Tout en écailles marbrées, une longue couleuvre sort de son trou pour happer une chauve-souris en plein vol. La scène se déroule en une fraction de seconde ; assez pour déclencher la prise de vue. La gueule du serpent n’est même pas encore refermée, on y aperçoit le museau de la proie qui pointe, couvert de sang. De chaque côté, les ailes du mammifère encadrent parfaitement son prédateur, à l’horizontale, arrêtées en pleine action.
La composition géométrique est si parfaite qu’elle a des allures de montage, ce qui a valu à son auteur, le photographe mexicain Fernando Constantino Martinez Belmar, de remporter en 2022 un prix du Wildlife Photographer of The Year, l’un des plus grands concours en matière de photographie animalière, dans la catégorie « Comportements : amphibiens et reptiles ».
Histoire d’une discipline à part
La photographie naturaliste et animalière forme une discipline bien à part dans l’histoire de la photo, et n’a pas toujours bénéficié d’une grande renommée. « C’était une niche, un sous-genre un peu à la marge qui s’est démocratisé avec l’avènement du numérique, analyse Vincent Munier, photographe animalier multi-primé et co-réalisateur du documentaire La Panthère des neiges. La photo animalière a longtemps été vue comme documentaire, à seule vocation illustrative, manquant d’ambition artistique. Aujourd’hui encore, elle peine à s’imposer dans les galeries et cercles prisés du milieu, même si ce retard est progressivement comblé… »
Il faut dire que la pratique concentre un certain nombre d’enjeux délicats, d’ordre à la fois technique, artistique et scientifique. Aux débuts de l’invention de la photo, les appareils demandaient des temps de pose de plusieurs heures, rendant impossible toute captation d’un animal en mouvement. En 1850, les premiers animaux photographiés étaient inertes, abattus pour les besoins du photographe.
La photographe Sarah Moon confiait d’ailleurs en 2020 au magazine Polka : « Je dis parfois que taxidermie et photographie se ressemblent. Quand il empaille un animal, un taxidermiste essaye de lui redonner l’apparence de la vie. C’est comme en photographie, où la frontière entre l’animé et l’inanimé est souvent imperceptible… »
Vers 1870, on s’oriente vers des animaux captifs, de cirques ou de zoos, sifflés afin qu’ils s’arrêtent à temps pour la prise de vue. Dans les années 1880, les inventions du médecin et physiologiste Etienne Jules Marey (père de la chronophotographie et du fusil photographique) permettent de commencer à photographier la faune à l’état sauvage. Au tournant du XXème siècle, la taille et le poids des appareils se réduisent, les nouveaux obturateurs sont de plus en plus rapides, et les naturalistes peuvent enfin partir sur le terrain dûment équipés.
En 1905, la National Geographic Society commence à publier des photographies spectaculaires pour illustrer ses bulletins. « Les anglosaxons entretiennent un rapport particulier au monde sauvage, reconnaît Vincent Munier. Ils ont toujours été pionniers en la matière. Quand j’ai débuté, il était très dur de vivre de ce travail, pas suffisamment reconnu en France, malgré quelques précurseurs comme André Fatras. Tout ce qui touchait à la nature passait souvent au second plan… »
Effectivement, le plus ancien et prestigieux concours du genre, le Wildlife Photographer of the Year est anglais. Tous les ans, des prix sont décernés dans différentes catégories reflétant l’ampleur de la diversité du monde naturel. Les travaux récompensés sont ensuite réunis en une grande exposition qui se tient chaque année au Muséum d’histoire naturelle de Londres ; c’est là que nous avons pu y observer ce cliché impressionnant de chasse à la chauve-souris.
« Ce concours a été un véritable tremplin pour l’ermite que j’étais, tapi dans ma forêt des Vosges, sourit Vincent Munier. Je l’ai gagné trois années consécutives au tournant des années 2000 et il m’a fait connaître et permis de vivre de ma passion. »
Pente glissante de la révolution numérique
Pourtant, le photographe se méfie aujourd’hui de la course aux récompenses, que les jeunes photographes ont parfois tendance à confondre avec une course à la technologie. « On peut aisément glisser dans une logique de recherche de distinctions qui nous fait oublier pourquoi on prend la photo. Et pas besoin de sortir l’artillerie lourde pour faire de belles images ! Le drone est par exemple un instrument très intrusif, à manier avec parcimonie… »
L’exposition de cette année faisait en effet régulièrement mention de l’utilisation de drones ou de « cameras traps » : l’aboutissement d’avancées technologiques qui n’ont fait que s’accélérer. À partir des années 70, des marques comme Konica, Nikon, Canon, Pentax ou Minolta ont créé en série des téléobjectifs de plus en plus performants ; une production qui, associée à la miniaturisation des appareils, à l’augmentation constante de leurs performances et à la baisse des prix, a permis de réunir les conditions d’une véritable révolution numérique. Ce qui n’a pas eu que des effets positifs, le seul objectif visé devenant bien souvent celui de la performance.
« Il y a une perte de noblesse dans l’absence d’approche solitaire, d’une attente potentiellement infructueuse », soulignait pour Reporterre le célèbre photographe et plongeur Laurent Ballesta en 2021. Une priorité accordée à la productivité, au détriment de ce qui fait la saveur de la photographie animalière.
« L’art est parfois plus visible dans la nature que dans le milieu humain »
De nombreux photographes plaident aujourd’hui pour qu’une dimension plus sensible et esthétique soit prise en compte, afin de sortir la photographie animalière de la sphère informative à laquelle elle a longtemps été cantonnée.
« L’art est parfois plus visible dans la nature que dans le milieu humain », souligne Vincent Munier. « Introduire de la poésie dans ce format soi-disant “illustratif” fait partie de mes objectifs… » Et si le numérique a permis de rendre la photographie animalière plus accessible, les nouveaux questionnements sur la nature et le vivant, qui traversent la société et par extension le champ artistique, y sont aussi pour quelque chose.
Cette dimension éthique irrigue largement les questions d’apprentissage, comme à l’Institut francophone de formation au cinéma animalier de Ménigoute (Iffcam), qui propose depuis une vingtaine d’années de se former à l’approche des animaux, au contact de la vie sauvage.
« Les enjeux de positionnement, règles de bonne conduite et limites à ne pas franchir sont au cœur du savoir-faire de nos intervenants », précise sa directrice Marie Daniel. « Réduire son impact au maximum, posséder de solides acquis scientifiques et naturalistes, contacter les gestionnaires de sites pour bénéficier de leurs conseils… Il faut connaître l’animal avant le fonctionnement d’un boîtier : la photo animalière n’est pas qu’une histoire de technique. » Ils sont nombreux dans le milieu à revendiquer une vision naturaliste de l’image : ainsi du photographe Teddy Bracard.
« Je suis arrivé à la photo par la nature », expliquait-il à Reporterre. « Je cherche à identifier les traces des animaux, à comprendre comment ils vivent. La photo est un plus. » La « référence Ménigoute », qui porte une attention particulière au vivant, a donc permis de donner ses lettres de noblesse à une profession qui manquait de formation diplômante ou certifiante.
Démocratisation
« Le cliché d’une discipline qui ne se destinerait qu’à un public passionné de nature, “branché faune et flore” sans réel penchant artistique a encore la peau dure », soupire Marie Daniel. « Les photographes émergeants tentent de transcender ce clivage populaire/élitiste en proposant une réflexion artistique plus large pour atteindre d’autres types de public. »
« Aujourd’hui, le talent est partout, et le niveau augmente à une vitesse phénoménale », se réjouit Vincent Munier. « Il y a une quinzaine d’années, seuls émergeaient quelques pays à la pointe, comme la Finlande, (dans la tradition de l’excellente Hannu Hautala), ou l’Allemagne, pionnière en reportages auprès d’espèces assez rares. »
À présent, les initiatives françaises ne manquent pas : comme le festival international de Montier-en-Der, qui accueille près de 40 000 visiteurs chaque année. Marie Daniel abonde : « Beaucoup d’étudiants de milieux plutôt naturalistes s’attachent à développer une pluralité de façons d’envisager le vivant. Les frontières s’estompent progressivement, et les photographes investissent de plus en plus cet espace à la lisière. »
Car ce qui compte finalement, c’est trouver sa patte, la manière de s’engager au-delà de son appareil. Vincent Munier a par exemple été très marqué par le photographe David Attenborough, un naturaliste britannique dont la manière de retranscrire le sensationnel du sauvage reste à ses yeux sans équivalent – même si son style à lui s’en est largement démarqué. Il rappelle aussi l’histoire de Michio Hoshino, photographe japonais tué par un ours brun qui passait des mois en immersion sur le terrain, à attendre les caribous au cœur de la toundra…
Engagement total
Car l’affût fait partie de la rencontre éventuelle, et l’attente devient alors une leçon de vie. Teddy Bracard en sait quelque chose : « Aujourd’hui avec les réseaux, beaucoup de gens ne sont là que pour la photo, comme ces photographes qui entendent les cerfs durant le brame et cherchent à faire des photos à l’approche, ce qui dérange », expliquait-il au quotidien de l’écologie Reporterre. « Pour ma part, je prépare mes postes d’affût au mois d’août et je m’y place deux heures avant le lever du soleil au mois d’octobre. »
L’engagement total, seule manière de prendre une photo qui comptera vraiment ? « L’argent et les moyens peuvent produire une belle image, mais si elle n’a ni mérite ni histoire, elle ennuiera très vite », avertit Vincent Munier. « Recevoir le César du meilleur documentaire sur La Panthère des neiges, c’était gratifiant, mais ce qui compte au-delà du film, c’est ce travail de pistage qui a duré dix ans. Photographier une espèce sans rien connaître de sa philosophie n’a aucun sens ! »
L’artiste, qui fait désormais figure de référence dans le milieu, plaide donc pour la construction d’une identité où ancrage géographique et trajectoire personnelle comptent autant que les figures modèles. En dépit de toute tentation consumériste.
Exposition : « Wildlife Photographer of the Year », Natural History Museum, jusqu’au 2 juillet 2023, East Pavilion Gallery, South Kensington, Londres.