« Je suis un photographe de sport amateur. […] Avec le sport on n’est jamais voyeur. Il faut toujours être synchrone avec l’action. J’ai un profond respect pour les photographes de sport et c’est à tort que cette discipline est considérée comme moins noble que d’autres. Car elle est difficile : une seule bonne place, un seul bon moment ! ».
C’est ainsi que Raymond Depardon conclut son livre intitulé JO en 2004 (éditions du Seuil) dans lequel il raconte sa couverture des Jeux Olympiques, de Tokyo en 1964 à Moscou en 1980. Sans cet ouvrage, on ne se souviendrait probablement pas que Raymond Depardon a été – aussi – photographe de sport.
La photo de sport, une discipline moins noble ? « En tout cas, un domaine qui reste à part et qui a du mal à se faire une place dans le marché de l’art », considère l’expert en photographie de collection Christophe Gœury. Elle est absente de Paris Photo et ne fait que quelques incursions à Photo London où les propositions sont plus éclectiques que dans la foire parisienne.
On peut y trouver quelques chefs d’œuvre du genre, comme l’image en contre-plongée signée Neil Leifer pour le mythique journal américain Sport Illustrated résumant le KO du boxeur Cleveland Williams par Mohamed Ali en 1966.
« C’est la seule de mes photos exposée dans mon appartement. Un tirage 40 x 40 qui ne m’a jamais quitté. Tout simplement parce que c’est ma seule vraie fierté de photographe », peut-on lire sur le site de Jean-Denis Walter, directeur de la galerie éponyme, qui commercialise l’image en trois formats, pour des prix allant de 4 000 à 15 000 euros (édition de 350). De manière générale, les images de sport sont rares dans les foires, les festivals, même à Visa pour l’image, le festival dédié au photojournalisme, dans les galeries ou dans les ventes aux enchères.
Depuis quelques années, des initiatives ont vu le jour, comme celle, justement, de Jean-Denis Walter qui a fait le pari, il y a dix ans, d’ouvrir cette galerie dédiée exclusivement à la photographie de sport. D’abord installé dans l’espace de l’agence Cosmos dans le 7e arrondissement de Paris, l’ancien rédacteur en chef de L’Equipe Magazine a déménagé à Joinville après cinq ans et a changé de modèle : « J’arrive à l’équilibre mais j’ai du mal à en vivre ; je ne me paye pas tous les mois. A Joinville, je suis dans un espace atypique, plus proche du show-room avec des accrochages collectifs permanents me permettant de montrer l’étendue et la diversité de mon catalogue. Je suis ouvert sur rendez-vous. Je reçois les collectionneurs qui, pour une partie d’entre eux, ont fait leur choix sur mon site internet. »
Ce processus d’acquisition est plutôt rare dans le monde culturel, même si depuis la pandémie les ventes en ligne se sont développées. Dans un premier temps, Jean-Denis Walter a fait des foires pour se faire connaître, comme Fotofever, AKKA, Lille Art Up!, Art Shopping à La Baule et à Deauville, ou encore World Art Dubai.
Faire savoir, il sait faire : par exemple via une newsletter quasi quotidienne dans laquelle il analyse une image et en raconte les coulisses. Ou encore en organisant trois à quatre fois par an des événements ponctuels en louant l’ancienne galerie parisienne pour des présentations thématiques de quelques jours, comme il le fera en septembre prochain sur le rugby, au moment où se tiendra la coupe du monde en France.
Pour son catalogue, il conçoit la photographie de sport au sens large avec une diversité d’écritures et de contenus. Aussi bien des choses attendues, telles des vues d’événements sportifs, que des moments historiques, comme le poing levé des athlètes Tommie Smith et John Carlos aux Jeux Olympiques de Mexico en 1968, des portraits de sportifs (du boxeur Mike Tyson au footballeur Zinédine Zidane) que des reportages sur les coulisses de manifestations, ou des images carrément décalées.
Témoins : un étonnant cliché de la chute de Tripoli (2011) de Philippe de Poulpiquet représentant un milicien et un ballon de foot, une vue de la salle de gymnastique de Tchernobyl (2009) de Guillaume Herbaut, ou encore la série Vélo la vie de Xavier Lambours. « Il faut des images qui racontent des histoires », résume-t-il.
Autre initiative, celle du journal L’Équipe qui, depuis trois ans, organise une vente aux enchères annuelle d’une sélection d’images de son fonds : Un siècle de photos de sport en 2020, Un siècle de Jeux Olympiques en 2021, Pour l’éternité, les légendes du football en 2022.
« Avec 5 millions d’images couvrant un siècle de photographie, le journal dispose d’un fonds unique. A l’occasion de sa numérisation, on a redécouvert des trésors. Ces ventes de tirages modernes, mais uniques, sont une façon de valoriser notre fonds », explique François Gille, rédacteur en chef photo du Groupe L’Équipe.
Se déroulant dans des hauts lieux comme Drouot, ces ventes aux enchères proposent des mises à prix entre 600 et 1 500 euros en fonction des formats (trois différents) et des papiers, avec des tirages réalisés par un laboratoire reconnu, Initial Labo, à partir de la deuxième vente. Si pour la première, les choix ont été faits de manière « artisanale » par François Gille et Clara Martin, rédactrice en cheffe adjointe –, pour la dernière, le commissaire-priseur de Millon s’est beaucoup impliqué.
« Pour celle-ci, j’ai dû regarder plus de 300 000 images ! La sélection rassemble des coups de cœur émotionnels et esthétiques. On y trouvait des icônes – Pelé, Jean-Pierre Papin…. –, des assemblages de vues, comme une séquence de trois images de la main de Dieu de Maradona, des Unes de L’Équipe en vis-à-vis de l’image de couverture, des inédits, et une dizaine de planches contact originales », raconte François Gille.
Les ventes de L’Équipe ont connu des temps forts : un portrait de Jean-Marc Pochat du tennisman Bjorn Borg (en extase après sa 5e victoire à Wimbledon en 1980) est parti à 10 000 euros en 2020 et un cliché du nageur Camille Lacourt saisi dans une bulle d’eau aux JO de 2016 signé Frank Seguin a été acquis pour plus de 15 000 euros en 2021. Des exemples qui prouvent que ce secteur a du potentiel. Mais d’une année sur l’autre, les résultats ont baissé. Du coup, même si l’enjeu n’est pas purement économique, le groupe s’interroge sur la suite. Faut-il continuer ?
Christophe Gœury qualifie ce secteur de « niche étroite car les acquéreurs sont plus des passionnés de sport que des collectionneurs d’art. ». Cela signifie que les critères classiques qui font le prix d’une photographie – la rareté du tirage, l’auteur, le format. – ne sont pas significatifs pour ce public néophyte.
Ce que confirme Jean-Denis Walter : « La plupart de mes collectionneurs découvrent les règles du marché de la photographie. Pour certains, c’est le début d’une collection qu’ils vont étendre à d’autres domaines ou disciplines, pour d’autres, cela s’arrête à une ou quelques images d’un événement ou d’un sportif précis. »
« Avec la photo de sport, on est dans la représentation d’un événement précis, la portée est rarement universelle finalement. Et même si la dimension artistique de certaines images est indéniable, la notion de performance technique prend le dessus », renchérit Christophe Gœury. Au passage, il cite des contre-exemples qui demeurent des exceptions selon lui : les Frères Bissons, auteurs de clichés de montagne montrant les premiers alpinistes au 19e siècle et Leni Riefenstahl et ses vues d’athlètes dans les années 1930, très graphiques, qui s’inscrivent dans l’esthétique de cette période.
Contrairement au domaine de la mode – qui a mis du temps à se faire admettre dans le monde artistique –, la photographie de sport « pure » ne parvient donc pas à se détacher de son sujet, c’est-à-dire à faire oublier l’événement ou le sportif qu’elle représente, une des raisons pour lesquelles elle a du mal à pénétrer le monde de l’art.
Pour François Gille, c’est peut-être aussi dû à la perception culturelle que l’on a du sport « qui a longtemps été déconsidéré, perçu comme “beauf”. Mais les choses changent. La preuve, des philosophes et des sociologues s’intéressent à ce domaine ». Il veut y voir une raison d’espérer que la photographie de sport obtienne un jour la reconnaissance qu’elle mérite.
Et c’est vrai, qu’à regarder l’histoire de la photographie de plus près, ce sont davantage les images qui font date, plus que les photographes de sport eux-mêmes. Le champ culturel n’est pas en reste. On peut penser à Jacques Henri Lartigue dont le graal était de parvenir à capter le mouvement alors que les appareils étaient encore rudimentaires. Il est l’auteur de quelques clichés exceptionnels de tennis, notamment un de Suzanne Lenglen en lévitation prête à taper dans la balle visible sur l’image dans les années 1920.
Re-mentionnons Raymond Depardon, emblématique de cette époque où les reporters devaient savoir tout faire, du portrait de starlettes aux événements sportifs en passant par les conflits armés, comme au Tchad par exemple. Racontant son expérience aux JO de Montréal (1976), dans son livre il écrit : « J’arrive d’un séjour de huit mois au nord du Tchad pour l’affaire Françoise Claustre, qui est toujours détenue. Amaigri, je pèse 58 kilos. Je suis content de me changer les idées en photographiant du sport, ce qui n’a vraiment rien à voir avec le désert. »
On peut aussi citer David Burnett, photojournaliste américain, cofondateur de l’agence Contact Press Images. Non spécialiste du sport, il suit pourtant les Jeux Olympiques depuis 1984. Sa photographie de la chute de la coureuse américaine Mary Decker à Los Angeles lui a valu de nombreux prix. Et certaines de ses collaborations avec la presse sont entrées dans l’histoire, comme la série « L’esprit du sport » dans Time magazine ou encore celle avec Libération associant une photo quotidienne et un commentaire écrit pendant les Jeux Olympiques d’Atlanta, dans l’esprit de Correspondance new-yorkaise de Raymond Depardon.
Le plus grand pas de côté revient sans doute à Harry Gruyaert et sa série « TV Shots » datant du début des années 1970, comprenant notamment un reportage par procuration des JO de Munich couverts par la BBC réalisé à partir de vues d’écrans de télévision. Une série dont la dimension plasticienne a, en son temps, fait débat au sein de l’agence Magnum. Mais pour être honnête, l’objectif premier de ce travail n’était pas le sport mais une réflexion critique sur la télévision et son caractère abrutissant. La photo de sport, un monde décidément à part.
En octobre 2023, le festival Les Photaumnales, qui se tient chaque année à Beauvais et ses environs, fêtera ses 20 ans avec une édition consacrée au sport. La thématique sera déclinée dans une grande diversité d’approches : évènements, sociologie des pratiques, paysages sportifs, exaltation du corps, portraits, etc.