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Les guerres intimes des femmes ukrainiennes

La photographe Hailey Sadler témoigne de ses rencontres avec les femmes ukrainiennes pendant cette guerre qui révèle l’engagement de tout un pays.

À gauche : Un train sort de la gare de Lviv, avec à son bord principalement des femmes et des enfants. Il se dirige vers la frontière pour les mettre en sécurité. À droite : Marina Voluiko, 25 ans, attend son copain au poste frontière de Medyka, entre la Pologne et l’Ukraine. Elle s’est échappée de Kiev et est venue ici seule. © Hailey Sadler

« Je n’ai pas pu dormir la nuit du 24 février. J’ai commencé à préparer mon sac à dos au cas où je devrais partir. J’avais le sentiment que la situation allait devenir très grave. » Ivana fait frire des œufs sur la cuisinière, dans la cuisine de son minuscule appartement à Lviv. 

À 28 ans, elle est officier des forces armées ukrainiennes, mais elle paraît ici si jeune, vêtue d’un pyjama ample à rayures bleues. Elle laisse les œufs grésiller et s’approche de la fenêtre, tenant une tasse de café dans ses mains. « Je me souviens de ce jour. Il était 6 heures du matin et nous savions que la guerre arrivait. J’ai bu un café et je me suis tenue ici devant la fenêtre. J’ai vu un avion voler très bas. Cette image, pour moi, a été le début de la guerre. » Elle ne me regarde plus. Elle se souvient. 

Depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, on estime que 12 millions d’Ukrainiens ont fui leurs foyers en réaction à l’invasion russe. Le conflit a un impact démesuré sur les femmes, comme c’est toujours le cas dans les guerres. Avec les enfants, elles représentent environ 90 % des millions de personnes déplacées, et j’ai été particulièrement sensible à leurs histoires. 

«Plus fortes que les bombes sont les histoires de femmes qui mènent leur propre guerre.»Où ai-je entendu ces mots ? Ils m’obsèdent. Je pense aux œufs brouillés que j’ai laissés sur le feu le 24 février à Washington DC, alors que je regardais la guerre se dérouler dans le creux de ma main. Les images prises par les appareils photo de mes collègues et le son des bombardements dans les vidéos des inconnus publiées sur les réseaux sociaux. Il y a du sang sur le visage d’une femme. Elle a 53 ans, elle est enseignante. Je suis assise sur un canapé en velours bleu, la guerre dans la paume de ma main et l’odeur d’œufs brûlés remplit la pièce.

Dans une tente à la frontière de Medkya, en Pologne, Karabenkova Galyn essaie de garder ses deux enfants Danylo, 3 ans, et Anastasia, 8 ans, au chaud, à l’abri du froid mordant. Ils ont laissé leur père à Ovruch, en Ukraine. « J’étais tellement sous le choc que je n’avais même pas l’impression d’être sur cette terre…», dit Karabenkova, « mais je ne pouvais pas perdre mes moyens parce qu’il fallait que je trouve de la nourriture pour mes deux enfants ainsi que de l’argent. » © Hailey Sadler
Des plats à emporter pour le dîner. Plus de 40 mères et enfants ukrainiens ayant fui la guerre en Ukraine trouvent refuge dans la maison d’une femme d’affaires de Jaroslaw, en Pologne, qui a ouvert ses espaces de vie aux femmes cherchant refuge après avoir traversé la frontière. La maison est un chaos, mais au moins elle est sûre. © Hailey Sadler

Ivana enfile son treillis et se met du mascara à Lviv. C’est sa guerre. La guerre est toujours personnelle. Elle s’attaque à votre maison, à votre famille, à l’idée que vous vous faites de l’avenir – la semaine prochaine, le mois prochain, dans dix ans -. C’est une addition de tragédies intimes et de pires cauchemars individuels. Ses champs de bataille sont des endroits familiers. Des rues de la ville de tous les jours, des appartements où des sœurs ont l’habitude de mettre la table pour le petit-déjeuner. C’est la guerre d’Ivana. C’est la guerre de Marina.

Je rencontre Marina alors que nous nous chauffons toutes les deux les mains au-dessus d’une poubelle pleine de déchets brûlants. « Je n’ai pas dormi depuis une semaine », dit-elle. « J’étais trop fatiguée. » Marina est de Kiev. Tous les habitants de la capitale sont fatigués. À 25 ans, elle a voyagé seule jusqu’à la frontière polonaise où nous nous trouvons. « Mon père et ma mère restent. Ils disent : “C’est notre pays et nous allons nous battre pour lui”. Ma sœur est médecin et elle reste aussi pour aider les soldats. »

À gauche : un berceau est vide depuis que son occupant s’est enfui avec sa mère en Italie. Les rideaux restent tirés en milieu de journée, sur les conseils du gouvernement en cas d’attaque russe. À droite : Nastia Romanchenko travaillait comme institutrice à Kiev. Aujourd’hui, elle utilise une école pour se réfugier ici à Lviv et passe de longues journées tranquilles à tisser des filets de camouflage pour l’armée ukrainienne. © Hailey Sadler

Marina a un itinéraire différent. Elle va retrouver son petit ami ici, à la frontière, avant de se mettre en sécurité chez des amis en Bulgarie. Mais elle doit d’abord régler quelques détails logistiques. Tous les vêtements de Marina et son passeport ont brûlé dans son appartement lorsque le bâtiment a été bombardé. Elle se trouvait dans un refuge à ce moment-là. C’est probablement la raison pour laquelle elle est encore en vie.

Marina est forte. Personne ne devrait avoir à l’être autant. Tout le monde est épuisé. Chacun est au milieu de sa propre guerre. Leur force est le fil qui les relie toutes dans mon esprit – les femmes que je rencontre, les moments d’évasion que je peux partager avec elles et les fragments d’histoires que j’entends. 

À Lviv, en Ukraine, des grands-mères passent leurs journées à trier des tissus pour trouver les bonnes nuances de camouflage qui peuvent être utilisées par les forces armées ukrainiennes. De temps en temps, quelqu’un lit une bonne nouvelle sur son téléphone, pour garder le moral. Les mains s’arrêtent quand tout le monde fait une pause pour écouter et applaudir, puis retournent au travail. © Hailey Sadler

Je parle de cela avec Olena, alors que nous sommes assis à boire du café à la table de la salle à manger. Ce n’est pas la sienne. Elle est hébergée par une Polonaise qui a proposé de l’accueillir, ainsi que son fils de deux ans, Platon, et sa mère, après qu’ils aient franchi la frontière à Medyka, en Pologne. 

Je suis avec mon ami John et nous attendons qu’Olena redescende après avoir couché son fils pour la sieste. Deux photographes logés dans une chambre voisine étaient trop bruyant pour Platon. Il a pleuré pendant un long moment avant de s’endormir. Olena est aussi fatiguée que lui lorsqu’elle s’assoit avec nous, le regard plongé dans sa tasse à café. Mère célibataire de vingt-deux ans, tout ce qu’elle possède tient désormais dans une seule valise. « Où trouve-t-elle sa force ? », demande John. Olena lève les yeux vers nous et redresse ses épaules. Pendant un instant, la fatigue s’estompe. « Je suis ukrainienne », sourit-elle. « Je suis née comme ça. »

Des photos de soldats sont découpées et collées sur une carte de l’Ukraine au-dessus des empreintes de mains d’enfants dans une école transformée en refuge à Medyka, en Pologne. © Hailey Sadler
Olena Pozdynakova, 22 ans, joue avec des jouets empruntés en essayant d’apaiser son fils de deux ans, Platon, avant de le coucher pour une sieste. Elle séjourne avec lui et sa mère en tant qu’invités dans une maison à Medyka, en Pologne. Platon a du mal à dormir depuis qu’ils ont fui l’Ukraine. © Hailey Sadler
Yaruna Doroshenko partage un dernier moment avec son mari, Andrew, alors qu’ils s’embrassent pour se dire au revoir à la gare de Lviv, en Ukraine, avant qu’il ne soit déployé sur les lignes de front. Ils se sont mariés hier seulement, mais ils prévoient un mariage plus officiel dans quelques mois, à son retour. © Hailey Sadler


Je suis venue ici pour documenter la guerre, mais la guerre de qui ? Ce n’est pas comme si la « guerre » était une chose unique et unifiée, ou un être tangible à qui on peut demander de se tenir debout pour un portrait. C’est un kaléidoscope d’expériences. Je cherche des preuves de la guerre, et elles sont partout. Pas seulement dans les combats, mais dans les choses les plus infimes : un ton de voix, un tremblement, une larme. Je l’entends dans la voix d’Alona. Une mère de six enfants, terrifiés par le bruit des bombardements. Elle est actuellement enceinte d’un septième enfant, et ne sait pas quand elle pourra revoir son mari.

Ce sont les adieux qui sont les plus difficiles à regarder. Ceux qui donnent l’impression qu’ils pourraient être les derniers.

À la gare de Lviv, le visage angoissé de Yaruna se détache de la foule. Elle s’accroche à son mari, les doigts s’enfonçant dans son uniforme. Il fait gris et froid sur le quai. Andrew est déployé sur les lignes de front. D’autres photographes se pressent pour saisir l’instant et je perds de vue son visage au milieu de la marée d’objectifs. Plus tard, Yaruna vient me trouver. Je n’ai pas encore bougé. Je suis toujours là. Suis-je prête à lui envoyer une photo ? Elle me demande. Ils se sont mariés hier seulement, mais ils prévoient un mariage plus officiel à son retour. Nous échangeons nos comptes Instagram. Plus tard, je lui envoie les photos. Elle me renvoie un message et m’invite au mariage. 

Angelina* dit au revoir à son mari, Kosta, au téléphone par la fenêtre du train à Lviv, en Ukraine. Son train va partir pour la Pologne dans quelques instants et Kosta reste sur le quai. Elle est enceinte de leur premier enfant. *Elle a préféré ne pas donner son nom de famille. © Hailey Sadler

Même lieu, autre jour. Même lumière froide et grise. Angelina est en larmes lorsqu’elle dit au revoir à son mari, Kosta, au téléphone, à travers la fenêtre du train. Sa respiration embue la vitre. Elle part pour la Pologne, il reste là. Même après avoir posé son téléphone et s’être éloignée de la fenêtre, Angelina ne peut s’arrêter de pleurer. Elle est enceinte de leur premier enfant. Doucement, le train s’éloigne du quai. 

Je pars aussi. Mais je rentre chez moi, au lieu de fuir. Je laisse derrière moi les sirènes d’alerte, les barricades de sacs de sable et j’emporte avec moi une poignée d’histoires qui me semblent lourdes et précieuses à la fois. Je les tiens avec soin, j’essaie de bien les porter, même s’il est impossible de faire condamner l’inhumanité de la guerre avec quelques photos et des bouts de texte.

De retour dans mon appartement, alors que je trie les noms, les photos et les souvenirs, les messages Whatsapp ne cessent d’éclairer mon téléphone. « Est-ce que tu vas bien ? Tu t’en es sortie saine et sauve ? ». Ce sont les messages de ces femmes toujours au milieu de leurs propres guerres. « Envoie-moi un SMS pour me dire que tu es bien rentrée. »

Alona Paraschuk, 29 ans, a fui sa maison de Zhmerynka, dans la région de Vinnytsia en Ukraine, avec ses six enfants. Elle est enceinte de son septième. Depuis le 24 février, ses enfants étaient terrifiés par les bruits de bombardements et d’explosions. « Nous avions entendu des rapports indiquant que cela allait arriver, alors nous savions que nous devions partir », explique Alona. Elle ne sait pas quand elle reverra son mari. © Hailey Sadler

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