Teju Cole le dit d’emblée dans son texte de présentation : la Suisse est un pays photographié depuis les débuts du médium. Il faut donc rivaliser d’inventivité et être sensible à l’imagerie existante pour proposer un regard nouveau sur ce monde. C’est ce qu’il parvient à faire en marchant notamment dans les pas de plusieurs photographes italiens des années 1970 comme Luigi Ghirri ou Guido Guidi qui avaient comme spécialité de révéler les spécificités d’un territoire, tout en ajoutant quelque chose de neuf, de plus contemporain.
Comme eux, en effet, il aime représenter le monde dans le monde, la peinture du paysage dans le paysage réel, une carte dans le territoire. Son livre débute d’ailleurs ainsi. Une image imprimée du massif des Alpes est punaisée sur un mur. Une sorte d’invitation au voyage, à son voyage, à cette échappée personnelle en Suisse où il dit se souvenir : « de nombreux après-midi de dérive et de solitude, en ville, dans les villages, sur les ferries, sur les chemins de randonnée, dans le paysage et dans les montagnes ».
Téléphériques
La montagne est justement le sujet passionnant de ce livre. Elle est présente partout, façonne le territoire, lui donne son caractère. Ici les maisons sont construites comme une réponse à son immensité, les terrasses surplombent les vallées, les rues montent ou descendent… Teju Cole se plaît à saisir sa présence incarnée, son dessin sans cesse reproduit dans l’imagerie des villes, des maquettes miniatures qui la représentent.
Aussi, il pointe les constructions humaines qui font face à la beauté du massif alpin et qui paraissent de bien frêles armatures, de pauvres choses, parfois même dérisoires. Il y a par exemple ces filets oranges censés empêcher le danger de la chute de pierres sur les chemins de montagne. Il y a ces téléphériques dont les câbles porteurs s’échappent vers le ciel, en objets de la folie des grandeurs humaine.
Lac
Et puis c’est aussi un hommage à la sauvagerie du monde dans un pays où règne un ordre bien particulier. Montrer la présence de la montagne comme le fait Teju Cole à travers ses photographies rappelle sa capacité à engendrer le chaos, comme lors de cataclysme ainsi que peuvent le vivre les Suisses : avalanches ou éboulis de pierres. Face à ce chaos répond l’ordre humain, la volonté d’harmonie, qui prend dans ce pays une tournure singulière.
Avec un regard parfois amusant, Teju Cole souligne cette dichotomie. C’est ce petit bateau qui passe, tranquille, sur le lac au bas de la montagne. C’est cette terrasse de café à côté de laquelle défilent des passants pressés. C’est ce confort bourgeois – cette petite fontaine au coin d’une rue – qui dit à la fois l’absurdité du monde suisse, sa vanité et sa dimension culturelle. Car l’architecture, peut-être le sommet de la civilisation, est ici corollaire à la brutalité primaire de la montagne.
Par Jean-Baptiste Gauvin
Édité par MACK