La ville comme terrain d’expérimentation, Floriane De Lassée a photographié ses environs durant plus de 10 ans. Après un premier livre en 2008, le confinement la pousse à publier le reste de son travail. Tous ces gens amassés aux fenêtres lui rappellent son quotidien new yorkais, en 2003. Alors étudiante à l’International Center of Photography de New York, Floriane De Lassée est rapidement confrontée à l’immensité de la ville qui ne dort jamais. Seule, elle regarde par la fenêtre. Dehors, le spectacle du voisinage la fascine. « Et eux, comment vivent-ils ? », s’interroge la photographe. Progressivement, ses allégations se matérialisent en art.
Elle commence à mettre en scène ses amis. Durant près de deux ans, elle arpente la ville dès le coucher du soleil, la nuit comme refuge. « Après deux ans à New York, je pensais que la série était terminée et que j’allais rentrer en France ,” avoue Floriane De Lassée. Elle expose à Pékin quelques mois plus tard. La série est un véritable succès. Alors encore à l’école, son travail s’exporte entre Paris et New York, en passant par Shanghaï.
Depuis son petit appartement jusqu’au bout du monde, Floriane De Lassée voyage avec sa chambre photographique grand format. Pari fou ou nostalgie, la jeune femme se passionne pour cette méthode : « Le résultat diffère complètement. L’image ressort extrêmement structurée, et surtout, elle est composée à l’envers. Ça permet de s’abstraire du sujet et se concentrer uniquement sur la construction d’images. » La chambre photographique, directement inspirée de la camera obscura, dévoile en effet l’image inversée de la réalité observée. Bien que ce système de prise de vue offre plus de liberté dans la création de l’image, il implique le recours à un temps photographique bien différent de celui auquel nous ont habitués les appareils modernes. Les temps de pose peuvent aller jusqu’à 30 minutes. Pour Floriane De Lassée c’était la technique la plus pertinente : « Et puis il y a un double sens : la nuit, la chambre c’est la solitude. »
Regarder par la fenêtre
Frontière entre l’intérieur et l’extérieur, la fenêtre représente un poste d’observation idéal, à la manière du mythique Fenêtre sur cour d’Hitchcock. « Tiens, la voisine est rentrée à 20h aujourd’hui. Elle est allée plus tôt à son cours de yoga.» L’intimité des intérieurs dévoilée, Floriane De Lassée se questionne. « Pour moi regarder par la fenêtre, c’est la curiosité de savoir ce que font mes voisins. Sans voyeurisme, mais plutôt pour savoir si on vit de la même manière. Même si on habite à côté, on a des attitudes et un quotidien totalement différents », assure-t-elle.
Cadre au sein même du cadre, la fenêtre se change en écran. Comme dans Playtime de Tati, elle devient une vitrine qui exhibe l’intimité au regard des passants. Les silhouettes anonymes se font actrices du récit de la ville. Les surfaces lisses rappellent Metropolis. L’ambiance surréaliste évoque Bienvenue à Gattaca d’Andrew Niccol. En arrière-plan d’Inside View, résonne le cinéma. Ce n’était pourtant pas volontaire. « Quand j’ai commencé cette série, je regardais très peu de films », confie Floriane De Lassée, « Lost in translation de Sofia Coppola est d’ailleurs sorti trois mois après. L’image finale a été filmée dans un endroit que j’ai moi-même photographié. »
Quand les murs de la chambre deviennent une prison, la fenêtre se fait espoir d’évasion. Reprenant le thème de la “femme à sa fenêtre,” très souvent traité dans la peinture, Floriane De Lassée met en scène ces femmes entre enfermement et liberté. « J’ai vu beaucoup plus de femmes seules à New York, ou à Manhattan », explique-t-elle. « Déjà car il y a plus de femmes que d’hommes. Et deuxièmement, car nombreuses ont suivi leur mari et ne parviennent pas à trouver un travail. Elles restent chez elles toute la journée. »
Rendant compte de la vulnérabilité des individus face à la grandeur de la ville, les corps nus poétisent ces espaces clos plongés dans l’obscurité. Mais regarder par la fenêtre, est-ce contempler la ville, ou bien y rencontrer son propre reflet ?
Quand la nuit tombe, la ville s’illumine
Si chaque ville laisse une empreinte unique dans son esprit, Floriane De Lassée reste absolument fascinée par Shanghaï et Pékin, et par la Chine en général : « Ils ont un côté hyper kitch avec des néons de toutes les couleurs. C’est génial pour faire des photos. »
Au crépuscule, les façades s’illuminent. Plus ou moins luxueuses, plus ou moins modernes, ces dernières façonnent l’identité de la ville. Le paysage urbain est en effet constamment modifié avec le temps. « À Shanghai, les bâtiments ouvriers ont malheureusement été détruits pour y construire des immeubles. » Retraçant l’éternel renouvellement de la ville, Inside Views représente un témoignage de ce qui n’existe plus.
Inside Views, de Floriane De Lassée, 2022, 61€.