« Je ne suis pas douée pour prendre des photos », déclare Miyako Ishiuchi, l’une des photographes japonaises les plus en vue de sa génération. « Je n’aurais jamais pensé que je deviendrais photographe. Au début, je n’aimais pas vraiment la photographie – et c’est toujours vrai, à bien des égards. » Propos qui peuvent paraître ironiques, de la part de cette artiste de 75 ans, entourée de ses archives (livres, tirages) qui représentent plus de 40 années de travail.
Cela fait 5 ans qu’Ishiuchi vit à Gunma, à environ 2 heures de Tokyo, dans cet élégant bungalow conçu par un architecte local, avec sa façade en bois noir et son jardin japonais traditionnel. Autour d’un verre de thé, Ishiuchi dévoile sa relation involontaire, complexe et émotionnelle avec la photographie. Pour cette artiste, prendre des photos n’a jamais consisté à documenter la réalité, mais à mettre en évidence les cicatrices invisibles que le paysage, nos corps et les objets recèlent en eux.
Toile photographique
Tout commence dans la chambre noire. Au milieu des années 1970, l’ami d’Ishiuchi installe son matériel photo chez elle. « Je n’avais rien à faire à l’époque, et je me suis dit : “Pourquoi ne pas essayer la photographie ?” » Quiconque est entré dans une chambre noire se souvient de son odeur particulière, âcre et métallique. Ishiuchi a étudié la fabrication textile à l’université, et elle découvre que le produit chimique utilisé pour fixer la teinture est le même que celui qu’on utilise pour fixer une photographie. « J’ai reconnu l’odeur et j’ai été stupéfaite. Je me suis dit : “La photographie, c’est la même chose que le textile” », raconte-t-elle. « Je ne détestais pas l’odeur et j’aimais être dans la chambre noire. L’acte même du tirage m’a attiré vers la photographie, plus que toute autre chose. » A ses débuts, Ishiuchi prend rapidement et intuitivement des photos, dans sa hâte de retrouver la chambre noire. « Je n’avais aucune idée de la manière de prendre des photos, alors j’ai pensé qu’il était logique de les prendre en diagonale, pour qu’elles entrent le mieux possible dans le cadre. C’est pourquoi beaucoup de mes photographies sont inclinées », dit-elle en riant, « j’ai dû corriger la plupart d’entre elles par la suite ».
Ishiuchi va alors avoir 30 ans. Quelques années auparavant, elle a abandonné l’école d’art après avoir rejoint les barricades étudiantes – dressées au moment des événements de 1968-1969 qui faisaient rage au Japon –, et elle est passée de petit boulot en petit boulot, notamment caissière dans un supermarché, tout en vendant des t-shirts tie-dye et des bougies en forme de pomme qu’elle fabriquait elle-même. Sa rencontre avec la photographie va rapidement changer sa vie.
Deux mois après avoir pris sa première photo, Ishiuchi est invitée à participer à une exposition de groupe avec certains de ses amis photographes, et les images qu’elle présente sont les prémisses de Yokosuka Story – un reportage réalisé pendant dix ans dans la ville portuaire où elle a grandi. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Yokosuka abritait la plus grande base navale américaine du Pacifique. Les viols et autres crimes violents étaient monnaie courante, et Ishiuchi a été témoin de cette violence, dans sa jeunesse. « C’est à Yokosuka que s’est formé mon paysage psychologique », dit-elle. « C’est la ville qui m’a appris que j’étais une femme. » Dans ses images noir et blanc texturées, elle illustre la présence persistante de l’occupation américaine à travers le prisme de sa propre expérience émotionnelle du lieu.
De nombreux jeunes photographes sont présents, au vernissage de l’exposition collective, et parmi eux, Shomei Tomatsu, Nobuyoshi Araki et Daido Moriyama. « Je ne savais rien de leurs photos. J’avais entendu parler de ces gens, mais je n’avais pas vu leur travail », dit Ishiuchi. Elle qualifie le milieu de la photographie de « club masculin », mais le groupe de Tomatsu « était un peu différent ». Certes, c’étaient tous des hommes, mais « la manière dont ils pensaient la photographie était intéressante ». Contrairement aux photojournalistes de l’époque, ceux-ci considéraient le genre comme moyen d’expression artistique.
Araki est particulièrement impressionné par le travail d’Ishiuchi, d’où une exposition personnelle de la photographe au Salon Nikon de Tokyo en 1977. Tout est une surprise pour Ishiuchi, car la photographie est moins une passion qu’une compulsion. Photographier Yokosuka est une manière de revisiter les traumatismes de son passé. « J’avais l’impression d’avoir vomi toutes mes émotions », dit Ishiuchi, qui va passer deux mois dans la chambre noire. « J’ai tiré des centaines de photos, comme si je me vidais entièrement. »
En 1977, lors de l’exposition Yokosuka Story, un visiteur demande à Ishiuchi ce qu’elle va photographier ensuite. Sans hésitation, elle répond : « des appartements ». Ishiuchi a grandi dans un logement d’une pièce où ils vivaient à quatre, elle et sa famille, l’un de ces appartements bon marchés typiques de l’après-guerre. A Tokyo et à Yokohama, Ishiuchi photographie les façades délabrées d’immeubles similaires, et les logements encombrés. « Je voulais capturer une sensation, une sorte d’odeur corporelle – quelque chose d’invisible, plutôt que l’appartement lui-même », dit-elle. « Les gens laissent derrière eux toutes sortes d’histoires, d’odeurs et de souvenirs, dans ces endroits. Je voulais capturer ces sons et ces odeurs, les traces humaines. »
En 1979, Ishiuchi publie Apartment et devient la première femme à recevoir le prestigieux prix Kimura Ihei. Dans le cadre de son projet suivant, Endless Night, elle photographie de vieux bordels dans diverses villes du Japon. Et de nouveau, comme elle l’avait fait avec Yokosuka Story et Apartment, Ishiuchi revient aux cicatrices de son passé. La violence dont elle a été témoin à Yokosuka lorsqu’elle était jeune femme suscite une curiosité de ces espaces, où le corps des femmes est devenu une marchandise. « En réalisant ces trois premiers projets, je n’ai pas eu l’impression de prendre des photos. C’était plutôt visualiser mes problèmes, mon histoire personnelle », se souvient-elle.
Possessions du passé
Le travail d’Ishiuchi prendra un tournant par la suite avec Mother’s (2000-2005), Hiroshima (en cours depuis 2008) et Frida (2012). Ces œuvres marquent un passage des images texturées en noir et blanc aux natures mortes en couleur qui capturent la présence humaine dans les possessions matérielles du passé. Les séries sont visuellement en harmonie, mais elles ont été réalisées à des années d’intervalle dans des circonstances et des lieux différents. En 2000, Ishiuchi photographie les affaires personnelles de sa défunte mère pour gérer le souvenir de leur relation délicate. L’œuvre reçoit de nombreux éloges et Ishiuchi est sélectionnée pour représenter le Japon à la Biennale de Venise 2005. Dans la lancée, le musée du Mémorial de la Paix d’Hiroshima l’invite à photographier des objets ayant appartenu aux victimes de la bombe atomique. Puis en 2012, le musée Frida Kahlo, au Mexique, lui propose de photographier les affaires personnelles de l’artiste.
A présent, Miyako Ishiuchi ne travaille qu’en couleur. Rétrospectivement, elle pense que ce changement a renouvelé son rapport au médium, car elle ne développe plus ses propres images. « Avec le noir et blanc, je m’agrippais à la photo en une étreinte étroite », confie-t-elle, se souvenant de tous ces jours de solitude dans la chambre noire. « Avec la couleur, la photo flotte loin de moi, facilement et doucement. »
« Par rapport à autrefois, prendre des photos est plus amusant », admet-elle en souriant. Se distancier du processus physique de la création d’images a aidé Ishiuchi à rester en paix avec le médium. Son histoire, ainsi que son processus introspectif, illustrent le pouvoir qu’a la photographie d’exprimer, de raviver et de guérir.