En décembre dernier, Canon annonçait qu’il mettrait fin au développement et à la production des reflex numériques au cours des prochaines années. « Les besoins du marché se déplacent de plus en plus vers les appareils photo sans miroir », explique alors Fujio Mitarai, PDG de Canon, dans une interview. En tant que plus grand producteur d’appareils photo numériques, l’annonce de Canon provoque une onde de choc dans le secteur. En ce mois de juillet, des rumeurs circulent selon lesquelles Nikon suivrait bientôt l’exemple de Canon et abandonnerait également ses reflex numériques.
Bien que Nikon n’ait pas expressément confirmé les rumeurs – la société a en fait publié un communiqué de presse ce mois-ci qualifiant les rapports de « spéculation » – la tendance est à la baisse dans le développement et la production des appareils photo reflex numériques.
L’histoire de l’appareil photo DSLR (Digital Single Lens Reflex) est récente. Il devient populaire au début du nouveau millénaire, avec des sociétés comme Nikon, Canon et Fujifilm qui produisent toutes des réflex pour le marché grand public. Grâce à leurs grands capteurs et à leur vitesse d’obturation fulgurante, les reflex numériques ont rapidement eu la faveur de nombreux photographes professionnels.
Arrive ensuite Instagram en 2010. Les smartphones sont dotés de capacités photographiques depuis plusieurs années, mais ces capacités se sont élargies à chaque itération. En 2010, l’iPhone est doté d’un appareil photo avec un objectif de 5 mégapixels, capable d’enregistrer des vidéos HD. Avec la poussée d’un nouveau géant des médias sociaux, qui enregistre plus de 10 millions d’utilisateurs au cours de sa première année, l’imagerie sur smartphone commence à envahir internet.
Au-delà de sa facilité d’utilisation pour les médias sociaux, l’appareil photo du téléphone portable apporte également une certaine immédiateté. Soudain, les photographes n’ont plus besoin de transporter des appareils lourds pour capturer l’action autour d’eux. Le photojournaliste Ben Lowy documente ainsi des zones de guerre grâce à son iPhone. Au sujet de sa série « Uprising by iPhone », il écrit : « Les petits téléphones portables sont inoffensifs et permettent une bien plus grande intimité avec un sujet. C’était une expérience libératrice : pointer et photographier avec un petit appareil, sans être gêné par des sacs photo remplis de matériel et en réagissant au monde qui m’entoure. » En 2012, la photo de l’ouragan Sandy que le photographe réalise grâce à son iPhone est choisie pour faire la couverture du magazine américain Time.
Le photographe et écrivain d’architecture Andrew Campbell Nelson est du même avis. « Les caméras de téléphone rendent la documentation exceptionnellement accessible », dit-il. Nelson alterne entre un reflex numérique (le Canon 5D Mark 3), un appareil photo argentique (le Nikon 35 mm) et son iPhone, ce dernier étant le plus fréquemment utilisé. « Les moments intimes entre la famille, les amis et les amoureux sont capturés et sauvegardés chaque jour grâce à l’omniprésence de l’appareil photo [du téléphone portable]», dit-il. « Je crois que cela doit être une bonne chose, peu importe la qualité. »
La qualité, cependant, est subjective. Avec chaque génération de smartphones, les objectifs sont améliorés, et le potentiel de création de superbes images s’étend. En 2014, Apple lance sa campagne Shot on iPhone, pour mettre en évidence la qualité en hausse exponentielle de ses objectifs. Elle va remporter un succès fou. En 2019, la société s’associe aux icônes de la pop Selena Gomez et Lady Gaga pour filmer des clips musicaux en utilisant uniquement l’iPhone. Les lignes entre les photographies sur smartphone et les autres appareils photo numériques sont devenues plus floues, d’autant plus qu’une pléthore de logiciels offrent désormais la possibilité d’améliorer l’imagerie, ou d’augmenter la résolution.
Il est certain que les photographes ont adopté ces nouveaux outils. Le photographe britannique Nick Knight, qui préfère se définir comme un « faiseur d’images », déclare au magazine Business of Fashion en 2016 que « la photographie s’est arrêtée il y a des années et nous ne devrions pas essayer de retenir un nouveau média en le définissant avec des termes anciens. Nous pouvons faire des choses que Muybridge, Avedon ou Mapplethorpe n’auraient jamais pu faire parce que nous disposons de techniques bien plus évoluées. »
L’une des séries les plus populaires de Knight, « Roses de mon jardin », est prise exclusivement à l’iPhone. Grâce à Topaz Labs, un logiciel basé sur l’intelligence artificielle qui améliore la résolution, Knight a pu imprimer les images à grande échelle, les faisant gonfler de 2 à 3 mètres.
« Je suis heureux que tout le monde ait un appareil photo maintenant », déclare t-il à ce sujet à Business of Fashion. « La photographie était censée être le médium du peuple. Mais ce n’était pas le cas. Il n’y avait qu’un seul appareil photo dans notre maison, il appartenait à mon père et nous devions lui demander de l’emprunter le samedi matin. Mais maintenant, tout le monde peut faire une image, et tout le monde peut la voir. »
Il est indéniable que l’omniprésence des smartphones a démocratisé la possibilité de prendre part à la photographie, d’autant que l’écart de qualité entre un appareil photo de smartphone et un appareil photo traditionnel n’est plus aussi important qu’auparavant. Mais la qualité en elle même n’est peut-être pas la bonne mesure pour évaluer les deux technologie. Fred Ritchin, doyen de l’école de l’International Center of Photography, à New York, estime que la photographie sur smartphone et la photographie analogique sont deux médiums distincts qui ne peuvent être confondus.
Dans son livre After Photography publié en 2008, Ritchin compare le développement de la photographie numérique à celui de l’automobile. « Nous ne savions pas comment appeler [l’automobile], alors nous l’avons appelée une voiture sans chevaux. Nous avons toujours des chevaux dans nos moteurs, même s’il n’y a pas de chevaux, parce que nous nous sommes simplement dit que c’était une voiture sans cheval. Et de la même manière, je pense que la photographie numérique est comme une voiture sans chevaux », explique t-il. « Ce n’est plus vraiment de la photographie ; c’est autre chose. C’est un autre médium, ou une série de médiums, mais nous ne savons pas encore comment l’appeler. Nous l’appelons photographie numérique, alors qu’à bien des égards, elle n’a pas grand-chose à voir avec la photographie, que l’on appelle désormais photographie analogique. »
Quelle que soit la nomenclature, les photographies numériques règnent en maître en termes de production pure. La société de conseil Rise Above Research estime qu’en 2022, les gens prendraient environ 1,5 mille milliards de photos dans le monde. Si tout est photographié, quelle est la valeur d’une photographie individuelle ? « Je pense qu’il faut faire la part des choses lorsque l’on dit que nous photographions tout – je ne pense pas que ce soit le cas », déclare Fred Ritchin. Il ne pense pas que l’essor des photographies numériques aura un impact négatif sur le marché de la photographie. « Je pense que nous prenons des images d’un très grand nombre de choses, mais nous ne photographions pas vraiment tout dans un but précis, ni avec une sélection, un cadrage ou un point de vue. Il s’agit plutôt d’absorber une expérience sous la forme d’une image et de la partager ensuite. »
Cela ne veut pas dire que Ritchin est contre la photographie numérique. « Je pense que l’un des aspects passionnants des nouveaux médias, dont Marshall McLuhan a parlé, est leur hybridation. C’est à la fois un film et une photo. Ce sont deux énergies qui se rencontrent, dans deux perspectives, qui se rencontrent. Les DSLR vous ont donné une autorité de l’image qui est plus “professionnelle”. Mais ce qui est étrange, c’est que je pense que certaines des photographies les plus efficaces dans le monde sont celles qui ont l’air plus amateur, celles qui sont plus brutes. »
Nicolas Gillet, directeur marketing de Nikon France, affirme qu’à l’heure actuelle, Nikon produit toujours des appareils photo reflex. Il ne pense pas que les smartphones aient éradiqué la nécessité du reflex numérique. En fait, dit-il, ils sont complémentaires. « Il est évident que les smartphones ont démocratisé la création d’images tout autant que les réseaux sociaux qui accueillent ces images. Certains y prennent goût et veulent aller plus loin dans leur expression artistique. Ceux-là réalisent bien souvent qu’ils ont alors besoin d’un appareil dédié », explique t-il. « Au-delà de la qualité d’image et de la possibilité de changer d’objectif en fonction de ces besoins, l’ergonomie est bien différente. Chez Nikon, nous avons même un terme pour parler de cet aspect : le “cameraness”. La sensation physique de prise en main, le confort maintenu après plusieurs heures d’utilisation, la qualité du suivi du sujet dans un viseur, la personnalisation des fonctions directement sur le boîtier sont des éléments qu’il ne faut pas sous-estimer quand on choisit son matériel. »
C’est aussi l’avis de d’Andrew Campbell Nelson. Malgré l’omniprésence des appareils téléphoniques, le créateur estime que le reflex numérique occupe une place importante dans le monde de la photographie, et cite son besoin d’un objectif à bascule spécialisé pour capturer l’architecture, ce que son téléphone ne peut pas lui offrir. « Je rêve du jour où un appareil photo fin, de la taille d’un téléphone, pourra faire un objectif à bascule », dit-il.
Il existe cependant un autre élément en jeu, qui va au-delà du monde des appareils photo et de la photographie. Au cours de la dernière décennie, la photographie argentique s’est refaite une beauté, en partie grâce au pouvoir de la nostalgie et grâce à un désir ardent de matériel tangible. Dans l’industrie de la musique, qui a été perturbée par l’arrivée des services de streaming, les ventes de disques vinyles ont constamment augmenté au cours de la dernière décennie. Entre 2020 et 2021, les ventes de vinyles ont doublé. Le marché de la photographie analogique instantanée, comme les appareils photo Polaroid, a également connu une incroyable résurgence. En 2021, Business Insider rapporte que l’appareil photo Fujifilm Instax est alors l’un des appareils les plus vendus au monde. Et Polaroid adopte l’hybridation du numérique et de l’analogique en vendant une imprimante qui transforme les images de l’iPhone en tirages Polaroid, en la qualifiant de « chambre noire de bureau ».
« La photo argentique est en effet une tendance qui semble de plus en plus importante. Chez Nikon nous n’avons plus d’appareil argentique depuis 2020 (avec l’arrêt du Nikon F6), mais le marché de l’occasion est très dynamique et la côte du Nikon FM2, parmi d’autres, explose », dit Nicolas Gillet. « Il est difficile de savoir quelle sera l’ampleur du phénomène sur le long terme. Le manque de sensation physique de la photo numérique joue certainement un rôle dans cette tendance, mais de nombreuses tendances sont cycliques. »
Le professeur Fred Ritchin estime qu’avec l’évolution de la photographie et de l’imagerie vers le numérique, et l’essor des NFT, l’analogique va prendre de la valeur. Le marché semble d’accord : cette année, le précédent record de la photo la plus chère vendue aux enchères a été pulvérisé par la vente du Violon d’Ingres de Man Ray, qui a rapporté 12,4 millions de dollars en mai dernier. « J’ai le sentiment que les photographies analogiques vont prendre de la valeur de bien des façons, et que l’imagerie numérique va se retrouver dans le multimédia et la réalité virtuelle entre autres », dit-il. « Je ne dirais donc pas que les milliards d’images produites quotidiennement sont équivalentes à une photographie de [Jacques Henri] Lartigue ou à une photographie de Dorothea Lange. Je pense que ce sont des médias différents. »
Ritchin fait ainsi référence à l’ouvrage de Walter Benjamin, The Work of Art in the Age of Mechanical Reproduction, un essai prémonitoire sur la dévalorisation de l’art par des reproductions sans fin. Selon Benjamin, l’original est donc de la plus haute importance. De même, dit Ritchin, nous pouvons évaluer la photographie numérique et analogique à travers cette lentille. « Il n’y a qu’une seule Mona Lisa à Paris », dit-il. « Il pourrait y avoir 10 mille millards de cartes postales de celle-ci. Mais cela n’enlève rien au fait qu’il y a une Joconde singulière qui existe au Louvre et que les gens viennent du monde entier pour cette expérience singulière, contrairement à une carte postale. » Dans le cas de la photographie, « le tirage est l’attrait ». La touche individuelle apportée par le photographe qui l’a imprimé, et ses techniques en chambre noire, en font un original qui vaut la peine d’aller au musée pour le voir. Il existe également des photographies numériques exposées dans des musées, mais l’artisanat qui les sous-tend est fondamentalement différent.
Pour l’instant, les reflex numériques sont toujours disponibles, mais il est clair qu’ils sont en voie d’extinction. Canon se concentre sur les appareils sans miroir, qui représentent l’avenir de la photographie numérique, et il est probable que les autres grands acteurs du marché de la photographie lui emboîtent le pas. Mais il est peu probable que la photographie numérique remplace totalement l’analogique. Dans un monde de plus en plus numérique, le tangible est devenu de plus en plus précieux. Pour les aficionados de la photographie, rien ne peut remplacer l’expérience alchimique du développement des photos dans la chambre noire, ni la fierté de pouvoir comprendre et utiliser un appareil mécanique. Le reflex numérique est une tentative d’hybridation de l’expérience (et de la qualité) des appareils photo traditionnels avec une sortie numérique : mais à mesure que le monde de l’imagerie numérique s’étend et ne dépend plus uniquement des appareils physiques, c’est peut-être là que réside l’obsolescence.