À Boston, autrefois, la section sud de la ligne orange du métro aérien s’étendait sur six kilomètres le long de Washington Street, de la station Chinatown à la station Forest Hill, dans la zone connue sous le nom de Jamaica Plain. Bâti en 1901, ce tronçon de ligne vétuste était une offense pour les yeux, et faisait vibrer le trottoir à chaque passage d’un train.
Les riverains de cette ligne ont dû composer, non seulement avec son aspect inesthétique, mais aussi avec les problèmes liés à l’irrégularité des trains et à la criminalité croissante dans les quartiers alentour. Les pauvres, les SDF se multipliaient. Tous ces inconvénients ont eu un avantage : la baisse de l’immobilier local. Il n’y avait aucune inquiétude quant à la hausse des loyers – nul ne voulait vivre dans ces quartiers, sinon des ouvriers ou autres personnes à faibles revenus, qui ne pouvaient se permettre d’habiter ailleurs dans la ville.
En 1985, les choses changent. Ce tronçon sud de la ligne orange est démoli, et dévié vers l’ouest de son tracé d’origine. De nombreux changements menacent alors les communautés riveraines : une hausse des loyers, la perte d’accès aux transports publics et la gentrification qui les délogera plus tard de leur quartier.
C’est dans ce contexte qu’intervient une organisation à but non lucratif, UrbanArts, subventionnant les projets artistiques à Boston. Cinq photographes sont alors sélectionnés pour documenter les quartiers riverains de la ligne orange en voie de démolition. Jack Lueders-Booth en fait partie.
Photo addict
La carrière photographique de Lueders-Booth débute assez tardivement, dans les années 1920. Son père, mathématicien, chimiste et physicien, est un bon photographe amateur, qui fabrique lui-même ses produits chimiques. A l’époque, Lueders-Booth se contente d’observer, son père ne jugeant pas utile de lui apprendre les rudiments de la photographie, préférant le laisser se consacrer à ses études.
C’est à 20 ans, après avoir emménagé seul, que Lueders-Booth s’initie réellement à la photographie avec l’aide de son cousin John Booth, colonel dans l’armée de l’air, passionné de photographie, qui envoie à Lueders-Booth un appareil télémétrique japonais bon marché. Il apprend alors la technique de la photographie – et construit même sa propre chambre noire chez lui, dans un grand placard tout en poursuivant sa carrière dans les affaires.
« La première fois que j’ai immergé une image projetée sur papier dans un bac de révélateur, éclairé par une faible lumière jaune, romantique, étrange, j’attendais de voir quelque chose, mais je ne voyais rien de rien », raconte t-il. « Et finalement, comme par magie, une image a commencé à apparaître. Sombre et pâle au début, puis, après quelques minutes, le tirage a émergé dans toute sa splendeur. Cet événement entièrement technique, sans rapport aucun avec l’esthétique, a déclenché en moi une sorte de dépendance. »
Un mono dans le labo photo d’Harvard
Tout en travaillant la technique du médium, Lueders-Booth commence à comprendre le pouvoir de la photographie : non seulement elle permet d’illustrer des scènes, mais elle véhicule également l’expression et l’interprétation. Ignorant tout de l’histoire de la photographie, Lueders-Booth tente de s’intégrer à des groupes d’étude, afin de satisfaire son appétit croissant de connaissances en ce domaine. C’est ce qui le met sur la voie de sa carrière de photographe.
« J’avais besoin de parler à des gens qui ressentaient, comme moi, une addiction au médium. J’avais envie de faire partie d’une communauté, grâce auxquelles je pourrais apprendre, échanger des idées, et peut-être mieux cerner ce monde mystérieux qui me fascinait », explique le photographe. « J’ai obtenu un poste à temps partiel de moniteur dans le laboratoire photo d’Harvard, ce qui m’a mis en contact avec des professeurs de photo, qui m’ont invité à des réunions informelles où l’on discutait de théorie critique. En 1970, quand j’avais 35 ans, ils m’ont proposé d’être l’administrateur de leur département de photographie, et en 1971, je suis devenu professeur. »
Ainsi, à l’âge de 35 ans, Lueders-Booth abandonne définitivement sa carrière d’homme d’affaires. Il enseigne à Harvard jusqu’en 1999, puis à la Rhode Island School of Design, à l’Université de Tufts, à l’école du Museum of Fine Arts de Boston, et enfin à l’Art Institute of Boston (connu aujourd’hui sous le nom de Lesley University College of Art and Design).
Deardorff 8×10 de 1928
Financé par UrbanArts, Lueders-Booth va passer dix-huit mois, entre 1985 et 1986, à photographier les riverains de la ligne orange du métro aérien en voie de démolition, sur Washington Street et deux pâtés de maisons alentour.
Le choix de l’appareil photo lui-même devient, pour Lueders-Booth, un moyen d’entrer en relation avec ses sujets. Plutôt que de s’équiper d’un 35 mm, léger et de petite taille, Lueders-Booth utilise un Deardorff 8×10 en cuivre et en palissandre datant de 1928. Pas vraiment le modèle le plus discret du marché. « Je l’ai utilisé pour sa visibilité. Je souhaitais montrer ma présence. J’étais un homme blanc qui photographiait des gens de couleur, et je ne voulais pas le faire subrepticement. »
Pour être stable, l’appareil doit être installé sur un lourd trépied. Le temps de cette installation, Lueders-Booth interagit avec ses sujets. Il ne les fait pas poser, afin de les mettre à l’aise et de les laisser s’exprimer devant l’objectif. Et il déclenche, au moment de la conversation qu’il juge le plus évocateur.
Des visages face aux statistiques
Ces images montrent la diversité des riverains, diversité qui disparaîtra après la démolition du tronçon de la ligne orange. On peut voir des enfants, des adolescents, des mères, des pères, des personnes âgées, des travailleurs et des gens vaquant simplement à leurs occupations quotidiennes. Ils sont tantôt en vêtements de travail, tantôt en tenues de sport, tantôt en costumes de soirée, ou juste en chemise. Ils sont noirs, blancs ou hispaniques.
Dans les projets urbains comme celui de la déviation de la ligne orange, les personnes sont réduites à des chiffres – recensement des déplacés, calcul des changements démographiques ou de la nouvelle répartition ethnique -. Mais comme le dit justement Lueders-Booth, les chiffres n’évoquent pas la vie d’un quartier.
Les communautés se sont méfiées à juste titre des conséquences de la déviation de la ligne orange : les prix du logement ont grimpé, contraignant de nombreux habitants immortalisés par Lueders-Booth à quitter cette zone. De nouveaux commerces se sont implantés, remplaçant les anciens. Et du fait de la gentrification, le quartier d’autrefois est devenu méconnaissable.
The Orange Line est publié par les éditions Stanley / Barker, et disponible au prix de 44£ sur leur site web.