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Le Pittsburgh historique, ville merveilleuse et sinistrée

Dans les années 1970, David Aschkenas a photographié Pittsburgh. Des images classiques qui font revivre le passé glorieux de la ville.
Le drugstore de Bloomfield © David Aschkenas

Pittsburgh est une ville surprenante. Sa beauté brute, peut-être moins évidente que celle d’autres cités américaines, est plus dure, plus virile. Sans doute parce que Pittsburgh n’a jamais été construite pour être jolie. Au contraire, elle l’a été pour être robuste. Une ville bâtie pour la postérité.

Pour documenter ce lieu et ses panoramas saisissants – aux collines comme des pics, aux briques écaillées et aux toits en structures métalliques apparentes – il faut du noir et blanc. Peut-être pour le jeu sans fin d’ombres et de lumières sur cet environnement aussi anguleux que rétif. Sans doute un vestige de l’époque où l’obscurité régnait dès midi, lorsque la suie recouvrait tout et que deux chemises par jour n’étaient point de trop.

Centre-ville © David Aschkenas

C’est peut-être aussi pour ce ciel éternellement gris, ces rivières plombées et cet inflexible paysage industriel. Ou l’horizon déchiqueté, les maisons aux bardages d’aluminium, l’asphalte laminé et les simili-briques ; ces maisons perchées tels des oiseaux criards sur les flancs de ces collines à nul autre pareil, accrochées à des falaises instables. Peut-être est-ce pour l’omniprésence des usines, cette sombre armada se profilant au loin. Cependant, Pittsburgh en noir et blanc, en pénitence, découle de quelque chose d’autre. Quelque chose de plus fort que l’acier. Que la nostalgie.  Et c’est peut-être un hommage au lieu.

À Pittsburgh, le temps est palpable. Dans une ville où les directions sont invariablement données par les normes d’autrefois, on a le sentiment que les aiguilles de l’horloge sont plombées, que la réalité n’a ni strass ni paillette. Pas plus qu’elle n’est repeinte aux couleurs pastelles. Exit le bleu lavande. Place au noir et blanc. « J’ai essayé de me concentrer sur des lieux qui ont disparu, ou changé de façon spectaculaire », écrit David Aschkenas.

Bradock © David Aschkenas

Et il l’a fait. Photographe subtil, David Aschkenas a créé ici des images grinçantes, mais jamais grotesques ; des clichés ni racoleurs ni éclatants. Il n’y a rien d’évident dans la vie ou dans le paysage, et pas la moindre grimace. Alors que certains ayant photographié Pittsburgh semblent avoir donné dans l’extraordinaire, David, au contraire, révèle – et se délecte de – la poésie du quotidien. Des choses souvent vues mais tout autant négligées ; ces détails qui font une ville, à l’éclat austère et dépouillé des espaces urbains. Une nouvelle de Raymond Carver, faite de blessures sans fin et d’excès profanes ; un poème de William Carlos Williams griffonné sur un carnet.

Comme ces aperçus, le Pittsburgh d’Aschkenas est un lieu triste et en voie de disparition. Sans la gloire de San Francisco ni la grandeur de New York, Pittsburgh est naturellement belle, mais il faut parfois creuser pour déceler son charme. En donnant à voir des choses si familières et pourtant apparemment exotiques, Aschkenas sous-titre nos vies, non seulement cet environnement bâti, mais aussi notre culture – sans jamais vraiment la remarquer. Dit d’une autre manière, David Aschkenas est une ville du Midwest, ce Midwest qui est l’incarnation du brut sur notre planète.

Magasin de donuts © David Aschkenas
Station essence © David Aschkenas

Art Rooney a eu ce mot célèbre : « Personne n’aspire à être un gros poisson ». En artiste humble et effacé, David Aschkenas est au service du projet. Le spectateur perçoit avant tout l’image, puis, comme pour Pittsburgh, la main de l’artiste derrière.

Sir Philip Sydney a écrit : « Il n’y a de plus bel art que celui qui est caché. » C’est le trompe-l’œil de ces images saisissantes : elles demeurent présentes à l’esprit. Bien que Pittsburgh soit une ville en effervescence, où les gens s’affairent, discutent et se promènent, David Aschkenas présente ici un lieu presque déserté, sorte de paysage lunaire où ne subsiste pratiquement aucune âme. Il ne donne plus à voir que le site construit – dans toute sa gloire et sa tragédie, sa sévérité et sa misère – et le laisse s’exprimer par lui-même, sans figure humaine aucune pour l’adoucir.

Eglise Cadilliac © David Aschkenas
Les aciéries © David Aschkenas

C’est ce à quoi ressemble le Pittsburgh de David Aschkenas : une ville apparemment figée dans le passé, mais qui est aussi en train de renaître depuis qu’un modeste comptoir de vente d’une boisson à base de seigle, à la frontière ouest de l’Amérique, s’est transformé au XIXe siècle en un tsunami de charbon et de minerai de fer et d’acier, pour se muer en grand atelier du monde. Dans cet esprit, on trouve ici aussi des bâtiments à moitié démolis, rasés apparemment à toute vitesse, leurs infrastructures en acier et leurs revêtements de béton transformés en lambeaux telles les entrailles d’une poupée de chiffon.

C’est par le biais de ces magasins que les nouvelles mamans et les nouveaux papas ont établi leurs précieux et précaires points d’ancrage en Amérique. Ces pionniers du Pittsburgh naissant ont marché dans les alpages, prié dans de petites églises isolées, fait le plein dans des stations-service désormais abandonnées. Aschkenas témoigne de tout cela, dans une sorte de Recherche du Temps Perdu merveilleusement luxuriante. Sans oublier les usines démoniaques et phalliques, aussi séduisantes qu’un Lucifer vêtu d’un costume en peau de requin le samedi soir. Noires et menaçantes, elles sont absolument irrésistibles, gorgées de leur puissance et de leur assurance, maltraitant l’air, l’eau et le ciel. Leurs pics nous effraient, ces toits de tôle ondulée transformés par David en abstractions géométriques à la Escher.

Les aciéries © David Aschkenas
Démolition d’une église © David Aschkenas

Ces usines ont fait de Pittsburgh une ville de renommée mondiale, forgeant l’acier pour pratiquement tous les grands projets américains, du canal de Panama à l’Empire State Building, en passant par l’Arsenal de la démocratie cher à Franklin Roosevelt. Ces usines nous ont également légué une identité indélébile. Mais lorsque le Dieu Acier est mort, les Temptations ont chanté dans « Papa Was a Rolling Stone » : « Il nous a abandonnés. »

Ou peut-être pas tout à fait, car une partie de cette immense et incommensurable richesse demeure dans un certain nombre de monuments, et notamment l’église presbytérienne d’East Liberty. Mais ce genre de démonstration est rare dans cet ouvrage. Plus typiques sont les nombreuses maisons abandonnées, les paysages enneigés et les petites entreprises.

Dans la représentation qu’en fait David Aschkenas, l’Amérique se résume à un travail sans fin et éreintant, à des villes-usines, des rues mesquines et à une vie difficile qui appartient au passé.


Par Abby Mendelson

Abby Mendelson est écrivain et ancien journaliste. Il vit à Pittsburgh, aux États-Unis.

Centre-ville © David Aschkenas
Maison abandonnée © David Aschkenas
Groupe de Patti Smith © David Aschkenas
Maison de l’Ukraine © David Aschkenas
Entrée du zoo © David Aschkenas

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