Le simple nom de Man Ray provoque souvent émerveillement et fascination. Et bien que l’on ait beaucoup écrit sur sa carrière révolutionnaire et sur son importance pour les mouvements dada et surréaliste, son œuvre est impossible à catégoriser en raison de son expérimentation inlassable de nouvelles techniques et idées, et de son dédain pour le style personnalisé.
La famille de Man Ray, qui est né à Philadelphie en 1890, s’installe à la fin du 19e siècle à New York, dans le quartier de Williamsburg, à Brooklyn, où vit toujours aujourd’hui une importante communauté de juifs orthodoxes. A la fin des années 1910, il fréquente la Galerie 291 du photographe Alfred Stieglitz. Avec son ami proche Marcel Duchamp, ils forment la branche américaine du mouvement dada. Après quelques expériences artistiques infructueuses, notamment une publication sur le dada new-yorkais en 1920, et une frustration face aux contraintes de la scène artistique commerciale américaine, Man Ray conclut que « Dada ne peut pas vivre à New York ».
Il déménage à Paris en 1921. Dans la capitale française, les techniques révolutionnaires de Man Ray, qui mêlent l’art et la science, telles que la solarisation et l’invention des rayogrammes, le présentent comme un homme de la Renaissance moderne. Il dira notamment : « La vie est un instant […] il n’y a pas de temps pour faire deux choses identiques. » Il s’installe dans le quartier du Montparnasse, rencontre et tombe amoureux de la chanteuse et modèle français Kiki de Montparnasse qui devient sa muse. Tout comme la photographe Lee Miller, quelques années plus tard. Il fréquente les bals des Beaumont ainsi que des cabarets, dont le Bœuf sur le toit et le Jockey.
Il rencontre également le couturier Paul Poiret. Il réalise d’ailleurs de nombreuses photographies de mode qui sont publiées dans les magazines et contribuent à le faire connaître. À son grand regret, il n’aura jamais l’occasion de faire le portrait du couturier. Dans son livre de souvenirs, il confiera qu’à la mort de Paul Poiret, il a envoyé à un journal une photographie du médecin personnel du couturier comme étant un portrait de Poiret et qu’elle a été publiée comme telle.
Outre Vanity Fair, il collabore aux magazines Littérature, Vogue (éditions française, anglaise et américaine), ainsi qu’à La Revue surréaliste. À Montparnasse, durant vingt ans, Man Ray révolutionne l’art photographique. Les grands artistes de son temps posent sous son objectif, comme James Joyce, Gertrude Stein ou Jean Cocteau. Il contribue aussi à valoriser l’œuvre d’Eugène Atget qu’il fait découvrir aux surréalistes et à son assistante Berenice Abbott. Preuve que le quartier avait une importance particulière pour l’homme, Man Ray est aussi inhumé au cimetière du Montparnasse, où sa tombe porte l’épitaphe : « Unconcerned, but not indifferent » (« Détaché, mais pas indifférent »).
Retour à New York
Avec près de trente œuvres couvrant le début et le milieu de la carrière de l’artiste et tirées des vastes archives de la galerie new-yorkaise Bruce Silverstein, « Le Baiser de Man Ray » est une exposition fascinante de merveilles qui ne manqueront pas de surprendre et de séduire même les plus fervents admirateurs de Man Ray. Cette sélection de photographies et de photomontages révèle la quête extraordinaire de l’artiste pour la nouveauté tout en représentant un point de vue unique sur sa production créative. On y trouve des exemples marquants de ses premiers films, des nus solarisés, des ready-mades, des autoportraits, des rayographies et des chefs-d’œuvre du surréalisme, des plus connus aux plus récemment découverts.
Parmi les points forts de l’exposition, citons donc un photogramme probablement unique de l’un des premiers films de « Man Ray, Emak Bakia, 1926 ». Cette photographie, qui présente des gestes de lumière en forme de coups de pinceau sur un fond noir, incarne le surréalisme et est sans doute le précurseur de la photographie expressionniste abstraite des années 1940. Elle reflète le souhait de Man Ray de « se libérer du médium collant qu’est la peinture et […] de travailler directement avec la lumière elle-même ». Autre pièce unique: un portrait de groupe des membres de la branche parisienne du mouvement Dada, auquel est apposée une photographie de Man Ray. Ou encore, un tirage d’exposition surdimensionné de « Cheveux, Marguerite “Ghita” Luchaire, 1929 », l’un des trois exemplaires connus dans l’histoire de la photographie.
Au cœur de l’exposition se trouve ensuite un tirage original de Man Ray datant de 1930, « Le Baiser », qui montre l’interaction délicate entre deux visages – Lee Miller et une femme non identifiée – dont les lèvres se touchent à peine. Cette image, marquée par sa netteté sur un fond adouci et les modifications de l’artiste, incarne un moment de détermination artistique.
L’exposition est ainsi plus qu’un hommage à l’un des plus grands artistes du 20e siècle ; elle offre un regard nouveau sur l’évolution de Man Ray, qui est passé d’un partisan du mouvement Dada à un maître du surréalisme, renforçant ainsi son statut de figure centrale de l’art moderne. Elle affirme même qu’au cœur de l’œuvre diversifiée de Man Ray se trouve un engagement durable en faveur de la photographie. Une caresse amoureuse adressée à chacun d’entre nous par un artiste dont l’amour de la vie est perceptible dans chacune de ses images.
« Le Baiser de Man Ray » est à voir jusqu’au 15 juin 2024 à la galerie Bruce Silverstein, à New York.