Sur un skateboard, il faut faire preuve d’une incroyable concentration : trouver son équilibre, maintenir la tension de son corps et ne pas tomber. Skater ne vous laisse pas le temps de cogiter. La tristesse de la perte d’un proche ou le traumatisme de la guerre dans votre pays, disparaissent le temps d’un instant.
J’ai rencontré le skateur professionnel ukrainien Yurii Korotun, en 2018, près du square Maïdan à Kiev en Ukraine, lorsque je réalisais un projet à long terme, commencé au lendemain des sanglantes manifestations dans la capitale. Skateur depuis mon plus jeune âge, j’ai tout de suite été marqué par son style et les figures qu’il réalisait sur cette imposante place. Nous avons gardé contact.
Se reconstruire
Étant l’un des meilleurs skateurs ukrainiens, Yurii était sponsorisé par des marques et je m’attendais même à ce qu’il participe aux Jeux olympiques. Il a aussi skaté devant le président Volodymyr Zelensky lors de l’inauguration d’un des plus grands skateparks du pays.
En parallèle, il travaillait également dans une société de production qui tournait des vidéos promotionnelles pour des clients internationaux. Alors que la menace russe se fait sentir, et que Yurii Korotun perd peu à peu ses revenus provenant de ses sponsors et ses contrats dans la publicité, il décide de fuir l’Ukraine avec sa petite amie en prenant le strict minimum.
Après un court séjour à Antalya en Turquie, ils s’installent en février 2022 à Hanovre, en Allemagne. C’est à ce moment qu’il m’a recontacté pour raconter son histoire.
Depuis le début du conflit, plus d’un million d’Ukrainiens ont été accueillis en Allemagne. Parmi les principaux points de chute, la ville d’Hanovre fait partie des plus importants car sa position géographique en fait un lieu de transit vers le nord du pays et l’Union européenne.
Afin de faire face à cet afflux de réfugiés d’une ampleur sans précédent, la Ville d’Hanovre avec l’État fédéral de la Basse-Saxe a loué l’imposant Hall 27 du parc des expositions (Messegelände) pour héberger les familles ukrainiennes.
D’une superficie de 31 100 m², cet immense hangar accueille plus d’un millier de personnes en attente de logements adéquats. Parmi ces réfugiés hébergés, beaucoup d’enfants et d’adolescents perdus en périphérie de la ville, dans l’attente de jours meilleurs.
Loin de ses proches, Yurii, désemparé par la guerre et le quotidien monotone des réfugiés d’Hanovre, a souhaité leur venir en aide. Persuadé des bienfaits du skateboard et bénéficiant d’une popularité grâce à ses sponsors, il décide de soutenir ces jeunes à sa manière.
L’idée étant de leur permettre de se reconstruire tant physiquement que mentalement, après avoir tout quitté et passé de nombreux jours sur les routes en exil. A la fois ludique et difficile, le skateboard encourage l’attention et la persévérance tout en permettant à chacun de s’exprimer librement.
Grâce à un appel aux dons, aidé par l’Association pour la Promotion de la Culture et du Sport chez les Jeunes et les membres du skatepark Gleis D d’Hanovre, Yurii donne, depuis le mois avril 2022, des cours de skateboard gratuits aux enfants des réfugiés. Ainsi, cinq heures par jour et deux fois par semaine, il leur offre une bouffée d’oxygène et un exutoire créatif.
Au début, la vie allemande pour les jeunes réfugiés est difficile. Tout est nouveau pour eux, à commencer par la langue. Éparpillés dans des établissements, ils ne se retrouvent ensemble qu’au camp de réfugiés le soir, et au skatepark Gleis D en semaine.
Les cours de skateboard offrent un moment de partage avec Yurii. Les jeunes se sentent en sécurité et peuvent échanger en ukrainien. Malgré les traumatismes de l’exil, ils reprennent confiance en eux, et le skateboard, communauté solidaire, leur permet de se sociabiliser et de s’ouvrir à un nouveau monde.
Trouver son équilibre
Après des débuts timides, le nombre de jeunes, de tout âge, souvent novices, avides de découvrir cette activité non-compétitive, n’a depuis jamais cessé de croître. Encadrés par des bénévoles, les ateliers mixtes atteignent 25 personnes.
Au-delà de la barrière de la langue, au fil des heures et des jours, l’équilibre des réfugiés sur la planche s’est affiné, la confiance de chacun a augmenté, et les visages autrefois marqués ont laissé place aux rires et à la bonne humeur. L’initiative de Yurii est maintenant populaire dans la capitale du Land de Basse-Saxe et auprès des enfants des réfugiés du camp.
Depuis le mois d’août dernier, de nombreuses familles ont finalement trouvé des logements en ville. Les semaines des jeunes réfugiés sont maintenant rythmées par l’école avec leurs nouveaux amis allemands, et toujours par le skateboard. Les souvenirs traumatisants du conflit n’ont plus leur place au skatepark Gleis D et Yurii a remarqué à quel point cette culture sans frontières les ont « changés. ».
Même s’ ils ne souhaitent majoritairement pas parler de leurs avenirs, ni évoquer le conflit actuel, leurs sourires sont revenus car le skateboard leur permet d’échapper à la réalité, le temps d’un instant.
Désormais, les réfugiés se pressent d’améliorer leurs niveaux aux ateliers, telle une victoire déjà acquise contre les atrocités de la guerre menée par la Russie, et dans l’espoir de rouler un jour dans les skateparks et les rues de leurs villes respectives d’Ukraine.