« Quand nous avions quatorze ans, si l’on nous avait dit que nous allions occuper notre temps libre à parcourir le pays à la recherche de drag queens âgées et les photographier, cela ne nous aurait pas étonnés », déclare le designer floral Devin Antheus.
C’est en juin 2022 que Devin Antheus et l’artiste Harry James Hanson ont publié le livre Legends of Drag: Queens of a Certain Age, en hommage aux premiers drag queens qui ont ouvert la voie, en tant qu’artistes et activistes, aux générations suivantes. Le livre raconte leurs contributions à l’histoire des queers, et à l’histoire américaine en général.
L’ouvrage présente 79 artistes de 16 villes aux États-Unis, à travers des photographies et des interviews. Les performers sont vêtus de tenues glamour, et posent devant des décors élégants agrémentés de somptueux arrangements floraux.
À une époque où les drags luttent une fois encore pour qu’on les laisse se produire sur les scènes internationales, le travail d’Antheus et Hanson nous rappelle la résilience de ces gens. « Toutes les mesures légales prises contre les drags leur seront dommageables, bien sûr, engendreront de la violence et auront un impact sur leur vie, mais les queers sauveront le monde. En réalité, nous l’avons déjà fait. Et donc je n’ai pas peur. Pas du tout », clament les deux artistes.
Hanson et Antheus se sont rencontrés dans leur Wisconsin natal, et leur créativité s’est manifestée très tôt. Leur amitié s’est consolidée, raconte Hanson, en assistant tous deux aux projections du film Rocky Horror Picture Show.
« Alors que nous étions adolescents, nous nous déguisions, terrorisions le voisinage et je prenais des photos. Mais c’était juste pour les poster sur MySpace, ce n’était pas de la photographie d’art », plaisante Harry James Hanson.
La dualité de l’esprit drag
Après avoir obtenu un diplôme universitaire, le duo travaille en freelance pour la publicité, tout en se produisant en drags. « Je fantasmais, à l’époque, sur un moyen de concilier mon art visuel et mon métier de drag, et je ne savais pas vraiment à quoi cela allait ressembler. Mais je savais aussi que je désirais photographier des personnes âgées », explique Hanson.
En voyant un show au célèbre bar gay Aunt Charlie’s à San Francisco, Hanson a immédiatement pensé à Antheus, qui vivait à l’époque dans la baie de la ville et travaillait dans la conception florale depuis quelques années. Le projet a commencé à prendre forme, les fleurs étant utilisées pour « grandir les visuels, et les propulser dans un royaume imaginaire », explique Hanson. « L’un des aspects distinctifs que je cherche à promouvoir dans ce travail est qu’il est à la fois conceptuel et formel, formel et surréaliste. Donc, cette dualité est en accord avec l’esprit drag, qui lui aussi est duel. »
La dualité s’étend également aux images elles-mêmes, qui ont toutes été faites à l’extérieur pendant la journée – dans un environnement, donc, qui n’est pas traditionnellement associé à l’image des drags. « On photographie les drags en studio, ou dans les soirées », détaille de son côté Devin Antheus. « Lorsque nous avons fait le choix de prises de vue dans la journée, en plein soleil, c’était une sorte d’innovation… Ce n’est vraiment pas ainsi que les drag queens sont représentées. Et nous [pensions] que cela contribuerait à un environnement surréaliste et hyper-pop. »
Ce travail est un hommage aux vies brillantes et audacieuses qu’il illustre. Le livre a beau être grand public et rempli d’exubérance, son propos n’en demeure pas moins radical. « Nous avons voulu réaliser un travail aussi subversif et radical que possible, en lui donnant l’apparence d’un livre inoffensif et innocent, dans l’espoir qu’il aurait une portée beaucoup plus grande que si sa radicalité s’exprimait ouvertement. »
Par dessus tout, Antheus aime ce livre en tant qu’objet. Il lui rappelle l’époque où les mots imprimés étaient sacrés, destinés à être conservés et accessibles à de nombreuses générations. « Malgré lui, [ce livre] se retrouvera entre les mains de personnes qu’il informera, et qui en tireront profit. »
Legends of Drag: Queens of a Certain Age a connu un succès retentissant depuis sa publication. Il a été mis en vedette dans la section Style du New York Times, a été chroniqué dans Vogue, Harper’s Bazaar, entre autres innombrables publications, et a fait l’objet d’une exposition au Museum of Wisconsin Art. Un spectacle intitulé Legends of Drag, où se sont produits les artistes présents dans le livre, a aussi été produit.
Le 11 mars 2023, une exposition d’un jour à la galerie CLAMP (New York) a ajouté à la renommée de l’ouvrage. L’exposition comprenait de grands tirages de portraits de drag queens légendaires, tels que Rumi Missabu (1m50 de large) et Phatima Rude (1m50 de haut), aux côtés de tirages plus petits (30×40 cm) de drag queens new-yorkaises célébrées, telles que Ruby Rims, Barbra Herr, Egyptt LaBeija, Perfidia ou encore SAR Princess Diandra. Tous les portraits présents dans le livre sont d’ailleurs disponibles sur demande auprès des artistes.
Outsiders et iconographes
Si le travail de Hanson et Antheus n’a jamais été vraiment étranger au monde de l’art, faire partie de celui-ci n’est pas leur préoccupation majeure. « Les portraits de drags sont un peu les outsiders des beaux-arts. Et l’art floral est littéralement un métier artisanal. Donc je suis heureux que ces pratiques soient recontextualisées dans les beaux-arts, ce qui leur permet d’obtenir une reconnaissance », considère Hanson. Et Antheus d’acquiescer : « Comme Harry, je me sens vraiment étranger au monde de l’art. Mais je pense que notre position d’outsiders est intéressante, nous faisons des choses que les gens n’ont jamais vues auparavant. »
Les drag queens et la photographie ont entretenu une relation complexe au cours du siècle dernier. Les performers ont tous eu besoin d’utiliser ce médium pour se mettre en valeur, faire de la publicité pour leurs spectacles, exister aux yeux du public et continuer à fasciner les étrangers à leur monde.
À travers leurs portraits, Hanson et Antheus ont cherché à créer une capsule temporelle pour préserver une époque où les drag queens d’un certain âge sont très rares. « Nous ne faisons pas seulement une chronique, nous avons un programme, nous cherchons à nous élever, à exprimer notre respect », estime Devin Antheus. « Nous ne sommes pas des iconoclastes, nous sommes des iconographes. Nous essayons, en fait, de créer de nouvelles idoles, de nouvelles icônes, à travers notre travail. »
Legends of Drag: Queens of a Certain Age est disponible chez Abrams pour 35 $.