Un jour de février, 8h30, dans les bureaux d’un éditeur de la banlieue parisienne. Yves attend le livreur. « Il devait passer hier, mais s’est retrouvé coincé par la manifestation. Du coup, c’est moi qui m’y colle aujourd’hui. »
Depuis près de 3 ans, Yves est graphiste pour une petite maison d’édition qui a la particularité de n’éditer que des livres photos, ou photobook. Ce matin, il doit réceptionner deux palettes du dernier-né de la modeste entreprise. En les regardant descendre du camion, il ne peut s’empêcher de penser : « Et dire qu’une bonne partie de ces bouquins risque de finir au stock, avant d’aller au pilon. »
Il s’agit d’un constat simple. À moins que l’éditeur ait visé juste dans sa production, les invendus sont rarement épargnés. Le marché du livre photo est un marché de niche. Nous sommes face à un objet qui occupe une place à part, même au milieu des livres d’art et autres monographies. La relation entre la photographie et l’édition apparaît d’une telle évidence : le papier qui, jusqu’à peu, les liait presque inévitablement, leur reproductibilité propice à la diffusion, un format classique de consommation… La photographie semble toute destinée à se prêter aux pages des beaux livres.
C’est sans doute pourquoi le célèbre artiste britannique Martin Parr a consacré au photobook 3 volumes historiques et (presque) exhaustifs. Dans ces pages, ce dernier donnait sa définition du photobook : « Le livre photo est un type particulier de livre de photographie, dans lequel les images priment sur le texte, et le travail conjoint du photographe, de l’éditeur et du graphiste permet de construire une narration visuelle. »
Le premier photobook
Le premier livre à avoir été imprimé et illustré photographiquement serait daté de 1843. Publié par la botaniste Anna Atkins, Photographs of British Algae était destiné à aider les scientifiques dans l’identification de certaines espèces d’algues. Si la fonction originelle du photobook était donc usuelle, très vite, le monde du documentaire et de l’art s’en est emparé.
Par leurs sujets, leur importance historique, leur capacité à caractériser une époque de l’art, certaines éditions sont devenues des références. Difficile de ne pas penser, pour ne citer que ceux-là, à American Photographs (1938) de Walker Evans, The Photographer’s Eye (1966) de John Szarkowski ou encore The Ballad of Sexual Dependency (1986) de Nan Goldin. Des livres dont la notoriété a dépassé le cadre des amateurs avertis.
Mais quelle est la réalité du livre photo aujourd’hui ? Pour la comprendre, intéressons-nous au marché indépendant français. Comme c’est le cas pour le roman, tous les éditeurs ne jouent pas dans la même catégorie. Il y a les maisons bien installées et dont le savoir-faire n’est plus à démontrer. Nous trouverons ici les Éditions Xavier Barral, Textuels ou encore Actes Sud qui proposent souvent de grands noms du 8ème art.
Mais à côté, nous pouvons rencontrer de petits éditeurs indépendants qui exercent leur art avec autant de cœur et de talent. La constante augmentation du nombre de jeunes maisons d’édition montre l’intérêt suscité par cette activité. Pourtant le chemin est escarpé et la pente rude avant de voir un projet porté jusqu’au rayonnage des librairies.
Une histoire de rencontres
Dans un local du Xème arrondissement de Paris, au-dessus de la librairie photographique La Comète, nous rejoignons Véronique Peugnaud et Vincent Marcilhacy, co-fondateurs de The Eyes Publishing. Créée en 2013, cette structure s’est donné trois objectifs principaux : la publication d’une revue éponyme, l’édition de trois à cinq livres par an, et le conseil, notamment via des évènements consacrés à la photographie. Issus tous deux d’écoles de commerce, avec un parcours très différent, ils se sont retrouvés à travailler ensemble presque par hasard autour de la photo.
Ce qui les rassemble, une certaine fibre humaniste (au bon sens du terme) et un intérêt sincère pour les questions de société, d’identité au monde et de politique. Les sujets abordés dans leurs publications ne trompent pas. On y parle d’afropéanité à travers les images et textes de Johny Pitts (The Eyes n°12), des violences faites aux femmes dans le très poignant Faire Face de Camille Garbhi ou de genre avec une carte blanche à l’artiste pluridisciplinaire SMITH (The eyes n°11).
« Tout est une histoire de rencontres », explique Véronique Prugnaud. « Que ce soit avec un sujet qui nous interpelle, un artiste, une perspective d’approche, ce qui nous intéresse, c’est de faire progresser la réflexion. C’est ce qui nous incite à aborder une problématique dans sa globalité et ne pas nous restreindre au livre. »
L’organisation de rencontres avec les différentes communautés évoquées dans leurs publications et les Artist Talk proposés à Paris Photo participe de leur volonté d’engagement, de transmission et de médiation. En ce sens, malgré des moyens limités, The Eyes Publishing sait trouver les ressources nécessaires pour embrasser totalement le champ de leurs recherches. C’est la raison pour laquelle ils ne se considèrent pas tout à fait comme des éditeurs même s’ils reconnaissent que ce médium reste le mieux adapté à la photographie.
Une économie serrée
Aux photographes qui souhaiteraient être publiés chez The Eyes ou ailleurs, Véronique Prugnaud et Vincent Marcilhacy répondent la même chose que les autres acteurs du secteur que nous avons rencontrés : il faut avant tout connaître le travail et le catalogue de l’éditeur auquel on s’adresse. Cela paraît évident, mais nécessaire à rappeler. Trop souvent, les éditeurs reçoivent des projets qui ne correspondent en rien avec leurs lignes éditoriales ou l’esprit de leur maison.
Des idées originales, le secteur des éditeurs indépendants en regorge. C’est le cas de IIKKI, une jeune maison d’édition couplée à un label de musique, tous deux fondés par Mathias Van Eecloo. Autodidacte passé par des études d’arts plastiques Mathias Van Eecloo débute en réalisant la bande son de ses propres projections photo. Petit à petit, le concept de IIKKI est né : un photobook que viendrait épouser une musique (vinyle, CD, téléchargement). Simple, oui, facile à mettre en place, moins sûr.
« À l’origine, je venais plus du son, se souvient Mathias Van Eecloo. Disons que c’était là où je me sentais le plus à l’aise. Puis j’ai voulu me lancer dans l’édition. L’idée de regrouper le label et l’édition photo s’est imposée assez naturellement, d’autant que ça me permettait d’élargir le public et de lui faire découvrir des univers peut-être méconnus. » Pour ce faire, l’éditeur met en relation un photographe et un musicien. Souvent l’alchimie prend forme et le résultat réussit.
« C’est une question de feeling. Les phases d’élaboration sont émotionnellement intenses, confie-t-il, on passe par beaucoup de sentiments. » C’est au prix de concessions personnelles et d’un travail de longue haleine que Mathias Van Eecloo parvient à produire 3 livres/disques par an. Un rythme régulier qui lui permet de trouver un certain équilibre financier. Car un éditeur indépendant évolue le plus souvent dans une économie serrée. Compte tenu des caractéristiques particulières du photobook (images, papiers, formats…), les coûts sont bien plus importants que pour un livre “classique” et les revenus générés bien moindres.
Un objet avant tout
Dans de telles conditions, et sans misérabilisme, beaucoup d’éditeurs de photobook doivent cumuler leur passion à un emploi annexe qui les autorise tout simplement à vivre. Rares sont ceux qui y échappent, même lorsque le monde de l’édition ne leur est pas inconnu. C’est le cas de David Fourré, créateur des éditions Lamaindonne.
« À la base, je viens du livre jeunesse. J’ai commencé à m’intéresser au livre photo après qu’on m’ait offert un photobook de Jacob Holt. Alors, avec un ami, j’ai réalisé mon premier photobook, mais c’était pour juste pour nous, tiré à très peu d’exemplaires. Ensuite, j’y suis allé progressivement pour pérenniser mon modèle économique », explique-t-il.
Petit à petit, une ligne éditoriale tournée vers l’intime se dessine dans les sorties de Lamaindonne. Peut-être par choix inconscient, mais aussi par la façon de procéder de David Fourré. « J’invite les photographes avec qui je travaille à venir passer quelques jours chez moi. Il y a beaucoup d’échanges, de réflexion… De là commence à émerger une cohésion. Alors on peut se concentrer sur la construction d’un discours, sur les agencements, la maquette. »
C’est une évidence, un livre photo est avant tout un objet. Comme tel, il répond à une forme et dans ce domaine, tout est possible. Pour revenir à la définition de Martin Parr, un photobook est le fruit des efforts consentis par un photographe, un éditeur et un graphiste.
Comme le confirme Céline Pévrier, fondatrice des éditions SUN/SUN, ce denier a, lui aussi, un rôle essentiel. « C’est par hasard, dans une rue d’Athènes, que j’ai rencontré les créateurs du studio de graphisme Typical Organization », raconte-t-elle. « On a parlé pendant deux heures et ils m’ont donné des conseils que j’applique encore aujourd’hui. Par exemple, celui de rester aiguisée et de ne pas me détacher de mon originalité. Parfois, ils prennent le contre-pied de ma proposition initiale. Souvent, ça marche. » Devenir éditeur, c’est revêtir le costume d’une sorte de chef d’orchestre, de metteur en scène, c’est savoir s’entourer, décider et déléguer.
France Photo Book
Face aux difficultés d’accès à ces maisons qui déploient un savoir-faire certain et offrent une réelle attention aux artistes et à l’objet, de plus en plus de photographes cèdent à la tentation de l’auto-édition. Pour répondre à cette demande, le marché a vu arriver de plus en plus de sociétés se présentant sous l’étiquette de maisons d’édition, mais qui ne sont en réalité que des prestataires.
David Fourré le souligne : « Je ne trouve pas normal que quelqu’un qui se dit éditeur fasse payer le livre au photographe. Comme c’est une économie fragile, je peux le comprendre, mais ce n’est pas un travail d’éditeur. » Un raisonnement auquel souscrivent ses confrères que nous avons pu rencontrer.
Et Vincent Marcilhacy d’ajouter : « De toute façon, on produit beaucoup trop de livres. Cette économie veut qu’un éditeur qui souhaite exister soit en permanence obligé d’alimenter le marché. Je pense que certains livres, pas forcément nécessaires, ont été conçus dans cette optique. »
On l’aura compris, la vie d’un éditeur indépendant de photobook n’est pas un long fleuve tranquille. Devant ce constat et pour défendre leurs spécificités, certains éditeurs (dont ceux que nous avons évoqués) se sont réunis au sein d’une association : France Photo Book. Cette entité créée en 2019 et soutenue par le ministère de la Culture regroupe actuellement 29 membres. Elle s’est fixée pour objectif de faire reconnaître le photobook comme choix éditorial à part entière, de donner de la visibilité aux petits éditeurs et de faire vivre la production française à l’étranger, notamment lors des grands évènements internationaux comme l’UNSEEN à Amsterdam.
Savoir rester intègre
Une initiative bienvenue, d’autant plus qu’une des missions est également de former et d’informer les futurs libraires sur les spécificités du photobook. Une démarche expliquée par Anna Karine Robin, coordinatrice de l’association : « Nous intervenons auprès des facs et des IUT dont l’enseignement tourne autour des métiers du livre pour faire comprendre en amont l’économie particulière du livre photo. Un certain nombre de nos adhérents ou des éditeurs avec qui nous travaillons sont aussi enseignants, nous tentons donc de sensibiliser par ce biais. »
Si vous souhaitez rejoindre France Photo Book, des critères sont cependant essentiels : avoir son siège social, avoir trois ans d’existence minimum, sortir au moins trois titres par an, et avoir un diffuseur.
Ce qui ressort de nos discussions avec les éditeurs indépendants, c’est la bienveillance avec laquelle ils considèrent leurs partenaires et les artistes qu’ils publient. Le regard qu’ils portent sur ce secteur est peut-être dur, mais il est réaliste. Par ailleurs, ces éditeurs ne sont pas avares en conseils, que ce soit à destination des photographes ou à celle de leurs futurs confrères. Il suffit souvent de demander.
Il est en tout cas grandement recommandé aux photographes de connaître les publications et la philosophie des éditeurs auxquels ils s’adressent. Savoir être sélectif tant dans ses images que dans ses courriers est appréciable. Quant aux éditeurs de demain, la patience est reine, il ne faut pas envisager vivre de cette passion rapidement et il faut mesurer les risques avant de commencer cette aventure. À tous, les éditeurs conseillent de ne pas désespérer, de cultiver sa singularité et, surtout, de rester intègres.