Le volcan Stromboli rougeoie les nuits de l’île italienne depuis près de 5 000 ans. Les marins l’appelaient « le phare de la Méditerranée », car la lave qui en sortait les aidait à s’orienter en mer. Aujourd’hui, les habitants de l’île vivent dans deux villages, coincés entre les cratères et la mer. Une chose les rapproche, celle de vivre dans un paysage dont le calme souvent idyllique cache une puissance effrayante.
Le 25 mai 2022, une calamité a rompu le calme de la petite île, et le volcan n’y était pour rien. Ce matin-là, une équipe de production cinématographique, 11 Marzo Film, engagée par la RAI, la télévision nationale italienne, pour une série sur la protection civile, a déclenché un incendie au cœur d’une réserve naturelle. Le scénario prévoyait ce feu, provoqué, dans la série, par une éruption volcanique.
Sauf que ce jour-là est marqué par un fort sirocco, vent bien connu sur l’île, qui empêche les bateaux d’accoster pendant des jours. Le petit feu allumé par l’équipe devient rapidement incontrôlable. Les Stromboliens savent depuis des siècles qu’allumer un feu pendant le sirocco est dangereux, défiant tout bon sens. L’enquête criminelle ouverte à la suite de l’incendie n’a pas encore permis de déterminer si les actions de l’équipe de tournage étaient non seulement imprudentes, mais aussi illégales.
L’incendie
Le nombre important d’incendies en Sicile ce matin-là a retardé de plus de deux heures l’arrivée du premier Canadair sur les lieux. Et les avions ont été stoppés par la nuit. Si bien qu’au coucher du soleil, les habitants de l’île ont vu le dernier Canadair repartir, alors que la montagne était encore en feu. « J’ai reçu plusieurs appels qui disaient ‘Salvo, nous sommes seuls, préparons-nous !’ », raconte Salvatore Ben Fredy, strombolien. « Le danger qui menaçait ma maison concernait aussi celle de mon voisin. On s’est entraidé comme on pouvait. »
Son ami de toujours, Silvio Moreno, vit à proximité. Lui et beaucoup d’autres se souviennent du moment où « une rafale de vent a soudainement soulevé les flammes encore plus haut. C’était comme un mur qui avançait dans notre direction, et chaque fois qu’un nouvel arbre prenait feu, il se transformait en une énorme torche. »
Il a fallu 24 heures pour venir à bout de l’incendie et près de la moitié de la végétation de l’île est partie en fumée. Les animaux sauvages qui vivaient sur les pentes, les chèvres, les reptiles, les oiseaux et leurs nids, tous ont également disparu. « Cette nuit-là, on pouvait entendre le bruit des oiseaux qui percutaient les maisons. Quand j’ai évacué, des merles volaient dans tous les sens, ils avaient perdu la tête. Ils étaient en état de choc. Certains étaient au sol, d’autres ne cessaient de s’écraser contre les murs blancs», décrit Antonietta d’Andraia, qui vit de l’autre côté du village.« Plus tôt dans la soirée, j’étais sur le toit avec un pompier, quand j’ai vu un groupe de jeunes stromboliens, âgés de 20 ans, marcher vers la montagne avec des pelles pour aller arrêter le feu», ajoute-t-elle. « Alors j’ai demandé au pompier : ‘et vous ? vous ne pouvez rien faire ?’, ‘Non’, a-t-il répondu, ‘les flammes sont trop hautes’. Plus tard, la mère d’un de ces adolescents pleurait en ne le voyant pas revenir.»
Les habitants ont été profondément choqués, même si la plupart des maisons ont été épargnées par les flammes et que le désastre n’a fait aucune victime. Mais fin mai, l’île avait deux visages. A l’horizon, un paradis méditerranéen à la mer bleue turquoise et aux maisons blanches. Et dans votre dos, face à la montagne, une pente noire de destruction.
« Si quelqu’un avait imaginé ça comme un scénario de film, on aurait trouvé ça trop grotesque », ironise Jacopo Crimi, qui a déménagé sur l’île il y a sept ans. « Une équipe de tournage met le feu à une île volcanique alors qu’elle tourne une série TV sur le département de la Protection Civile… De toutes les manières les plus tordues, la fiction est devenue réalité. »
L’inondation
Un problématique s’est rapidement imposée : sur une pente aussi prononcée, dépossédée de ses arbres, les premières fortes pluies peuvent facilement provoquer des coulées de boue.
Pendant l’été, les habitants de l’île ont essayé de s’organiser en groupes pour commencer à replanter des arbres, mais le Corps forestier de l’État, l’institution chargée de cette tâche, est resté muet. Et bien sûr, la pluie est arrivée, plus forte que prévu. Il était 6 heures du matin le 12 août dernier. « Je me suis réveillée avec une coulée de boue, et de l’eau sur mon lit. En un instant, les chambres ont été envahies par un fleuve de terre et de débris qui a bloqué les portes », témoigne l’écrivaine Lidia Ravera dans les colonnes du quotidien italien La Repubblica.
60 propriétés ont été endommagées par les coulées, les rues ont disparu sous la boue. Une décharge abandonnée depuis des années a même déversé des décennies de déchets jusque dans la mer, condamnant l’une des principales plages de l’île. L’histoire nous alerte : la nature présente toujours sa facture. Lorsqu’une tragédie frappe la faune et la flore, l’homme est le prochain sur la liste.
Les habitants
11 Marzo, la société de production cinématographique à l’origine de l’incendie, a ensuite nié toute responsabilité, attribuant sa cause au « hasard et à l’imprévisible » et refusant de produire tout document d’assurance avant le mois d’octobre.
Quelques semaines plus tôt, la maison de production avait fait circuler une pétition parmi les propriétaires d’entreprises de l’île, leur demandant leur accord pour revenir tourner les scènes restantes en septembre. Une équipe de tournage basée sur une petite île fait tourner l’économie, que ce soit pour l’hébergement, les restaurants, les transports ou la location de matériel. Pendant les semaines qui ont précédé l’incendie, nombre de ceux dont les propriétés ont été endommagées ont été engagés comme figurants dans la série.
Dans une démarche indécente – exemple criant des comportements que peuvent avoir certaines grandes entreprises envers les particuliers, les exploitant et les confrontant à des dilemmes qui ne devraient jamais se retrouver sur la table des négociations – la société de production a demandé aux personnes dont l’île avait été dévastée – et sa saison touristique largement compromise – de les accueillir de nouveau. Certains résidents y ont pensé, mais après l’inondation, face à une île presque méconnaissable, ils ont exprimé leur refus de manière quasi unanime.
Le volcan
Le cinéma a écrit un chapitre important de l’histoire de l’île en 1950, lorsque Roberto Rossellini a tourné le film Stromboli, terre de Dieu, un film dont le succès – dû en grande partie aux rumeurs sur l’histoire d’amour du réalisateur avec l’actrice principale Ingrid Bergman – a transformé le rocher volcanique abandonné en une destination convoitée par les intellectuels non-conformistes. Pour le meilleur ou pour le pire, le film a donné aux Stromboliens l’occasion de se développer dans le tourisme. Beaucoup de ceux qui étaient partis à l’étranger à la recherche d’une meilleure vie sont revenus, et des nouveaux résidents sont arrivés d’Italie continentale et d’Europe du Nord.
Après cette catastrophe, les habitants font preuve de résilience, mais beaucoup, se sentant abandonnés par les institutions censées les protéger, reconsidèrent sérieusement le choix de vivre sur l’île. Actuellement, l’espoir pour l’avenir de l’île provient principalement d’actions individuelles et communautaires. Au lendemain de l’incendie, un pépiniériste sicilien a fait don de 500 oliviers à une association locale appelée Attiva Stromboli, qui a lancé une campagne de collecte de fonds pour financer la main-d’œuvre et les machines nécessaires à la plantation des arbres et à leur entretien au cours des prochaines années.
Ce qui a historiquement attiré les marchands de la Grèce antique, les marins, les artistes, les scientifiques, les touristes et les équipes de tournage sur une île minuscule, aussi esseulée dans la Méditerranée, a toujours été le volcan. Les Stromboliens l’appellent simplement « lui », comme un dieu qui ne peut être nommé et un ami avec lequel ils vivent tous les jours.
« Lui », qui était censé jouer le rôle du méchant dans le scénario de la série télévisée, n’a pas causé, au cours des 100 dernières années, l’ampleur des dégâts environnementaux issus de cet incendie déclenché sur le plateau de tournage.
Le Stromboli est un lieu transcendant, dont l’énergie marque même le visiteur de passage. « Lui », sera là bien après notre disparition, et tous les efforts déployés pour protéger l’écosystème de l’île contre les intérêts prédateurs ont pour but de le préserver de manière à ce que ses versants soient habitables pour nous et les générations à venir.
La machine à voyager dans le temps du volcan nous oblige à nous tenir face à un passé bien plus lointain que celui que nous pouvons mentalement visualiser, et à un avenir que nous ne pourrons sûrement pas voir. Elle a donc le pouvoir de nous ramener au seul temps que nous pouvons réellement détenir.
Pour soutenir la collecte de fonds des résidents de Stromboli, consultez le lien suivant : https://www.produzionidalbasso.com/project/stromboli-coltiviamo-un-idea/.