« Les cartels gèrent la situation, dans le cadre d’un système économique pleinement fonctionnel qui permet à 3 000 familles de Dandora et des bidonvilles environnants de survivre. Régi par ses propres lois, possédant son propre système de commerce et même sa propre église et son hôtel, ce lieu infernal est bel et bien habité. Les cartels contrôlent le trafic d’armes, en utilisant des camions pour les faire entrer et sortir de la zone, et cela dans l’indifférence de la police locale. » Ces mots sont ceux du photographe britannique Sam Barker au retour de son reportage sur le site de Dandora.
2 000 tonnes de déchets par jour
Tout l’art des images de Sam Barker est de nous faire ressentir presque physiquement cet univers inimaginable. Nous sommes au cœur de Dandora, aux premières loges du spectacle de l’horreur et de la tragédie. Avec le cadrage classique de ses photographies et toute sa sensibilité d’artiste, Barker nous introduit dans un monde où les humains et les animaux luttent entre eux pour s’approprier les déchets de la société – mais il fait apparaître, également, la dignité qu’il y a dans cet effort quotidien pour survivre.
L’on imagine aisément, en regardant ces images, la puanteur intense et omniprésente qui règne à Dandora. On estime à plus de 2 000 tonnes les déchets domestiques, industriels, médicaux et agricoles générés quotidiennement par la capitale kenyane de Nairobi et déversés sans aucune restriction à Dandora. Le feu est mis à ce qu’il en reste, après que les humains et les animaux se soient servis.
Ces fumées nocives infectent le bidonville voisin de Korogocho, ainsi que d’autres quartiers environnants, où des études ont montré que la pollution de l’air est une cause majeur de cancer chez les enfants, et de troubles cognitifs pour toutes les générations.
Le père Maurizio Binaghi, enseignant à l’école communautaire St. John, à Korogocho, rappelle que « les gens ne vivent pas ici ; ils ne font que survivre. Cette masse d’humanité, qui compte environ 200 000 personnes grouillant sur 150 hectares, dans une odeur de pourriture, concentre des taux croissants de criminalité, de pauvreté, de violence domestique, d’abus d’alcool et de drogues, et de cas de sida. Les élèves de St. John’s sont sujets aux problèmes respiratoires et oculaires liés à la pollution, et manquent les cours en raison de crises d’asthme et d’allergies à la fumée. »
La décharge de Dandora a été déclarée saturée au milieu des années 1990, mais comme en témoignent sans équivoque les photos de Barker, on continue à y déverser des déchets, et pour une raison simple : ils rapportent de l’argent. Dans ce qui est décrit comme une « économie de recyclage périlleuse », ce réservoir pestilentiel des rebuts de l’humanité permet de nourrir 3 000 familles.
Economie parallèle
Victimes d’un cercle vicieux sans fin, les enfants n’ont souvent que deux choix : aider la famille à trouver de la nourriture en fouillant dans les déchets, ou se mettre au service du cartel.
La microéconomie de Dandora est une sorte de pacte avec le diable. Puisque l’humanité dépend de la nourriture pour survivre, les plus défavorisés préfèrent manger des aliments à-demi pourris que ne rien manger du tout. Ceux qui risquent leur vie en faisant les poubelles de la société, y récoltant des vieilles piles, du matériel électronique, des emballages en plastique préformé, des pneus, des guenilles, de vieilles chaussures, des fruits pourris ou du pain moisi qu’ils vendront ensuite pour de la menue monnaie rendent à quelques personnes le service de leur sauver la vie.
Et Barker poursuit : « Entre 3 000 et 5 000 hommes, femmes et enfants fouillent quotidiennement dans des déchets malsains, sans tenues ni gants de protection, en compagnie des cigognes géantes et des cochons sauvages ; cette culture toxique rend les gens vulnérables à la brutalité qui est la loi, ici. »
Les photos de Barker frappent le cœur autant que l’esprit, elles nous empoignent viscéralement. On peut presque sentir l’odeur corrosive des ordures grâce au rendu précis de l’appareil moyen format, généralement utilisé dans la photographie de mode ou d’articles de luxe qu’il faut mettre en valeur par un éclairage impeccable.
En deux jours de travail, Barker (qui logeait tout à côté du site), est parvenu à exprimer avec une grande force l’humanité déchirante de ces gens, travaillant sans relâche dans un enfer pour leur survie.
La totalité de la série « The waste pickers of Dandora » est visible sur le site de Sam Barker.