Que signifie être photographe documentaire aujourd’hui ? Quelle définition lui donner ? Comment cette branche de la famille de la photographie a-t-elle évolué ? Depuis 2015, le salon parisien Photo Doc, s’attache à mettre en lumière, et à la vente, les nouvelles expressions de la photographie documentaire.
Le thème de cette année, « L’Autoportrait, vers un commun de l’œuvre », nous renseigne sur l’évolution de la notion de photographie documentaire à travers les années et les tendances. La neutralité frontale du milieu du XXe siècle a laissé place à une subjectivité plus prononcée et à l’abolition des frontières entre les genres photographiques et les autres médiums pour offrir une nouvelle façon de raconter le monde.
Porosité des genres
Peu à peu, la notion de photographie documentaire est en effet sortie du carcan originel du genre et s’aventure vers de nouvelles frontières. « Le “style documentaire”, tel que défini par Walker Evans dans les années 1930, au sens du témoignage neutre et frontal, trouve de nouveaux horizons dans les écritures documentaires contemporaines », analyse Fannie Escoulen, Cheffe du Département de la Photographie au ministère de la Culture et ancienne commissaire d’expositions.
« Les lignes ont bougé depuis et la posture du photographe peut être beaucoup plus subjective, plus proche de ses sujets. Il y a différentes formes de photographie documentaire. On s’est éloigné du “dogme“ imposé par le maître Evans même si nombre de photographes se revendiquent encore de son héritage », ajoute la cofondatrice du BAL, un espace d’exposition dédié à l’image document.
Au fil des années, depuis la fin du XIXe siècle et sa naissance, la photographie documentaire s’est redéfinie, s’est réinventée au fil de l’histoire et des crises, comme le rappellait dans Blind l’historien Guillaume Blanc à travers son histoire de la photographie documentaire : « Celle-ci a été jalonnée d’apports techniques, formels, éthiques ou encore culturels qui n’ont cessé de façonner ou redéfinir son projet. »
Charlotte Flossaut, fondatrice et directrice artistique de Photo Doc, confirme que la photographie documentaire d’aujourd’hui a quitté sa neutralité d’antan : « C’est totalement l’inverse, on constate au contraire une totale subjectivité. Il y a cette relation à l’intime, non pas à l’intimité, qui relève du privé, mais à l’intime qui relève de la relation, cet échange qui nous construit au sein d’une société. Cette photographie documentaire parle d’altérité, c’est la photographie qui se construit en altérité et avec la reconnaissance du pouvoir de l’autre. »
Si désormais les frontières tombent entre les différentes approches de l’image, longtemps les oppositions ont été fortes, notamment dans les années 80-90, où « les différents styles et esthétiques dans la photographie : la photographie “plasticienne”, “conceptuelle”… faisaient face à la photographie dite “documentaire” », rappelle Fannie Escoulen.
« L’artiste Morvarid K, que nous avons reçu deux fois, s’autorisait des explorations plasticiennes qui étaient inconcevables et inacceptables dans la vieille déontologie de la photographie dite du réel », se souvient Charlotte Flossaut qui a senti au sein de Photo Doc cette mutation des approches. À titre d’exemple, Photo Doc et la F. Compagnie ont présenté en 2022 une pièce de théâtre photo documentaire à partir du travail du photographe Flavio Tarquinio sur un couple rencontré dans un bar d’un quartier populaire de Lille.
« Tout ça a évolué de manière exponentielle. Mais c’est parce que cette génération de photographes se met à photographier autrement, que la définition du mot documentaire a évolué. C’est grâce à la pratique », salue la directrice artistique.
Photo Doc marque aussi la maturité d’un projet original mis en place il y a deux ans en parallèle du salon : la création d’un Observatoire des nouvelles écritures de la photographie documentaire portée par l’universitaire et photographe Christine Delory-Momberger. Comme un laboratoire, chercheurs et spécialistes se penchent sur les nouvelles formes de création offrant une étude approfondie de la manière dont la démarche documentaire évolue et vit avec son temps.
La photographe Hortense Soichet, qui expose une des photographies de son projet collectif Esperem, réalisé avec les femmes de l’atelier photo « Mémoire Gitane » de Carcassonne, fait partie de ces nouvelles écritures documentaires. Son travail de deux ans, exposé dans le cadre de la collaboration entre Photo Doc et le festival Fictions documentaires a été un moment charnière dans son approche de la photographie documentaire :
« Je n’avais aucune obligation à travailler avec des personnes mais la rencontre avec ces femmes a provoqué le besoin de construire un travail ensemble », raconte la photographe. « J’ai continué cette démarche de cocréation. Je travaille de plus en plus dans cette optique : me laisser porter par ce que les personnes que je rencontre attendent de moi. »
Une réponse à l’évolution du marché
Ce décloisonnement entre les esthétiques qui se mélangent davantage et où les photographes sont de moins en moins enfermés dans une pratique – « un photojournaliste peut aussi considérer sa démarche comme “artistique” », rappelle Fannie Escoulen – s’explique aussi par une adaptation conjoncturelle aux évolutions du marché de la photographie.
« On sait qu’un photographe de presse ne peut quasiment plus vivre de cette seule activité ; c’est pour cela qu’il y a davantage de porosités entre les champs de la photographie », souligne la responsable de la photographie au ministère de la Culture.
C’est aussi la raison pour laquelle Photo Doc est né en tant que foire, pour offrir aux photographes documentaires un autre espace que la presse classique ou les institutions muséales. Vendre de la photographie documentaire à des collectionneurs ? L’idée semblait impensable il y a encore quelques années.
« En 2015, lorsque j’évoquais le projet de Photo Doc comme un évènement marchand, c’est-à-dire de proposer à la vente des photographies documentaires avec des considérations de photo de collection, j’ai tout de suite reçu des réactions de curiosité mais surtout de gêne et d’incompréhension, on m’a dit “mais comment peut-on vendre de la photographie qui parle des malheurs du monde ?”», raconte Charlotte Flossaut.
« Les collectionneurs, lorsqu’ils achètent une photographie à Photo Doc, se mettent en relation avec les récits portés par l’image. Une photographie qui agit sur le monde, c’est ça que les collectionneurs acquièrent. La photographie documentaire, c’est prendre part à la transformation du monde », explique-t-elle.
Cette année, 21 exposants, en grande majorité des galeries, seront présents. Une réussite pour Charlotte Flossaut qui prouve l’intérêt du marché pour la photo documentaire. « On ne touche aucun pourcentage sur les œuvres vendues, les espaces sont loués aux exposants. Mais s’il n’y avait aucune vente, ils ne reviendraient pas. L’histoire montre l’inverse. »
« La photographie a plus que jamais sa place dans la société »
Aujourd’hui, ces nouvelles expressions du genre semblent avoir trouvé leurs places dans les festivals et galeries. Des projets de soutien sont pensés dans ce sens pour accompagner les photographes. Le Centre national des arts plastiques (Cnap) accompagne par exemple les photographes professionnels et les artistes-auteurs dans la production d’un projet documentaire « en leur donnant des moyens financiers pour produire sur du long terme », précise Fannie Escoulen du ministère de la Culture.
La grande commande nationale « Radioscopie de la France », portée par la Bnf (Bibliothèque nationale de France) devient elle aussi un programme de soutien à la photographie documentaire selon la cheffe du département photo.
« Même si elle s’adressait davantage aux photojournalistes, on sait que les frontières sont fines. C’est une commande historique, qui a vu 200 photographes soutenus pour mener un projet de longue haleine sur la France. Et je sais que beaucoup de celles et ceux qui l’ont eue vont poursuivre le travail au-delà de la commande », relate Fannie Escoulen qui attache également une grande importance à la représentation des femmes dans la photographie, une représentation qu’elle juge « encourageante » dans son évolution.
Par ses mutations continues, ses nouvelles écritures, sa révolution constante, le genre photographique documentaire se révèle comme étant toujours aussi essentiel – aujourd’hui plus que jamais – à la compréhension du monde et des autres. « Je dirai que c’est la photographie au sens large qui a plus que jamais sa place dans la société », élargit Fannie Escoulen. « À l’heure de l’intelligence artificielle, c’est terrifiant de voir que la représentation de la réalité peut nous échapper. Nous devons être vigilant face à cet outil dont on connaît la puissance de la désinformation. »
Salon Photo Doc et conférences, du 12 au 14 mai 2023, à la Halle des Blancs Manteaux, 48 rue Vieille du Temple, 75004 Paris.