« Terrace, c’est les portes de l’enfer. C’est ici, l’autre bout de l’arc-en-ciel. » Kourtney Roy vient d’arriver à Terrace, ville de la Colombie-Britannique, la province la plus occidentale du Canada, et elle repense aux mots échangés avec cet inconnu. Une légende irlandaise raconte qu’il y aurait, au bout de l’arc-en-ciel, un chaudron plein d’or inépuisable. Que trouve-t-on alors à l’autre extrémité ?
C’est d’abord une obsession qui anime Kourtney Roy, une idée un peu folle, à l’image de son univers. Ses séries excentriques, colorées débordent de cynisme et de fantaisie. Pourtant, cette fois, elle ne pose pas devant l’appareil. Troquant autoportraits glamour contre décors hitchcockiens, elle entreprend une exploration photographique au nord de la Colombie Britannique.
Kourtney Roy : « J’ai plus ressenti de l’empathie que de la peur »
Durant plus de deux années en solitaire, Kourtney Roy arpente la « route des larmes » (« Highway of Tears » en anglais). Une route le long de laquelle de nombreuses femmes, souvent autochtones, ont disparu ou ont été assassinées.
Fascinée et horrifiée par cette histoire, la photographe canadienne décide de réaliser un projet photographique sur ce sujet. « Je me suis sentie obligée d’aller sur l’autoroute et de voir par moi-même de quoi il s’agissait. C’était nécessaire. Donc j’y suis allée. »
Entre solitude, fatigue et paranoïa, Kourtney Roy se force à ne pas céder à la peur. Elle évoque par exemple sa rencontre avec Lonnie, témoin du meurtre d’une jeune femme par plusieurs policiers. Lorsqu’elle lui demande de l’emmener sur le lieu du crime, elle se retrouve au milieu de nulle part avec un inconnu armé d’un fusil. « Il n’y avait pas de service téléphonique. J’avais froid partout et je me suis dit : “C’est comme ça que les gens meurent”. »
Pourtant, en échangeant avec les proches de victimes disparues ou assassinées, Kourtney Roy déclare : « Leur vie a été fondamentalement déchirée, j’ai plus ressenti de l’empathie que de la peur. J’ai appris à connaître ces gens, et beaucoup sont devenus des amis. »
« Un échange entre moi, l’autoroute et les gens »
Pendant longtemps, les médias ne s’intéressent pas à ces faits divers, notamment car il s’agit de de femmes, mais surtout d’indigènes. Par ailleurs, les familles qui vivent près de l’autoroute ont tendance à avoir un statut socio-économique inférieur.
Si Kourtney Roy a conscience qu’un tel sujet en appelle à des causes féministes ou politiques, son choix n’est pas militant ou engagé. « Je me suis laissé guider par l’instinct et le hasard, tout au long du chemin. Même au niveau des photos, je n’avais pas d’idée précise », assure la photographe. « Je suppose que c’était vraiment un échange entre moi, l’autoroute, et les gens que j’ai rencontrés. »
L’ambition de Kourtney Roy est moins celle de créer un projet que de simplement capter une atmosphère générale. « Je ne suis pas journaliste d’investigation et je ne veux pas que les gens pensent que mon propos fait autorité sur le sujet. », soutient-elle. « Avec le peu de connaissances que j’ai, je suis allée faire un projet. C’est tout. »
Kourtney Roy et la route comme espace de l’imagination
The Other End of the Rainbow aborde un sujet déjà évoqué par la photographe. Dans son ouvrage Nothern Noir, Kourtney Roy avait ainsi photographié des lieux où des crimes avaient pu se produire. Par la banalité des scènes et le silence de ces non-événements, l’artiste capture la mémoire des lieux.
Les forêts immenses du Nord du Canada, les routes sans fin et les paysages brumeux deviennent les décors de cinéma d’un film sans nom. Sur la route, le passé et le présent se rencontrent. Alors que Kourtney Roy dort dans sa voiture, le souvenir des victimes trouble la tranquillité des lieux.
Ce silence, on l’entend presque à travers les photos. Isolée dans les montagnes du Canada, Kourtney Roy a apprivoisé cette solitude. « C’est bon pour l’âme, je pense. Et pour la créativité. »
Kourtney Roy réussit le pari d’illustrer un sujet macabre par des images empreintes de nostalgie et de poésie. À la manière d’Alec Soth ou de Joel Sternfeld, elle saisit l’aura d’un lieu apparemment ordinaire. La violence est celle du vide. Un vide qui fascine, dérange, et fait appel à notre imaginaire.
Quand le silence prend toute la place
Pour combler le silence des images, il y a le texte. The Other End of The Rainbow fait dialoguer entre elles trois voix différentes. Il y a les faits connus et vérifiés, les notes que Kourtney Roy inscrit dans son journal de bord, et enfin des extraits de conversations recueillies auprès des personnes qu’elle rencontre. Comme des bribes de discours, ces voix se répondent et se complètent.
Concernant l’ampleur de sa production, Kourtney Roy explique qu’autant d’espace était nécessaire pour tenter de retracer l’histoire de ces victimes. « C’est mon premier grand projet comme ça. Il a duré deux ans, mais je pouvais théoriquement continuer pour toujours. Mais ce n’est pas très pratique de faire un livre de 1000 pages. », confie la photographe, « Peut-être que dans dix ans, je ferai un deuxième livre pour voir ce qui s’est passé depuis mon départ. Parce que c’est une violence qui continue. Ce n’est pas de l’histoire, c’est un problème continu, une question politique actuelle. »
The Other End of the Rainbow, Kourtney Roy, André Frères éditions, 432 pages, format 22,5 x 29,5 cm. 65 €.