Février 2022, la Russie envahit l’Ukraine. Le conflit a depuis causé la mort de milliers de civils et engendré une crise massive des réfugiés. Alors que les forces russes ont été repoussées dans leurs premières avancées, l’ampleur et la portée de leurs crimes ont été révélées.
« Vous voyez un cadavre, les mains attachées derrière le dos avec de l’adhésif d’emballage plastique, parce que c’est tout ce que les Russes ont pu trouver à l’intérieur de ce bâtiment. Ils ont aussi utilisé, entre autres, des câbles d’alimentation. C’était plus facile de tuer ces hommes en les attachant, de les assassiner. »
La photojournaliste américaine primée, Paula Bronstein, raconte ainsi cette scène dans sa chambre d’hôtel à Lviv, lors d’une interview réalisée un dimanche soir de mai 2023. Cela fait un peu plus d’un an que l’armée russe a envahi l’Ukraine (le 24 février 2022), s’emparant de zones entières du pays, et tentant de prendre d’assaut Kiev, la capitale. Pendant les semaines précédant l’invasion, les troupes russes se sont massées le long des frontières ukrainiennes. La diplomatie n’a rien donné. Beaucoup craignaient que l’Ukraine ne tombe rapidement aux mains des envahisseurs.
« C’est la guerre la mieux couverte que j’aie jamais vue ou vécue »
Mais le pays et son peuple restent forts. L’armée ukrainienne ne s’est pas laissé faire, le gouvernement est toujours en place et le pays n’a pas été envahi. Mais les combats continuent de dévaster villes et villages. Et rien ne laisse présager une fin prochaine du conflit. Les bombes continuent de pleuvoir sur les zones où vivent les civils, les drones les surveillent toujours. Des infrastructures essentielles ont été ciblées et détruites. Des hôpitaux et des lieux où les civils ont trouvé refuge ont été attaqués. Des milliers ont été tués et blessés, et des millions ont fui les zones de combat. Au total, 8 millions d’Ukrainiens ont trouvé refuge en Europe. Selon le HCR, c’est la plus grande crise de réfugiés en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale.
Lorsque l’armée russe a été repoussée des zones qu’elle contrôlait, les preuves des crimes de guerre commis pendant son occupation ont été peu à peu révélées. Paula Bronstein n’est pas la seule à témoigner de telles atrocités. Des photojournalistes ukrainiens et internationaux ont massivement couvert les combats, la crise des réfugiés et les violations des droits de l’homme qui ont eu lieu après le retrait des forces russes. « Je dirais que c’est la guerre la mieux couverte que j’aie jamais vue ou vécue. Je n’ai jamais rien vu de pareil en termes de couverture, en termes de travail extraordinaire et de témoignages visuels, car chaque photographe a sa propre vision des choses », explique Paula Bronstein.
Le prix FotoEvidence Book Award est généralement décerné à un seul photographe pour un projet sur les droits de l’Homme. Mais avec l’invasion russe en l’Ukraine, Svetlana Bachevanova, l’éditrice de FotoEvidence, a décidé d’adapter le prix aux circonstances.
« Lorsque la Russie a envahi l’Ukraine et que nous avons de nouveau été témoins des agissements des Russes, j’ai décidé de dédier le FotoEvidence Book Award 2023 aux crimes de guerre commis sur le sol ukrainien. Il y a des histoires et des images dans le livre qui ne peuvent être niées et dont on se souviendra. » Cette décision a non seulement changé la procédure habituelle de FotoEvidence dans son choix des candidatures mais aussi dans l’attribution des prix. « La guerre en Ukraine a déterminé une nouvelle approche : au lieu de fournir des opportunités à un seul photographe, nous avons ressenti le besoin de rassembler la communauté du photojournalisme dans une action collective pour documenter les destructions de la guerre, la violence aveugle et criminelle de la Russie et le pouvoir de l’identité ukrainienne », détaille l’éditrice.
Documenter les crimes de guerre
FotoEvidence a reçu au total plus de 6 000 images, réalisées par plus de 100 photographes, et de nombreux témoignages écrits. Un trésor d’images et de textes rassemblé dans Ukraine: A War Crime, un ouvrage de 540 pages comprenant 366 photographies et témoignages, en anglais et en ukrainien, de 93 photojournalistes originaires de 29 pays différents.
La maison d’édition FotoEvidence a elle-même été fondée en réaction à d’autres atrocités commises par les Russes dans le passé. Bachevanova a grandi en Bulgarie et a toujours été consciente de ce dont les Russes étaient capables.
Après la chute du régime communiste en 1989, les nouveaux médias démocratiques ont commencé à révéler pour la première fois certains des crimes commis par le régime : camps de concentration, fosses communes, assassinats politiques. Mais il n’y avait aucune preuve visuelle de ces atrocités. C’est ce qui a motivé la création de la maison d’édition FotoEvidence et du FotoEvidence Book Award, l’un des prix les plus prestigieux du photojournalisme.
La responsabilité de choisir et d’organiser les différents reportages a été confiée à Sarah Leen, l’éditrice photo. « Au cours de toutes mes années de travail en tant qu’éditrice photo pour des livres et le magazine National Geographic, je n’avais jamais été confrontée à un travail aussi difficile. En tant que non-Ukrainienne, je me suis senti une énorme responsabilité de ‘bien faire les choses’, de trouver la structure adéquate pour raconter l’histoire de cette guerre à ceux qui en ignoraient les prémisses, et rendre justice aux Ukrainiens et aux photographes qui sont sur place », explique-t-elle.
De nombreuses images de ce livre sont des preuves évidentes de crimes de guerre commis. Comme la photo de cet homme préparant une civière pour y charger le corps d’un civil, tué sur le pont d’Irpin ou cette femme âgée, la main couvrant sa bouche, regardant les corps de 3 civils, dont un père et son fils, tués dans leur propre jardin.
Ces photos pénibles à voir mais nécessaire parlent de l’horreur d’une guerre qui n’aurait pas dû avoir lieu, d’une brutalité que l’on a du mal à se figurer, même en ayant sous les yeux les photographies de ses conséquences. « Ce sont les vivants aussi bien que les morts qui s’expriment, à travers ces images, parlent de tout ce qu’ils ont enduré », écrit dans le livre la photojournaliste Nichole Tung.
« La guerre laisse une empreinte indélébile sur tout ce qu’elle touche »
Chacun des 93 photographes retenus pour l’ouvrage a couvert la guerre différemment. Certains ont documenté les événements depuis l’invasion de l’Ukraine, en février 2022, d’autres ont illustré les prémisses. Maxim Dondyuk, photographe ukrainien, a commencé son travail en 2013-2014. Il ne se considère pas comme un photographe de guerre. Il travaillait sur un projet artistique. Mais depuis l’invasion russe, documenter le conflit a été une priorité :
« Je pense que c’est mon devoir, en tant que photographe documentaire et en tant qu’Ukrainien, de capturer ce moment historique pour le faire connaître à ceux d’aujourd’hui et à ceux de demain. Nous assistons à une lutte finale pour l’indépendance et la démocratie de l’Ukraine, dont l’issue est extrêmement importante, non seulement pour le peuple ukrainien, mais aussi pour l’ensemble du monde civilisé, et pour l’unité de l’Europe », considère le photographe. « La guerre paralyse les âmes et les corps, détruit les bâtiments et ravage la nature. Tout ce qui reste n’est que destruction, douleur et souffrance. La guerre laisse une empreinte indélébile sur tout ce qu’elle touche. »
Comme Maxim Dondyuk, Christopher Occhicone a commencé son travail en 2014. « Je suis arrivé en août 2014 et j’ai suivi le bataillon Donbass, une brigade de volontaires qui combat dans l’est de l’Ukraine. Après mon retour à la maison, j’ai reçu quelques messages de femmes de gars que j’ai rencontrés, qui avaient disparu ou avaient été tués. Cela m’a motivé à aller plus loin et à passer plus de temps dans le pays. En 2017, après être devenu résident d’Ukraine, j’ai vécu à Kiev la moitié du temps. J’ai compris que la seule façon de vraiment couvrir la guerre était d’apprendre la langue et de continuer à suivre les mêmes soldats en direction de l’Est. »
Pour Occhicone, cette proximité prolongée avec ses sujets, combinée aux atrocités vues et photographiées, peut rendre le travail plus difficile. « Ça peut sembler cliché, mais c’est l’enfer. Quand vous avez vu des dizaines de personnes exécutées dans les rues, que vous avez passé des mois dans un hôpital de campagne et vu des amputations et des morts, quand vous voyez des voitures de civils avec des familles mortes à l’intérieur, c’est horrible… En temps de guerre, vous pouvez ressentir un réel sentiment de fraternité avec les personnes que vous photographiez. Vous devez également essayer de gérer votre haine envers les gens qui leur font subir cela afin de garder la tête froide pour travailler. C’est très dur. »
Byron Smith est quant à lui arrivé en Ukraine quelques jours après l’invasion, missionné par une ONG basée au Royaume-Uni pour photographier la crise des réfugiés après les combats, le long de la frontière polono-ukrainienne, il a ensuite couvert la bataille de Kiev. Puis a consacré la majeure partie de l’année à tenter de saisir autant d’aspects du conflit que possible. Comme ses confrères, il espère que les photographies du livre trouveront une résonance chez les lecteurs. « Je veux aussi qu’ils considèrent chaque image comme le fragment d’un moment historique, et j’espère qu’ils se sentiront profondément concernés par ces photographies. »
Paula Bronstein est, elle aussi, arrivée en Ukraine après le début du conflit – elle était en mission en Afghanistan lorsque la guerre a éclaté. « Je continue d’essayer de produire du bon travail à propos de ce conflit que je ne veux pas que le monde oublie. J’ai éprouvé cela pendant 20 ans à couvrir l’Afghanistan. Mais ce qui se passe ici en ce moment est complètement différent, et retient toute mon attention. »
Le photojournaliste Finbarr O’Reilly est arrivé en Ukraine en avril, environ 6 semaines après le déclenchement des hostilités. Il est conscient que si de nombreux journalistes sont capables, comme lui, d’entrer et de sortir de la zone des combats, les journalistes ukrainiens couvrant la guerre sont dans une situation très différente. « Les journalistes et les photographes ukrainiens ont fait un travail d’une grande valeur. Vous pouvez vous en rendre compte dans ce livre, d’autant plus qu’ils documentent la guerre dans leur propre pays et doivent vivre avec elle. C’est une expérience que n’ont pas ceux d’entre nous qui ne passent ici que quelques mois. »
Maxim Dondyuk confirme cette situation. Vivre avec la guerre jour après jour est dévastateur. « On peut lire sans fin des magazines et des livres, regarder YouTube, la télévision et des films, mais on ne comprend jamais vraiment ce qu’est la guerre lorsqu’on n’est pas sur le terrain. »
À ce jour, la guerre a également coûté la vie à 17 journalistes, selon le Comité pour la protection des journalistes. L’Institut Reuters a lui aussi recensé les pertes, et créé une base de données contenant des informations au sujet de ces journalistes.
Mais ils ne sont pas les seuls à risquer leur vie. O’Reilly souligne l’importance de ceux qui apportent leur soutien aux journalistes sur le terrain, comme les fixeurs, grâce à leur connaissance de l’Ukraine et leurs relations. « Les locaux, les traducteurs, les chauffeurs et tous ceux avec qui nous travaillons : ce sont eux qui nous facilitent vraiment le travail. Et nous comptons beaucoup sur leurs connaissances, leur expertise et leurs contacts pour être en mesure d’obtenir le type d’accès dont nous avons besoin. »
Une archive historique
« Les photographes, ainsi que tous les autres journalistes, travaillent non seulement à diffuser des informations sur ce qui se passe ici, mais aussi à en préserver la mémoire pour les générations à venir. J’espère que ce livre aidera à sensibiliser le public à la situation en Ukraine », déclare Mykhaylo Palinchal, un photographe ukrainien.
Ukraine : A War Crime est un document d’une grande ampleur. L’ouvrage s’efforce non seulement de diffuser des informations sur les horreurs de cette guerre, mais il donne aussi des preuves tangibles des crimes de guerre – souvent niés – qui ont été commis sur le sol ukrainien. Ce livre garantit que ce qui s’est passé jusqu’à présent en Ukraine ne disparaîtra pas ou ne sera pas effacé. Et qu’un jour viendra où les responsables subiront les conséquences de leurs actes.
Les images d’O’Reilly témoignent crûment de la vérité, pour que justice soit faite, un jour ou l’autre. « Dans le livre, j’ai publié une série d’images d’une fosse commune dans une petite ville proche de Kherson, où, d’après les preuves que nous avons pu rassembler, des civils ont été exécutés par les forces russes pendant l’occupation. D’après mon expérience des conflits et des enquêtes sur les crimes de guerre, cela prend des années et parfois des décennies à se concrétiser. Mais disposer de ces preuves et de la documentation de ce qui a été trouvé à l’époque est souvent crucial. »
Sarah Leen, l’éditrice photo, souhaite que ce livre soit une preuve visuelle de la violence et des crimes de guerre : « Je vais citer Volodymyr Demchenko, un journaliste ukrainien, aujourd’hui soldat, qui a écrit l’introduction de Ukraine: A War Crime : “L’herbe pousse sur les tombes, les ruines sont en train d’être reconstruites, l’odeur du sang et des corps décomposés disparaît avec le retour du printemps, et il devient assez difficile de croire à ce qui était évident hier.” Je veux que le livre incite à se mobiliser et à entamer des poursuites judiciaires, et serve de document historique pour les générations futures. »
« Ce sont des preuves médico-légales. Ce sont des traces irréfutables », ajoute Finbarr O’Reilly. « Je pense que c’est aussi l’occasion de prendre du recul par rapport à la première année de guerre, à la couverture quotidienne de l’actualité ; il est bon que des éditeurs et des personnes ayant une vue d’ensemble sur la situation aient rassemblé quelques-unes des images qui ont le mieux illustré ce conflit jusque-là, en un recueil qui sera pour nous une archive historique. Parce que ce conflit se poursuivra peut-être pendant des années. »
Ukraine: A War Crime, FotoEvidence, 540 pages, 366 photographies couleur et noir et blanc, 20x32cm, texte en Anglais et Ukrainien, 70 €. Disponible sur le site de FotoEvidence.