On a dit qu’« écrire de la poésie après Auschwitz est barbare », dans la mesure où même la poésie – le premier des arts – nous incite à faire face à l’inexplicable. On pourrait alors supposer que tout art né d’une tentative d’interprétation du mal absolu est voué à l’échec. Mais qu’en est-il des nombreux livres, expositions et productions théâtrales qui trouvent leur origine dans notre quête d’appréhension de l’Holocauste ? Parmi ceci, notons l’utilisation des portraits photo de survivants qui nous montrent les visages de ceux qui ont eu la chance d’échapper au régime nazi et que l’on honore aujourd’hui du simple fait qu’ils y ont survécu.
Des livres tels que When They Came to Take My Father de Mark Seliger, qui a fait date, ont exploité cette veine en présentant de nombreux survivants, tous photographiés dans divers endroits par le même photographe. L’ouvrage glaçant The Irreversible de Maciek et Agnieszka Nabrdalik présente de poignantes photographies en noir et blanc d’hommes et de femmes qui semblent réchappés des ténèbres. Tous deux ont contribué à l’élaboration d’un modèle permettant d’examiner ce vaste groupe d’individus. En outre, Martin Schoeller, B.A. Van Sise et d’autres ont rassemblé de nombreuses images mettant en lumière des survivants qu’ils ont photographiés. C’est là qu’intervient le projet Lonka qui remet en question le récit dominant.
En 2018 – quand les photojournalistes Jim Hollander et Rina Castelnuovo décident de s’attaquer au problème persistant de la sensibilisation du public à la Seconde Guerre mondiale et au régime nazi, en lançant le projet Lonka –, près d’un cinquième de la population française n’a aucune idée de ce que fut l’Holocauste, et plus de 40 % des Américains ne savent pas de quoi Auschwitz était le nom. La mère de Rina, Lonka (Dr. Eleonora Nass), a survécu à cinq camps de concentration et est devenue la source d’inspiration d’une tentative d’approche différente afin de conserver l’unicité des expériences individuelles que de nombreux survivants ont gardé pour eux.
Avec le projet Lonka, Jim et Rina décident d’aborder les choses avec le simple mantra d’un sujet et d’un photographe, ce qui va bientôt se répandre aux quatre coins de la planète et attirer de nombreux grands noms de la photographie. Désireux de participer – puisque la plupart des survivants sont très âgés et que plusieurs meurent chaque jour –, des photographes tels que Roger Ballen, Alec Soth, Marissa Roth, Gilles Peress, Lori Adamski-Peek et David Burnett se sont ralliés au principe du « pas de règles, mais avec un contrôle absolu » des directives données à tous.
Avec la mise en garde supplémentaire que « chaque photo doit être accompagnée de l’histoire d’une survie et d’une vie bien remplie », de nombreux photographes (dont je fais partie) ont sélectionné un sujet. Dans d’autres cas, les responsables du projet ont aidé à localiser les survivants. L’histoire de mon sujet, Stephen B. Jacobs, a attiré l’attention de mon producteur alors que nous commencions à rechercher des candidats, et bien que Stephen soit décédé depuis, sa « vie bien remplie » a été forte et engagée.
Le gros plan d’Andy Anderson sur les mains de Ben Ferencz, 99 ans, tenant son portrait dans son uniforme de soldat, pris il y a 80 ans, capture ce quelque chose d’ineffable qui se produit lorsqu’un créateur d’images reconnaît le cadeau qui lui est fait. Sur la photographie prise par Ohad Zwigenburg de Lia Hoover et Judith Barnea, des jumelles rescapées des expériences du Dr Mengele, on aperçoit deux ombres au mur derrière elles, tel un rappel effrayant de ce que l’on pourrait considérer comme « l’inexplicable », un effet qui ajoute de la gravité à un propos déjà difficile.
Pourtant, tous ces visages et toutes ces histoires auront-ils un impact significatif, et donneront-ils un coup de frein au glissement vers un déni récemment apparu ? Les événements d’« art après Auschwitz » sont-ils condamnés à s’adresser à un seul public, à être vus et lus par ceux qui savent déjà quelque chose de l’un des chapitres les plus sombres de l’histoire ? En fin de compte, les survivants qui doivent témoigner ont l’énorme responsabilité de partager leur histoire, quelle que soit la méthode ou le résultat. Pour combler ce gouffre béant qui se creuse chaque jour davantage, les récits de la brutalité de cet « enfer sur terre » devraient être obligatoirement dispensés dans toutes les écoles. Pourtant, au début de cette année 2022, seuls dix-neuf États américains ont pour obligation d’inclure l’enseignement de la Shoah dans les écoles. Les rappels constants sur les camps de la mort ne peuvent pas aller plus loin ; en effet, il est très difficile de transmettre la vérité sur la guerre à ceux qui n’y étaient pas, car les histoires des survivants sont extrêmement difficiles à transmettre.
La détermination de Rina et Jim à poursuivre cette mission est tout simplement miraculeuse. Porteur d’espoir, le projet Lonka est en cours et bien vivant. Il a été exposé à l’ONU, à la Willy-Brandt-Haus de Berlin et, plus récemment, sur la place Safra à Jérusalem, à l’extérieur de l’Hôtel de ville. Malheureusement, il y a quelques mois à peine, le portrait de Peggy Parnass, 94 ans, réalisé par Axel Martin, a été dégradé pour la cinquième fois depuis le mois d’avril dernier, ce que Jim Hollander décrit comme un acte anti-féministe et non antisémite, très probablement perpétré par des éléments farouchement ultra-orthodoxes. Et parce qu’on peut interpréter cela comme une forme d’antisémitisme, il est réconfortant de voir que le 20 janvier de cette année, la résolution israélienne pénalisant toute négation et déformation de l’Holocauste et des événements qui l’entourent a été adoptée par l’ONU.
Comme l’écrit Jim, « …en Israël, l’Holocauste est partout. Les monuments, les histoires personnelles et les jours où les sirènes retentissent durant deux minutes, quand la nation tout entière s’immobilise dans le souvenir et l’hommage. » Il est donc normal qu’un projet de cette envergure et de cette ambition soit né dans le lieu même où des milliers de survivants se sont installés après la guerre, un lieu où les Juifs ne seraient plus persécutés, qu’ils pratiquent ou non leur religion.
Max Hirshfeld est un photographe américain qui a grandi dans une maison pleine de livres et de disques. Ses parents ont survécu à Auschwitz et se sont installés dans une petite ville de l’Alabama. Son père, enfant prodige qui jouait du piano avec l’Orchestre philharmonique de Varsovie à l’âge de neuf ans, l’a poussé à explorer les arts avec une curiosité façonnée par des générations d’activités intellectuelles et artistiques.