprendre des forces et repars le lendemain le ventre encore sinistré.
Après 3 jours d’itinérance dans la vallée, j’arrive enfin dans le dernier village à la limite nord de Chapursan, Zood Khun. Alam Jam, l’aubergiste, me conseille de partir visiter le sanctuaire d’un saint soufi, Baba Ghundi, perdu au fin fond de la vallée au point de jonction des trois chaînes de montagnes du Karakoram, de l’Hindu Kush et du Pamir. J’enfourche une moto, accompagné d’un ami de mon hôte, Hafiz. La piste est difficilement praticable, nous nous frayons tant bien que mal un chemin au travers de la rocaille gelée et des cours d’eaux figées. Arrivés au lieu-dit d’Yshkuk, je suis scotché par le spectacle qui se présente sous mes yeux. La petite vallée ramifiée de ruisseaux et de roches polies est peuplée de yacks sauvages et jonchée de genévriers rosés par leurs baies.
Hafiz s’approche de l’un des yacks qui semble être le mâle alpha d’un des troupeaux. Il lui caresse le bout du museau. Je sors mon appareil. Ils tournent tous deux leurs têtes en direction de mon objectif. Je saisis ce moment que je reçois comme un cadeau de circonstance.
Quelques jours plus tard, je quitterai la vallée de Chapursan. Il me faudra 3 jours de traversée tortueuses sur des pistes enneigées via le col de Shandur, pour accéder aux 3 vallées des Kalash, près de la frontière afghane. Ce peuple à la culture unique est connu comme étant la dernière communauté païenne et animiste du pays. Une légende raconterait qu’il seraient les descendants de troupes d’Alexandre le Grand qui auraient désertées lors des campagnes indiennes, trouvant alors refuge dans ces montagnes. Ce mythe justifierait les traits étonnement caucasien de ces derniers, à la peau blanche, aux cheveux parfois clairs et aux yeux souvent translucides.
En me baladant dans le petit village pittoresque de Karakal dans la vallée de Bamburet, je remarque un attroupement sur l’une des places du village. Je m’y rends, un buffle est allongé au sol, éventré, toutes tripes dehors. Un vieil homme assène un violent coup de hache dans le thorax de l’animal accompagné d’une grande giclée de sang. Il s’agit d’un sacrifice en l’honneur de la déesse Dizaw. Je passe l’après-midi avec eux entouré d’une tripoté d’enfants venus participer à l’événement. Je croise le regard déroutant d’une petite fille aux yeux perçant d’un bleu transparent.
Certains jouent avec les restes de l’animal et d’autres se contentent d’observer le démembrement de la bête. Le soir, les femmes chantent en cœur des litanies mélancoliques à la lumière d’un foyer destiné à nous réchauffer et nous nourrir. Nous restons jusqu’au petit matin baignés dans cette atmosphère mystique.
Je me réveille le lendemain avec l’envie de partir explorer une autre vallée Kalash, Rumbur. Arrivé sur place, j’apprends qu’un homme du village vient de décéder. Je décide de me rendre aux funérailles. Arrivés aux abords du temple, nombre des villageois sont déjà présents sur place. L’atmosphère est chargée de spiritualité. Dans l’enceinte du lieu saint, la lumière transperce le plafond d’une ouverture destinée à évacuer la fumée des bûchers brulant aux 4 coins de la pièce.
Le corps du défunt est posé au centre de la pièce, recouvert d’un voile de velours rouge, éclairé par cette unique source de lumière divine. Des femmes chantent à l’unisson des requiem profonds autour du corps dans un mouvement de balancier tandis que l’assemblée danse autour dans des états de transe. Je reste les 3 jours et les 2 nuits dans le temple à célébrer la vie de cet homme au rythme des chants funèbres et des tambours dans une atmosphère de fumée épaisse.
Je me couche le dernier soir de rite vers 5h du matin. Six heures plus tard, je suis réveillé par un violent tremblement de terre. Peut-être le signe que le mort avait bien atteint sa destination, avec vacarme et fracas. Ce coup d’adrénaline me donne le signal de départ. J’étreins mes compagnons et pars en direction de la grande ville de la région, Chitral, pour prendre un bus à destination de Peshawar.
Baigné d’histoire, au carrefour d’invasion des plus grandes civilisations, Peshawar est une ville bouillonnante qui nous replonge des années en arrière. Les rues étroites et sinueuses de cette ville millénaire laissent parfois entrevoir les vestiges délabrés de nombreux empires, Moghol, Sikh et Britanniques. Véritable poudrière, cette citée martyre, proche de la zone tribale, servant de base arrière à des groupes terroristes, est depuis de nombreuses années la victime régulière de ces derniers.
Le poids d’un islam rigoriste pèse dans les ruelles de cette grande ville pachtoune. En effet, une bonne partie des femmes que je croise se camouflent sous un large voile ocre ne laissant entrevoir aucun bout de chair et d’iris. Sous une pluie battante, je croise un groupe d’hommes à l’abri d’un grand parapluie ne laissant guère de place aux femmes. L’une d’elle est postée hors de protection de ces intempéries, tenant la moto de son mari. Je capture avec mon appareil ce moment volé en toute discrétion pour témoigner de cette autre réalité.
Plus tard dans la journée, je me réfugie dans les ruelles d’un bazar couvert par des draps, censés en temps normal protéger de la chaleur du soleil. Mon regard est attiré par un objet au bleu profond, un collier de perles de Lapis Lazuli venant d’Afghanistan. L’antiquaire remarque mon attrait pour ce bijou, je fais mine de m’y désintéresser. S’ensuit un jeu de négociation interminable. Je repartirai finalement avec le collier, à un prix qui me semble juste ainsi qu’un portrait immortalisant cette transaction.
Il est temps pour moi de filer vers le sud en direction de la gigantesque ville de Lahore. Je prends le train à la gare de Peshawar, vieux reliquat usé de l’empire coloniale britannique. Le trajet est long mais me laisse entrevoir les campagnes verdoyantes des plaines du Penjab. Je suis ahuri par ces étendues de plastique qui dégueulent des villages et des cours d’eau que nous traversons. La modernité de certaines bourgades ne transparaît parfois que par la vue de ces taches colorées de sachets de snacks disséminés dans la poussière humide des ruelles.
Arrivé à Lahore, je parcours en large et en travers la vieille ville labyrinthique parsemée de somptueux monuments hérités des empires moghol et britannique. Lors de mon passage à Lahore je ne déclinerai jamais ma véritable nationalité. En avril 2021 le président Français à relancé le débat sur les caricatures du prophète de l’Islam lors d’une cérémonie d’hommage à Samuel Paty. Le parti islamiste radical TLP (Tehreek-e-Labbaik Pakistan) s’est emparé de cette nouvelle, ravivant alors le débat sur le blasphème. Des manifestations anti-français ont secoué la ville pendant quelques jours causant plusieurs morts. Les français ne sont pas aimés de tous ici, je prendrai donc mes précautions.
Je tente d’aiguiser mon sens de l’orientation dans ces dédales populeux, mais en vain. Je ne lutte pas et me laisse avaler dans les boyaux tortueux de ce géant. Je pars prendre le pouls de cette vie effervescente en allant à la rencontre de ses citoyens. Un vieux conducteur de camion au visage angélique sur un parking. Un groupe de lutteurs ventripotents sur un terrain vague. Un vendeur de légumes à l’allure christique. Un travailleur au regard impassible dans une entreprise de conditionnement de poisson. Toutes ces personnes marqueront mon passage à Lahore.
En quête de lumière, je décide de partir encore plus au sud. Aux abords du désert du Cholistan, je fais une halte de quelques jours dans la ville de Multan, réputée pour ses somptueux tombeaux de saints soufis. Arrivé sur place, j’apprends l’existence de directives gouvernementales m’interdisant de me loger et de me déplacer à ma guise. Je suis pisté, je ne peux pas sortir sans escorte. Je visite donc la ville accompagné de ma garde personnelle. Le contact avec les gens est biaisé, cela crée tout de suite de la distance. Pour la photo c’est pas terrible. Je ne le sais pas encore mais ce genre de désagrément rythmera mon quotidien quasiment jusqu’à la fin de mon séjour sur le territoire.
Je passerai également quelques jours à Bahawalpur pour organiser des virées aux alentours, notamment à Uch Sharif, une petite ville qui aurait été construite par Alexandre le Grand, accueillant en son lieux le magnifique mausolée d’un Saint Soufi, Bibi Jawindi. Je rentre dans la mosquée attenante à l’entrée du site. Les murs et les plafonds sont finement décorés de mosaïques et de faïences blanches et bleues.
Le muezzin chante l’heure de la prière, je sors mon appareil. Je pointe mon objectif vers un homme posté dans une alcôve qui prie, mains devant lui. Il lève la tête et transperce mon objectif de son doux regard jusqu’à atteindre mon âme. Animé par ces rencontres et nourri de ces interactions, je commence peu à peu à m’apercevoir que le portrait prend naturellement une place importante dans ma pratique de la photographie.
Avant d’atterrir au Pakistan, je m’étais renseigné sur un peuple millénaire, les Mohanas, vivant sur le plus grand lac du Pakistan. Leur histoire m’avait fasciné et c’est en partie grâce à eux que je me suis retrouvé ici. Aussi connus sous le nom de «seigneurs des mers» ou « hommes oiseaux », les Mohanas sont les descendants des premiers peuples de la vallée de l’Indus qui, selon la légende, seraient les héritiers directs de Noé. Ils vivent dans des villages lacustres sur leurs bateaux et ont préservé les traditions de leurs ancêtres depuis près de 5000 ans. Je me dirige donc en direction de Sehwan, la ville la plus proche du lac Manchar, sans encore vraiment savoir où et comment les trouver.
Arrivé sur place je m’aperçois que le soufisme est omniprésent. Cette ville est un haut lieu de cette branche mystique de l’islam. Je me rends plus tard dans la soirée, dans l’immense sanctuaire de La’l Shahbâz Qalandar qui réunit chaque soir des centaines de dévots venus danser et tournoyer au rythme des tambours et des flûtes.
Pour expier leurs péchés, des femmes crient à quatre pattes, comme possédées, faisant tournoyer leur tête et laissant voler leurs longues toisons noires et brillantes que l’on ne saurait apercevoir hors de ces lieux. Considérés comme des hérétiques par les groupes extrémistes, les communautés soufis sont souvent la cible d’attaques terroristes. Ce lieu saint en a fait les frais en 2017. 88 personnes y sont décédées dans un attentat suicide perpétré par la branche pakistanaise de Daesh.
Le lendemain matin, je visite la ville accompagnée de mon garde d’élite. Il s’avère être plutôt utile et me fait pénétrer dans plusieurs sanctuaires soufis remarquablement décorés. Notamment celui du tombeau de Nadir Ali Shah. Somptueusement ornementé, le plafond est jonché de milliers de mosaïques réfléchissantes. La hauteur sous plafond est vertigineuse. Je remarque une femme discrètement assise dans un coin de la pièce qui prie éclairée d’une lumière quasi sacrée. Je resterai là plusieurs minutes à l’observer.
Je suis toujours à la recherche des Mohanas. Sur Google Maps, je décèle, aux abords des rivages sud du lac, quelques taches amassées dans l’eau, suivies de traînées blanches indiquant des sillages. C’est une piste. Je décide de m’y rendre, le lendemain tôt dans la matinée. Sur place, aux abords d’un petit village de pêcheurs, le temps est brumeux, percé d’une douce lumière rasante ne permettant pas de distinguer l’horizon. Vu d’ici ce lac à des airs d’océan. Je m’approche d’un homme prêt d’une embarcation. Je lui demande s’il a connaissance d’un village flottant dans les environs. Il me pointe un homme du doigt. Je lui tire le portrait et pars en direction de la personne qu’il m’a désignée. Nous faisons les présentations, il s’appelle Masjid et fait partie de la communauté Mohanas. Ça y est, nous y sommes.
Il nous fait visiter les abords de son village flottant ainsi que leur élevage d’oiseaux destinés à la pêche. Je comprends au fil des discussions, qu’ils vivent dans une extrême précarité. Sa communauté vit uniquement de la pêche et dépend entièrement d’un écosystème qui se dégrade peu à peu sous leurs yeux. La pollution du lac et les sécheresses à répétition feraient alors baisser considérablement le niveau du lac et réduirait ainsi la population de la faune sauvage. Les poissons s’épuisent et les oiseaux s’envolent vers des eaux plus pures et peuplées de ressources halieutiques. Cette situation ne leur permet pas de pouvoir se développer et ne leur donne aucune perspective de changement possible.
L’atmosphère de ce lac est particulière, cette lumière et ces couleurs me troublent. En fin de journée, un groupe d’enfants vient nous saluer. Ils voguent et se déplacent de foyer en foyer sur des couvercles de caisses de poisson usagées. Le temps y est comme ralenti par la lenteur des déplacements de chacun. Ces visions d’un autre monde m’amènent à penser, qu’en raison de l’évolution du climat, un jour, ce pourrait être le nôtre. Les descendants de Noé ont sûrement des choses à nous apprendre, car nous n’aurons peut-être un jour plus d’autres choix que de vivre également les pieds dans l’eau.
Marqué par l’histoire et le destin tragique de ce peuple de l’eau, je file un peu plus au sud en direction de la mer d’Arabie, des idées, des envies et des projets plein la tête. Dans ma petite chambre humide de Karachi, dans l’attente de mon vol retour, je me remémore ces trois mois passés à sillonner les pistes du « Pays des Purs », dit Pakistan (en Ourdou).
Je suis arrivé ici vierge de toutes pratiques photographiques sans m’attendre à des résultats concluants. Je repartirai finalement avec une série, un prix (N.D.L.R. 3e prix Visual Storytelling de The Independant Photographer) et des reportages en cours de préparation. Ma passion naissante pour la photo, les histoires vécues et entendues, ainsi que mes rencontres faites ici ont forgé mon envie de poursuivre ma quête d’images et de récits authentiques.