L’année 2014 a été marquée pour moi par deux changements majeurs : j’ai divorcé, et quitté l’emploi que j’occupais au sein d’une grande chaîne de divertissement où j’étais devenue directrice du département de la photographie. Mais après avoir tenté de réaliser mon rêve d’être artiste pendant deux ans, j’avais épuisé toutes mes économies.
Je ne suis probablement pas la première à qui c’est arrivé. Incertaine du futur, j’ai fait ce que des milliers d’Américains font quand leur vie est en chute libre – j’ai pris la route. J’ai entrepris une série de longs voyages entre les différents États pour rendre visite à des amis, mais ce dont j’avais besoin, en réalité, c’était de m’éloigner des soucis et de l’agitation de ma vie. J’avais besoin d’un calme ininterrompu pour être seule avec mes pensées, et trouver un nouveau chemin.
L’autoroute ? Un sujet peu intéressant, a priori. Personne ne trouve une rampe de sortie très « sexy ». Le mot « autoroute » évoque des images de béton sans fin, de structures sans charme particulier et des paysages monotones. Pourtant, j’ai réalisé le rôle important que ce mot a joué dans ma vie personnelle.
J’ai grandi dans les années 1970 à Charlotte, en Caroline du Nord, l’un des joyaux de ce que les gens appelaient, à l’époque, « le nouveau Sud ». Dans la décennie qui a suivi l’avènement tumultueux des droits civiques, certaines parties du Sud des États-Unis se sont rebaptisées, et le « progrès » est devenu le nouveau mot d’ordre. Grâce à la climatisation et au réseau d’autoroutes, la croissance a explosé dans cette région : des centres commerciaux, des chaînes de restauration rapide, des lotissements et de nouvelles industries se sont développés le long des autoroutes.
Mon père était commercial ; il prenait l’autoroute le lundi matin pour se rendre dans les usines qui surgissaient un peu partout dans la région, et revenait chaque vendredi après-midi. Nous vivions dans un quartier résidentiel de la classe moyenne, je fréquentais une école publique d’où la ségrégation avait été bannie, j’ai été heureuse jusqu’à 12 ans, avant que mon père ne nous fasse brusquement déménager dans une banlieue rurale d’Atlanta. Là, nous avons vécu dans une maison isolée, au bord d’une route de campagne, et j’ai été inscrite dans une école conservatrice entièrement blanche.
Avec le recul, je pense que notre déménagement soudain dans cette région isolée a été une manière pour mon père de nous protéger. Mes frères, alors adolescents, avaient de graves ennuis, ce qui a déclenché une « dépression nerveuse » chez ma mère. Elle ne s’en est jamais vraiment remise. Je réalise maintenant qu’elle était atteinte de schizophrénie. J’ai passé trois années misérables à veiller sur elle pendant que papa était sur la route – pas d’amis, pas de voisins, pas de parents. J’avais envie d’être comme mes frères et de partir, mais je me détestais à l’idée d’abandonner ma mère.
À 16 ans, quand j’ai enfin pu conduire, la voiture est devenue ma bouée de sauvetage. J’ai rejoint tous les clubs scolaires, j’ai trouvé un emploi et je suis devenue une conductrice passionnée. Même si ma vie s’était considérablement améliorée, j’attendais avec impatience le jour où je pourrais partir pour aller à l’université. Parfois, cette attente me semblait insupportable, et je trouvais un soulagement à conduire sur l’autoroute autour d’Atlanta. Là, j’avais l’illusion d’avoir laissé la maison loin derrière moi, j’écoutais la radio et j’imaginais à quoi ressemblerait ma vie – et cela durait jusqu’à ce que je me calme, ou que je manque d’essence.
L’autoroute a continué d’être un refuge tout au long de ma vie d’adulte. En 2014, une année charnière pour moi, je me suis mise une fois de plus à parcourir de longues distances, pendant de longues périodes. J’ai alors commencé à m’intéresser à ceux qui voyageaient comme moi. Regarder les gens était quelque chose que j’avais toujours fait, au restaurant, dans la rue, en voiture… Mes frères aînés et moi nous battions pour nous asseoir près de la vitre, dans le break familial. Si c’était moi qui l’emportais, je passais chaque minute à regarder les autres voitures, et à imaginer à quoi ressemblait la vie des gens au volant.
Fascinée par ces autres conducteurs, curieuse de leur vie et de leurs pensées, j’ai commencé à les photographier avec leurs passagers. Ce qui correspondait à une volonté d’introspection est rapidement devenu un projet photographique à part entière. Prendre des photos quand quelqu’un d’autre était au volant me donnait très mal à la tête, donc j’ai réalisé presque toute cette série en conduisant moi-même.
J’ai alors posé mon appareil sur un trépied, et avec l’aide d’une télécommande je déclenchais plusieurs fois quand je pensais qu’une voiture était dans le cadre. En règle générale, je prends 3 000 à 6 000 images par jour sur l’autoroute, avec un taux de réussite extrêmement faible. Ces portraits ne sont pas posés, mais je ne photographie pas en secret. Je ne fais aucun effort pour cacher l’appareil. Comme je ne peux demander la permission aux personnes d’utiliser l’image, je prête attention à toute réaction visible à l’appareil, et si elle est négative, je ne l’utilise pas.
Tout au long de l’année, je prends des photos sur les nombreuses autoroutes de la région d’Atlanta, particulièrement pendant les vacances et les week-ends où je suis plus susceptible de croiser des voyageurs. Puis, du printemps à l’automne, je fais des voyages de trois à cinq jours dans le Sud-Est. Je prends des photos sur des autoroutes dans d’autres régions, mais je suis rarement satisfaite des résultats. Je commence à croire que l’univers me pousse à garder le lien qui m’unit avec le Sud-Est, mon chez-moi.
Une question m’a tourmentée pendant les 4 années où j’ai travaillé sur ce projet. J’étais curieuse d’imaginer la vie des autres, mais pourquoi seulement sur l’autoroute ? Pourquoi voulais-je seulement photographier des conducteurs sur le vif ? Pourquoi ce lieu avait-il une telle signification pour moi ? Le projet a piétiné, et ce n’est qu’avec la pandémie, en 2020, que la réponse m’est venue. J’ai alors repris ce travail avec une passion renouvelée.
La création des autoroutes a bouleversé notre façon de penser les voyages. Auparavant, voyager signifiait parcourir le monde pour découvrir de nouvelles cultures, de nouvelles manières de penser. Mais à présent, lorsqu’on conduit sur l’autoroute, on se retire dans un isolement complet, non seulement des autres voyageurs (qui passent à quelques mètres de nous), mais aussi des régions que l’on traverse. Avec le défilement interminable des structures similaires et banales, des rampes de sortie, des ponts et des bretelles, on perd le sens d’un mouvement vers l’avant.
Le temps semble s’être arrêté, et nous nous retrouvons dans un no man’s land onirique : nous sommes partis de quelque part, mais nous avons des heures pour arriver à destination. Autrefois, on aurait pu se retirer dans un temple, dans le désert ou dans une grotte pour y trouver le calme et la solitude. Curieusement, conduire sur l’autoroute offre à présent ce genre de refuge. En 2020, j’ai repris ce projet, mais en imaginant que les sujets des portraits tirent parti, comme moi, de leur temps sur l’autoroute pour réfléchir sur eux-mêmes et changer de vie.
Pour décrire cet état d’esprit, j’ai opté pour le mot bardo. Bardo est un terme tibétain qui signifie un état transitionnel ou intermédiaire ; le temps entre deux états d’être, souvent entre la mort et la renaissance. Ce qui m’intéresse particulièrement dans ce terme, c’est qu’il implique un état d’esprit où la métamorphose est possible.
En réalisant ce projet, je me suis trouvée dans un espace de l’inconscient, disponible pour nous dans notre monde de chaque jour. Je présente l’autoroute comme une introspection. J’invite le spectateur à utiliser ce corpus d’images pour entrer lui aussi dans cet espace et examiner ses propres schémas de pensée.
Pour plus d’informations sur Beth Lilly, rendez-vous sur son site www.bethlilly.com.