C’est un fort volume de plus de 350 pages et il a fallu à Melissa Harris plus de 10 ans pour le produire. C’est aussi la seule biographie – qui n’est en rien une hagiographie – d’un photographe essentiel, qui est toujours resté secret, et qui n’a accordé que quelques entretiens à l’occasion de la parution de livres ou d’expositions. Entretiens dans lesquels il parle de son travail, de la photographie, mais jamais de lui-même. Personnage aussi secret qu’il est célébré, Josef Koudelka n’aime pas se confier et il assume toujours cette position: « Ma vie, c’était pour moi, c’était mon affaire. Mon travail, lui, il est pour tout le monde. J’ai toujours voulu séparer ma vie de mon travail, même si je sais aujourd’hui que ma vie et mon travail ne font qu’un. »
Celle qui fut rédactrice en chef du magazine Aperture et est aujourd’hui Editor at large de la fondation Aperture, aime écrire des biographies. Elle a écrit celle de Michael “Nick” Nichols (à paraître), et connaît Koudelka, qu’elle a interviewé pour le magazine, et dont elle a été commissaire de l’exposition new-yorkaise du photographe sur l’invasion de Prague par les troupes du pacte de Varsovie en 1968. C’est une des raisons qui ont poussé Koudelka à accepter la publication du livre Josef Koudelka Next, publié chez Delpire en France et Aperture aux Etats-Unis. Mais la raison principale est ailleurs : « J’ai aussi accepté parce que je sais que la mémoire est quelque chose de fragile, quelque chose qui n’est pas forcément vrai. »
Pendant 10 ans donc, les deux ont parlé, beaucoup. Melissa Harris a accompagné Josef Koudelka à Prague où elle a rencontré ses amis, ceux d’enfance, ceux plus récents, et elle a recueilli leurs propos et leurs souvenirs. Le photographe lui a ouvert ses archives personnelles, entre autres ses carnets qui détaillent un emploi du temps entièrement dédié à la photographie et dont certaines pages, surlignées de couleurs différentes, sont reproduites dans le livre. Car il s’agit d’une biographie largement illustrée, avec énormément de petites images qui semblent sorties d’un album de famille. Koudelka a participé à la conception de l’illustration : « Avant mes photos, nous avons discuté du choix de la couverture et le portrait par Irving Penn s’est imposé. En ouverture, j’ai voulu avoir l’image qu’Henri Cartier-Bresson a fait de moi en train de marcher, en 1972. Puis Melissa voulait une espèce de résumé chronologique, mais rapide, sur une double page. J’ai sélectionné mes photos les plus importantes, depuis les abstractions et le théâtre jusqu’au panoramique très graphique dans le Nord de la France en 1989, en passant bien sûr par les gitans et Prague 1968. J’ai voulu qu’il y ait aussi un panoramique de Slovaquie, qui date de 1958. Puis un portrait récent par Antoine d’Agata. C’était ma proposition et nous avons discuté de tout cela avec la graphiste. »
Josef Koudelka poursuit: « Après cette biographie rapide en images, j’ai voulu, dans chaque partie du livre, mettre des photographies que je trouve importantes dans mon parcours et qui sont peut-être moins connues. Après, le choix des photos, qui sont des illustrations, s’est fait en suivant la façon dont Melissa a organisé son texte. Et il y a de tout: des photos de famille, des photos souvenirs faites par des copains, des fois on ne sait plus par qui, beaucoup de photos de photographes et de moments chez Magnum, des documents, comme mes carnets, et quelques-unes de mes photos. Ce n’est pas un livre de photos, mais il y en a tout de même beaucoup. »
On apprend évidemment beaucoup sur son enfance dans un petit village de ce qui était alors la Tchécoslovaquie. C’était pendant l’occupation du pays par l’Allemagne. Lui qui est né en janvier 1938, en garde des souvenirs : « Pendant l’occupation, une fois nous avons été obligés de laisser dormir un officier nazi de passage à la maison. Le lendemain matin j’ai trouvé une diapositive qu’il avait perdue. C’est la première photo couleur que je voyais. Puis, en 1945, quand les Russes sont arrivés pour libérer mon village, ils ont organisé une projection. C’est le premier film que j’ai vu. Quand les Allemands sont partis, chassés par les Russes, ils ont tout abandonné. Ils ont, entre autres, laissé les armes et une fois je me suis approché de trois grenades pour jouer. Je ne savais pas ce que c’était. Mon père était très en colère. »
La formation d’ingénieur, la passion pour la photographie qui l’amène à photographier les gitans et à rencontrer Anna Farova, l’invasion de 68 puis l’exil à l’Ouest, la rencontre avec Cartier Bresson puis Robert Delpire, l’entrée à Magnum où il restera toujours un farouche indépendant, les expositions, les livres, dont certains avec Xavier Barral: la chronologie déroule, avec force, et détaille le parcours d’une vie entièrement dédié à la photographie. Koudelka tient à préciser qu’il n’est pas intervenu sur le contenu : « J’ai tout accepté. Et je me suis interdit de rectifier ou de juger quoi que ce soit. C’est ma biographie écrite par Melissa Harris, et cette fois-ci il n’y a pas d’erreur. Mais je n’ai rien censuré, j’ai juste corrigé des faits, des dates. Je n’ai jamais fait aucune modification sur ce qu’ont dit mes enfants ou mes anciennes femmes par exemple. J’ai été très transparent, je n’avais rien à cacher. Je ne peux pas dire que je sois d’accord avec tout ce qu’elle dit, mais je n’ai rien modifié. » Ainsi, c’est une biographie fouillée, comme savent les rédiger les Américains, qui ont une longue tradition dans le domaine.
Mais Koudelka, qui a offert des tirages à de nombreuses institutions de pays qui l’ont accueilli et qui a ouvert sa fondation à Prague, insiste encore sur le fait qu’il ne s’agit pas là d’une autobiographie : « Je ne considère pas que ce soit une autobiographie. L’idée et la structure sont de Melissa, et c’est elle qui a fait son travail, qui a collecté les informations et les témoignages, puis il y a aussi ses commentaires. C’est pour cela qu’elle a pris 10 ans, et elle a passé davantage de temps avec moi qu’avec les autres. Après, je suis intervenu sur la structure, la combinaison entre photos et de textes. Cela n’a pas simplifié les choses. Melissa voulait que les illustrations soient le plus proche possible de la partie du texte où elle les évoquait, que tout cela corresponde. Il n’est non plus pas facile de faire des coéditions parce qu’il faut retravailler la mise en page en fonction de la longueur du texte, qui n’est pas la même dans toutes les langues.»
« La vraie autobiographie, c’est la publication de mes carnets », ajoute Josef Koudelka. « En fait, je les avais écrit en tchèque, pour moi, avec la certitude que personne n’allait les lire… Je voulais les détruire parce ce qui y est écrit me concernait, c’était ma vie privée. Mais quand Michel Frizot, pour écrire son texte pour La Fabrique d’Exils, a utilisé des extraits de mes carnets de notes, je me suis rendu compte que cela pouvait avoir un intérêt. Puis Melissa s’y est intéressée, et avec mon anglais je lui ai traduit du tchèque certaines parties. Ensuite, un ami à Prague m’a proposé de les lire et m’a fait une proposition de la sélection qu’il pensait la plus intéressante. Et nous avons fait un livre avec l’éditeur Torst. Cela a été un succès, 3000 exemplaires épuisés. Il a été réimprimé et ce sont surtout des jeunes qui l’achètent. Et maintenant il va être traduit en anglais chez Aperture. Donc il y aura une biographie et une autobiographie. Complémentaires. »
Josef Koudelka Next, de Melissa Harris, est disponible chez Delpire and co au prix de 42 €.