Janvier 2023. Après 30 ans de cavale, Matteo Messina Denaro, le mafieux le plus recherché d’Italie, est arrêté à Palerme, en Sicile. L’arrestation de ce baron de la Cosa Nostra a ravivé les souvenirs d’une période tragique de l’île que le photographe Fabio Sgroi a vécu au plus près.
Alors âgé de 20 ans, ce membre d’un groupe de punk, qui a commencé par couvrir la scène underground de Palerme, se retrouve propulsé au cœur des crimes mafieux. A partir de 1986, il travaille pour le journal local, L’Ora. Trois années de sa vie qu’il raconte dans son livre Chronicles of the Newspaper L’Ora. Palermo 1985–1988. Un récit d’images marquantes, raconté comme un journal intime, qui donne à voir et sentir les respirations d’une ville – manifestations antinucléaires, vie nocturne, menus plaisirs, bataille politique – recouverte du voile noir de la mafia.
Comment devient-on, à 20 ans, photographe sur les scènes de crime de la mafia sicilienne ?
J’ai commencé à travailler pour le journal L’Ora dans l’idée de devenir photographe et parce que je voulais surtout m’échapper de ma ville. Je rêvais de voyager, de travailler dans différents endroits, et de vivre pleins d’expériences différentes. Mais j’ai fini par rester à Palerme. Il n’y avait pas de journée type à L’Ora. Parfois, il n’y avait que des nouvelles banales à couvrir, et d’autres fois, il pouvait y avoir plus de trois meurtres en quelques heures. On vivait au jour le jour, et on courait beaucoup.
Quelle était la politique du journal concernant la publication des scènes de crime ?
La plupart du temps, nous demandions que les photos ne soient pas recadrées, mais c’est la rédaction qui prenait la décision finale. Dans le livre, contrairement à ce qui a été publié dans le journal, vous pouvez voir des séquences qui illustrent ma façon de travailler. On peut ainsi voir la scène de plusieurs points de vue, ce qui donne une vision complète de l’histoire.
L’Ora sortait en début d’après-midi, c’était un journal de gauche avec une lignée de très bons journalistes qui menaient des enquêtes très sensibles. Certains d’entre eux ont d’ailleurs été éliminés par la mafia.
Que ce soit pour ce travail ou pour les autres, vous privilégiez le noir et blanc, pourquoi ce choix ?
La pellicule en noir et blanc était celle utilisée par le journal. Dès 1984, j’avais commencé à essayer différents types de pellicules, mais le noir et blanc reflète davantage ma façon de voir les choses, il joue parfois sur la notion de temps et d’espace, possède son propre langage, auquel je m’identifie.
Les médias ont commencé à couvrir de plus en plus les crimes de la mafia. Étiez-vous souvent le premier sur les lieux ?
Je ne me souviens pas vraiment si j’arrivais avant les autres. Mais ce qui est sûr c’est qu’une fois sur place, il n’y avait pas beaucoup de temps pour photographier. J’essayais de me positionner rapidement et de me concentrer pour cadrer la scène de la meilleure façon possible. Il fallait trouver son propre espace, sans autres photographes ou télévisions à proximité. J’étais généralement seul, rarement avec un autre journaliste, et je ne restais pas sur place très longtemps. J’étais très concentré, presque étranger à la scène car le temps était compté et je devais avoir la photo pour le journal. Mais l’atmosphère générale était lourde, nous étions en pleine montée en puissance des Corleonesi, le clan de Totò Riina.
Sur de nombreuses photos les corps n’ont pas encore été recouverts d’un drap, ni évacués… Comment arriviez-vous aussi vite sur place ?
Je me déplaçais avec ma mobylette ou ma voiture, et je courais. J’avais un “pager”, une sorte de téléphone portable. Dès qu’il sonnait, vous deviez appeler la rédaction pour savoir ce qu’il s’était passé et vous précipiter immédiatement sur les lieux, puis vous rendre rapidement dans la chambre noire pour développer. Quand le temps était vraiment compté, j’apportais la photo encore humide, fraîchement imprimée, à la salle de rédaction.
Etre confronté à ces scènes de meurtre à l’âge de 20 ans a-t-il laissé des traces ?
Heureusement, je ne pense pas avoir subi de grand traumatisme. En partie parce que, même plus jeune, j’avais déjà croisé un cadavre en allant prendre le bus pour aller à l’école. Palerme était une ville violente qui a connu des moments difficiles, notamment avec l’escalade des drogues dures comme l’héroïne et la cocaïne. Toute une génération a été détruite. Ce sont ces années-là que j’ai vécues.
En tant que photojournaliste, avez-vous été menacé après la publication de certaines photos ?
Même si je ne m’en rendais pas compte, il est certain que la mafia me surveillait. Je me souviens d’un épisode en particulier : tard dans la nuit, j’étais sur mon scooter, en train de raccompagner un ami. Une Fiat Panda avec quatre hommes à bord s’est arrêtée et le conducteur m’a regardé. Il a sorti une arme et l’a posée sur son bras, en la pointant vers nous. J’ai fait comme si de rien n’était, j’ai tourné la tête vers la rue devant moi, et quand le feu est passé au vert, je suis parti. C’était le genre d’atmosphère qui régnait à Palerme. Au crépuscule, une ambiance fantomatique tombait sur la ville. Les gens avaient l’habitude de disparaître la nuit.
Vous avez aussi couvert le Maxiprocesso (février 1986 – décembre 1987), le procès géant de la mafia à Palerme, quelle atmosphère y régnait ?
Je me suis rendu deux fois dans le palais de justice. La scène était surréaliste : ce grand complexe hyper contrôlé, les cages avec les accusés derrière les barreaux et les policiers postés devant eux. Nous tous, photographes, journalistes et cameramen, étions dans une section dédiée en hauteur (des journaux du monde entier couvraient le procès), ou aux côtés des membres des familles des détenus. Je me souviens de l’étrange sentiment de voir ces gens qui avaient perdu le charisme du dominateur, c’était particulièrement le cas pour Tommaso Buscetta.
Dans une récente interview pour Vice, vous évoquez la scène de crime du footballeur Salvatore Marino comme étant la plus marquante. Pourquoi cette scène, plus qu’une autre ?
Dans ce cas, le crime n’a pas été commis par la mafia, mais par des policiers du quartier général de Palerme qui ont mis en scène un faux suicide, jetant son corps nu à la mer après une nuit de torture. C’est l’une des premières victimes que j’ai photographiées. Il y a toute une série dans le livre qui raconte la scène. On pouvait ressentir la cruauté et le sentiment de désarroi qui régnait des deux côtés de cette guerre.
Pourquoi avez-vous choisi de vous replonger dans vos archives et de publier ce livre ?
L’ouvrage est né de la rencontre avec Giandomenico Carpentieri (maison d’édition Yard Press et Union Editions), un grand ami et collaborateur. Ces photos décrivent une époque, un moment historique. Mon approche était un peu différente de celle d’autres photographes. J’ai essayé d’évoquer un scénario, une atmosphère, et je pense avoir fait du bon travail.
Qu’en est-il du Palerme d’aujourd’hui ?
La ville a changé, elle s’est débarrassée de son image fantomatique. Elle a évolué, elle est désormais plus européenne, ouverte au tourisme de masse. A cette époque, cela aurait été inimaginable, c’était un endroit effrayant. Un bien-être collectif a pris la place du malaise que nous avons connu dans les années 80. Mais Palerme a revêtu un beau manteau qu’elle exhibe au grand jour, tandis que les affaires continuent dans l’ombre. La mafia ne cesse de muter et son héritage se transmet de génération en génération.
Fabio Sgroi, Chronicles of the Newspaper L’Ora. Palermo 1985–1988, Union Editions, 21 x 29,7 cm, 116 Pages, novembre 2022, 45€.