Construit en 1861, le premier chemin de fer ukrainien d’Etat était long de 97,6 km. Pendant la période soviétique, les chemins de fer ont reçu une véritable impulsion. Le réseau a joué un rôle important dans le trafic de voyageurs entre l’Est et l’Ouest de l’Europe. C’était un « pont terrestre » entre Moscou, Leningrad et les villes des pays d’Europe Centrale et des Balkans.
En 2014, L’annexion de la péninsule de Crimée par la Russie a conduit à la cessation complète de la relation ferroviaire de la JRDA (Chemins de Fer Russes) avec l’Ukraine. Jusqu’en 2014, la gare de Simferopol était la premiere en Ukraine par le volume du trafic de voyageurs, en raison du flux de touristes d’été et de vacanciers. En décembre 2014, les trains qui, auparavant, traversaient en transit les parties des territoires occupés temporairement de l’Ukraine dans les régions de Donetsk et de Louhansk ont été supprimés, car il était impossible de garantir la sécurité des voyageurs. Héritage soviétique, l’Ukrzaliznytsia est aujourd’hui une des plus grandes entreprises d’Ukraine et l’un des chemins de fer le plus étendu d’Europe.
Mon premier voyage en train ukrainien date de mars 2014 – l’un des derniers train de Simferopol à Kyiv – soit après le référendum en Crimée. Ma deuxième expérience date de juin 2014, de Slavyansk (Gare bombardée par l’armée russe le 22 mars) à Kyiv, lors d’un retour dans le Donbass – soit après le début de la guerre. Depuis, je suis retourné 16 fois en Ukraine entre 2014 et 2022 et emprunté je ne sais combien de trains, d’un bout à l’autre du pays. Aujourd’hui, j’écris ce texte, dans un train de Kyiv à Kharkiv – mon premier voyage ferroviaire depuis le début de l’offensive russe.
L’ambiance y est forcément différente. Habituellement les trains partent et arrivent à l’heure, mais dans les circonstances actuelles, ils ont pratiquement tous plus de 2 heures de retard, ou plus. Les quais, les salles d’attente et les wagons couchettes sont plongés dans l’obscurité pour des raisons de sécurité.
Les premiers jours après l’offensive, les scènes de départ étaient tout-à-fait effarantes. Plusieurs milliers de personnes, de familles, tentaient de se frayer un chemin en se tenant les mains, entre les larmes et les cris des enfants. Les militaires tentaient de contrôler la foule dense et piétinante. La gare de Kyiv était bondée le jour, et presque déserte la nuit. Un contraste saisissant, que racontent à leur manière mes images.
Le 26 février, un couvre-feu strict a été instauré dans la capitale. C’était le moment décisif pour évacuer le fils de 4 ans de mon ami et collègue journaliste qui est installé à Kiev depuis 8 ans. Accompagnés de sa grand-mère, ils ont pris la route de l’exode vers l’ouest du pays. Entre temps, des collègues journalistes faisaient le sens inverse, nous les avons attendu pour passer la nuit dans la gare. Nous avons dormi dans les sous-sol entre les casiers des consignes puis avons quitté la gare au levé du couvre feu. Une expérience de plus dans le tumulte de cette guerre.
Une de mes dernières aventures est mon retour de Kharkiv à Kiev, le 23 mars. Avec mon collègue journaliste, nous sommes montés à bord du premier de la journée afin de mettre toutes les chances de notre côté ne sachant pas si d’autres trains en partance pour l’ouest étaient prévus dans la journée. C’était celui de 15h et il était plein, aucune place n’était disponible. Nous nous sommes donc installés entre deux wagons, où les passagers ont l’habitude de fumer. J’ai demandé en russe au contrôleur des wagons s’il était possible qu’on s’installe là avec nos ordinateurs pour travailler. Nous regardant avec étonnement ou pitié, il nous a dit de le suivre. Il a ouvert une porte et nous a dit de nous installer là. C’était la cabine de l’ancien restaurant du wagon. Puis il a fermé la porte.
A notre arrivé à Kyiv, nous étions les seuls à sortir. Tous les passagers continuaient leur voyage à l’ouest direction Lviv ou Oujhorod son terminus. Bleus et jaunes, les trains sont composés de différentes classes: il y a les premières classes (deux couchettes), les compartiments à 4 couchettes (koupet) et ceux à 6 (platzcart). Chaque wagon à un(e) hôte(se) attitré qu’on appelle les provodnik(sa). Ces derniers sont chargés de vérifier les billets, de s’occuper de la literie, des collations, et de contrôler le confort des voyageurs, certains avec plus de sympathie que d’autres mais le respect des règles est de mise. Ils ont l’habitude de vous réveiller 1 heure avant l’arrivée de votre destination. Si vous êtes bon dormeur, cela peut être un peu frustrant. Mais à l’inverse, si vous êtes amateur de paysage, cela vous laisse le temps de l’observer une dernière fois avant de quitter le train.
Les ukrainiens sont très organisés de nature. Même dans le train, chacun a ses petites habitudes et manies. Certains sortent très consciencieusement leur pyjamas, leurs chaussons, leurs trousses de toilettes, jusqu’à bien sûr être très à cheval sur la manière de préparer leur lit. Le décor à l’intérieur des wagons n’est pas unique. Certains compartiments sont rouges, ou bleus, avec des rideaux blancs ou jaunes, les sols peuvent être tapissés. Chaque wagon a son charme selon son époque. La particularité également des trains est que le chauffage est encore au charbon, ce qui donne un charme de plus. Un voyage dans le temps.
Utilisé principalement pour le transport de passagers ou de marchandises, le train a également une autre utilité en temps de guerre, comme le transport de biens humanitaires et d’urgences. Ilya, un jeune ukrainien, se rappelle que quand il était petit, il rêvait d’être chauffeur de locomotive. Sa grand-mère l’emmenait à la gare de Donetsk juste pour regarder les trains et entendre le grondement de la locomotive. Son meilleur et son pire souvenir, c’est celui d’un voyage pour Simferopol, en plein été 2013. « Il faisait tellement chaud, que nous avions l’impression d’être dans un sauna, je n’en pouvais plus, alors je suis allé voir la provodnitsa pour me surclasser en première classe, là où il y a de l’air climatisé », raconte t-il. La dernière fois qu’il a pris un train de nuit, c’était en novembre 2021, pour se rendre à Mariupol, visiter sa famille. Ce qu’il apprécie le plus à bord, c’est de boire le thé et se faire porter par les bruits qui bercent et secouent les longs voyages.