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Les femmes du bloc 81

En 1976, la photographe Mary Ellen Mark et l’écrivaine Karen Folger Jacobs ont entrepris d’illustrer la vie des patientes du bloc 81, internées à l’Oregon State Hospital, à Salem. Le seul service d’internement psychiatrique pour femmes de l’État.

« Quand je ferme les yeux et que j’essaie de me souvenir de certaines images, je pense à de longs couloirs éclairés par des lumières fluorescentes. Avec des gens qui entrouvrent leur porte et jettent un coup d’œil dehors, pour voir si c’est le bon moment de sortir de leur chambre. »

La photographe Mary Ellen Mark raconte tout cela dans une conversation enregistrée le lundi 22 mars 1976. C’était le huitième jour d’un projet visant à documenter la vie des femmes vivant dans le bloc 81 de l’Oregon State Hospital, le seul service d’internement pour femmes de l’État. Mary Ellen Mark est alors accompagnée du docteur Karen Folger Jacobs, écrivaine et thérapeute agréée.

Les deux femmes décident de séjourner un mois à l’hôpital d’État de l’Oregon pour photographier, observer et interviewer les patientes du bloc 81. Pour réaliser ce projet, elles vivent et travaillent à l’hôpital. Elles passent leurs journées avec les patientes. Leurs nuits ? Dans deux petites chambres du bloc 11.

© Mary Ellen Mark, avec l'aimable autorisation de la Fondation Mary Ellen Mark
© Mary Ellen Mark, avec l’aimable autorisation de la Fondation Mary Ellen Mark

Vol au-dessus d’un nid de coucou

En 1975, Mary Ellen Mark avait déjà travaillé dans cet hôpital, comme photographe de plateau pour le film chef-d’oeuvre Vol au-dessus d’un nid de coucou, de Miloš Forman. Elle obtient ensuite l’autorisation de réaliser des images dans le bloc 81 grâce à l’accord du docteur Dean Brooks.

« Je veux être la voix de ceux que l’on ne connaît pas… Je me soucie d’eux, et je veux que les gens qui voient mes photos s’en soucient eux aussi »

Comme expliqué dans l’ouvrage, Mary Ellen Mark avait aussi un intérêt personnel dans la documentation des institutions psychiatriques. Alors qu’elle était enfant, son père a été interné suite à des dépressions nerveuses à répétitions. « Je veux être la voix de ceux que l’on ne connaît pas… Je me soucie d’eux, et je veux que les gens qui voient mes photos s’en soucient eux aussi », confie-t-elle dans une interview.

© Mary Ellen Mark, avec l'aimable autorisation de la Fondation Mary Ellen Mark
© Mary Ellen Mark, avec l’aimable autorisation de la Fondation Mary Ellen Mark

Pour le projet, Mary Ellen Mark et Karen Folger Jacobs n’ont photographié et enregistré que des femmes qui y consentaient. Chacune d’elles a eu la liberté de se choisir un nom, afin de protéger son identité. Les deux photographes ont également enregistré leurs propres conversations nocturnes, à propos de ce qu’elles avaient vu et vécu durant la journée. Elles ont fait participer les patientes en leur demandant de faire des enregistrements de leurs propres pensées et sentiments, si elles le souhaitaient.

Donner à voir la maladie mentale

Ward 81: Voices, publié par Steidl, est une édition augmentée du livre original de 1979. Cette nouvelle version comprend des extraits des entretiens avec les patientes, certaines des conversations enregistrées entre Mary Ellen Mark et Karen Folger Jacobs, ainsi que des photographies inédites de la série.

© Mary Ellen Mark, avec l'aimable autorisation de la Fondation Mary Ellen Mark
© Mary Ellen Mark, avec l’aimable autorisation de la Fondation Mary Ellen Mark

Le livre contient également de nouveaux textes, notamment Shock Value: Histories of Psychiatry and Photography, de Kaitlin Booher, historienne de la photographie ayant travaillé sur l’illustration de la maladie mentale, et Mona, Beth, Laurie and the Others: Ward 81, écrit par la conservatrice Gaëlle Morel – un texte qui éclairent davantage l’importance des images du bloc 81 et l’historique du projet.

Les photographies de Mary Ellen Mark montrent des scènes à la fois intimes et intenses de la vie des patientes du bloc 81. Son objectif capte la routine de la vie quotidienne de ces femmes : manger, parler, danser, rire, pleurer… Mais l’on assiste aussi à leurs crises, on les voit prendre leurs médicaments, être mises en isolement, et parfois privées, par la force, de toute liberté de mouvement.

La voix des invisibles

Les conversations entre Mary Ellen Mark et Karen Folger, incluses dans la nouvelle édition, ainsi que les propres témoignages des patientes du bloc 81, donnent plus de consistance encore et d’impact à l’ensemble du projet. Complétant les photographies du livre original par des images inédites, cette nouvelle édition documente, avec toute la profondeur possible, ce que vivent les femmes atteintes de troubles mentaux dans cet hôpital.

« Vous n’êtes bonne à rien, et vous n’appartenez pas à ce monde »

Les textes et les photographies montrent les relations entre les patientes, la force du lien qui les unit. Elles montrent également ce qui se passe dans l’esprit de ces femmes, leur vision de la situation où elles se trouvent. Les images de l’ouvrage explorent aussi les autres relations, beaucoup plus tendues, entre les patientes et les soignants.

© Mary Ellen Mark, avec l'aimable autorisation de la Fondation Mary Ellen Mark
© Mary Ellen Mark, avec l’aimable autorisation de la Fondation Mary Ellen Mark

Tommie, l’une des femmes, témoigne : « Ils vous traitent comme si vous n’étiez bonne à rien. Ce qu’ils disent, c’est que vous êtes dans un hôpital psychiatrique et donc, vous êtes stupide, vous êtes une idiote, vous êtes une simple d’esprit, vous êtes retardée, vous êtes laide, et vous n’êtes bonne à rien, et vous n’appartenez pas à ce monde, alors tenez-vous tranquille et faites ce qu’on vous dit de faire, ou vous aurez de nos nouvelles. »

Dans leurs conversations, Mary Ellen Mark et Karen Folger Jacobs répertorient également les incidents entre soignants et patientes, et la dynamique de pouvoir qui s’instaure entre les deux groupes. Elles discutent aussi des réactions de rébellion des patientes, et des répercussions dans l’ensemble du bloc, tandis que les soignants tentent de reprendre le contrôle de la situation.

L’ensemble du projet met également en lumière les disparités entre la manière dont les hommes et les femmes étaient traités pour des troubles mentaux : « Les conditions de vie des patientes étaient étonnamment différentes de celles des patients masculins : ceux de l’Oregon State Hospital avaient des chambres et des traitements adaptés à leur besoins, tandis que les patientes du bloc 81 étaient séquestrées dans un bâtiment insalubre, et languissaient là, en l’absence de soins personnalisés et de psychiatres dévoués », est-il écrit dans le livre.

© Mary Ellen Mark, avec l'aimable autorisation de la Fondation Mary Ellen Mark
© Mary Ellen Mark, avec l’aimable autorisation de la Fondation Mary Ellen Mark

« Je me sens un peu coupable de partir »

Le jour où les deux photographes ont quitté le bloc 81, elles ont enregistré une dernière conversation, dans laquelle Karen Folger Jacobs dit se sentir coupable d’avoir laissé ces femmes dans le bloc 81, et de ne pas les avoir tirées de là.

Mary Ellen Mark : « Oui, je me sens… Je me sens un peu coupable de partir. »
Karen Folger Jacobs : « Pourquoi ? »
Mary Ellen Mark : « Parce que nous ne pouvons pas les emmener avec nous… Parce que nous devons les laisser là. Je me sens coupable dans le sens où je sais que Mary Iris recommencera à s’accroupir sur le sol et que Carol S. recommencera à ne parler à personne. Je me sens coupable de leur avoir rendu un peu service, et de devoir ensuite lâcher prise. »

© Mary Ellen Mark, avec l'aimable autorisation de la Fondation Mary Ellen Mark
© Mary Ellen Mark, avec l’aimable autorisation de la Fondation Mary Ellen Mark

Mais l’œuvre des deux photographes a eu un impact important sur la politique publique concernant le traitement des femmes dans les établissements psychiatriques, comme le rappelle l’introduction :

« Ce travail sur le bloc 81 est allé au-delà de l’esthétique […] Avant même la publication du livre, Jacobs a comparu en 1977 devant la Commission présidentielle américaine sur la santé mentale, témoignant de la négligence institutionnelle et des mauvais traitements trop fréquents qu’elle et Mark avaient observés à l’Oregon State Hospital. Les membres de la Commission ont été touchés, et ont voulu faire avancer les choses. »

Ward 81: Voices, Mary Ellen Mark & Karen Folger, 288 pages, 141 images, Steidl, 75 €.

© Mary Ellen Mark, avec l'aimable autorisation de la Fondation Mary Ellen Mark
© Mary Ellen Mark, avec l’aimable autorisation de la Fondation Mary Ellen Mark

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