Le maire de Palerme, Leoluca Orlando, a déclaré mercredi que Letizia Battaglia avait joué « un rôle emblématique dans le processus de libération de Palerme du contrôle de la Mafia ». Sur une île où l’omerta, le code du silence, a force de loi au siècle dernier, Letizia Battaglia s’est servie de son Leica pour prendre la parole, avant de devenir une figure politique locale du parti des Verts, travaillant avec des juges d’instruction pour faire condamner 474 membres de clans mafieux en 1986.
Première femme italienne photojournaliste pour un quotidien, Letizia Battaglia utilise ainsi ses images comme armes pour défendre ses concitoyens, témoignant de la campagne de terreur implacable de la mafia dans les années 1970 et 1980. En travaillant pour le journal sicilien L’Ora, Battaglia devient la voix des victimes de meurtres et de leurs familles, mettant notamment sa vie en danger pour réaliser plus de 600 000 images qui révèlent la mort et la destruction du crime organisé. « Soudain, j’avais des archives de sang », déclarera la photographe.
En mettant les meurtres à la Une, Letizia Battaglia confronte et défie directement les clans mafieux, dépeignant leurs actions lâches: assassinats de syndicalistes, de femmes, d’enfants et de magistrats qui refusent de se soumettre. Pour son action, Battaglia reçoit des menaces de mort, des lettres anonymes, son appareil photo est brisé et on lui crache dessus. « J’étais sûre qu’ils allaient me tuer. Cela m’a donné du courage », raconte t-elle dans le film documentaire Shooting the Mafia, sorti en 2019.
La fabrique d’une renégate
« Je n’étais pas une vraie personne », explique Letizia Battaglia dans Shooting the Mafia, décrivant les 40 premières années de sa vie avant de découvrir la photographie comme forme de libération. Elle grandit dans le Palerme d’après-guerre, et se souvient avoir vu un homme se masturber devant elle dans une rue du quartier alors qu’elle n’a que 10 ans. En réaction, son père l’enferme dans la maison, lui reprochant d’exciter le désir des hommes.
Après quelques années dans une école catholique, Battaglia devient athée et fait le vœu de s’échapper. Elle épouse un homme riche et plus âgé quand elle n’a que 16 ans, donne naissance à 3 filles et se retrouve piégée une fois de plus. « On attendait des femmes qu’elles se soumettent aux règles des hommes », dit-elle dans le film. « Nous rêvions de liberté. » Incapable de supporter cette oppression, Battaglia fait une dépression et est hospitalisée en Suisse pendant 2 ans. À sa sortie, elle rentre en Italie et comprend qu’elle doit se débrouiller seule.
Après son divorce en 1971, Letizia Battaglia se lance à 40 ans dans le photojournalisme. Trois jours après avoir rejoint L’Ora, elle voit sa première victime d’un meurtre. « Cela ne vous quitte jamais », dit Battaglia dans le film. S’alliant à ceux dont les vies ont été détruites, Battaglia commence sa quête de justice. Elle photographie à la fois les victimes et la mafia elle-même, refusant la protection du silence et de l’invisibilité.
« Letizia a tous les attributs que nous associons aux hommes », déclare Kim Longinotto, la réalisatrice de Shooting the Mafia. « En tant que femme, vous devez être chaste et concentrée sur la famille, pendant que les hommes sortent et travaillent. J’adore quand Leitizia dit : “Je fais passer mon travail en premier, et si ça ne te plaît pas, tu peux aller te faire foutre”. »
L’après-coup
« Avec la photographie, je pouvais me raconter une histoire », dit Letizia Battaglia dans Shooting the Mafia. Contrairement à la représentation romancée des clans mafieux par Hollywood, Battaglia se concentre sur les victimes, et dévoile le quotidien d’une population au milieu d’une guerre sans fin.
« J’ai vu beaucoup de films hollywoodiens sur la mafia et je les ai trouvés très divertissants et magnifiquement réalisés, mais vous entrez dans un état d’esprit et une façon de voir particuliers – vous êtes dans le monde de la mafia », explique Kim Longinotto. « Vous êtes de leur côté et vous suivez leurs histoires. Les gens se font tirer dessus et les fusillades sont très occasionnelles. C’est ce qui m’a surpris dans les photographies de Letizia Battaglia : elles portent sur les suites de la fusillade. Vous vivez la fusillade du point de vue de personnes ordinaires et d’une communauté. Vous voyez la famille, les gens dans la rue, les enfants qui se rendent à l’école. Vous voyez les meurtres d’une manière différente. »
L’exposition constante aux traumatismes et au stress finira par avoir raison d’elle, et après 20 ans derrière l’appareil photo, Letizia Battaglia quitte le photojournalisme. L’une de ses dernières photographies est celle d’un jeune garçon qui est tué après avoir vu son père assassiné. « On ne s’y fait pas », dit Battaglia dans le film. « On ne peut plus jamais être heureux après ce genre d’horreur. »
Un amour éternel
« J’ai toujours considéré Letizia Battaglia comme la véritable marraine de la photographie documentaire du XXe siècle », dit la photographe Donna Ferrato, qui a rencontré Letizia Battaglia lorsque toutes deux ont remporté la bourse W. Eugene Smith de la photographie humaniste en 1985, l’un des plus importants prix de photojournalisme. « Nous partagions une mission importante, devenue encore plus puissante par notre passion commune. Nous documentions toutes deux la violence des hommes à l’égard de la société, qu’elle soit publique ou privée. »
Donna Ferrato décrit leur relation comme celle de deux sœurs, deux femmes qui se décrivent elles-mêmes comme des « femmes fougueuses » qui n’adhèrent pas aux rôles traditionnels de la féminité. « Il y avait quelque chose de divin dans sa voix, son sens de l’humour et sa méchanceté. Letizia était un esprit libre, elle avait un côté coquin, mais elle était aussi très généreuse et altruiste », dit Ferrato.
« Il y a quelques années, j’ai organisé un atelier intitulé “l’œil sacré”, qui rendait hommage aux femmes qui avaient fui des hommes violents. À la fin de la journée, les photographes ont rencontré Letizia. Elle a regardé leur travail et a parlé avec eux. Elle était tellement inspirante. En regardant son travail, on voit la bienveillance qu’elle a envers les gens dans les rues, les enfants, les femmes âgées. Elle se souciait profondément d’eux. Cela ne l’a jamais quittée. »