Alors ça y est, je reprends la route, les lunettes de soleil sur le nez, prêt à bouffer des kilomètres, le volant bien serré dans ma main droite, la main gauche par la fenêtre jouant avec le vent. À moi l’inconnu, la liberté, la découverte. Je ne sais même plus à quand remonte mon dernier voyage, foutu virus. Allez, mon vieux, voyons voir si tu fais encore le poids. Voyons voir où est passé l’aventurier en toi, et si rien n’a changé!
Rien n’a changé ? T’es sûr ? Une épidémie planétaire, des règles sanitaires dignes des plus grands films de science fiction, des frontières fermées et un petit être de quelques mois qui ne sait ni marcher, ni conduire et qui habite chez moi. Je tourne la clé dans le contact du gros Opel neuf places loué pour l’occasion, et nous voilà aux portes d’une nouvelle aventure : je pars faire du tourisme en famille.
Tous les ingrédients sont réunis pour une vraie incursion dans le monde magique, poétique et délirant du touriste. C’est le mois d’août, je pars sur les grandes routes qui traversent la France, avec un véhicule catégorie « familiale », des amis de toujours, des enfants en bas âge et le soleil féroce d’un vendredi soir à Marseille. C’est donc ici que cela commence, les vacances du monde d’après ? Allez va, tout ira bien : « C’est le temps de l’amour, le temps des copains et de l’aventure. »
Bien sûr, on se croit plus malins, et quitte à passer pour des tricheurs, on part de nuit, pour ajouter quand même un peu de romantisme à l’affaire. Très vite, on entre dans le vif du sujet, alors que je suis prêt à monter le son du poste à fond, balancer un bon vieux Mano Negra et ambiancer tout ce beau monde pour tenir la nuit, un coup d’oeil dans le rétro me rappelle la présence non négligeable de deux beaux bébés endormis à l’arrière et calme rapidement mes ardeurs. Baisse d’un ton et reste concentré mon vieux, s’agit de pas rater la sortie. A62 direction Toulouse puis Bordeaux, Nantes, et le Morbihan, 1200 bornes plus loin.
Heure après heure, les kilomètres filent, on enchaîne les stations essences, les aires d’autoroutes, les cafés tièdes et les merdes en emballages plastiques qu’on bouffe pour passer le temps au volant. Les enfants qui dorment, les amis qui dorment, la musique qu’on écoute plus que du bout des oreilles. Il fait nuit, derrière moi quelques phares me suivent, les lampadaires semblent palpiter sur ma droite, la voix sombre et synthétique de « Nightcall » résonne au loin. Il pleut. Il pleut fort. J’aimerais monter le son, mais je me laisse embarquer malgré tout. Fond de sixième, régulateur, siège confortable. J’ai envie de fumer.
On arrive aux premières lueurs, là d’un coup, après tous ces kilomètres, le nez devant l’océan. Il pleut un peu, on boit un café, les yeux lourds et les jambes raides en écoutant Matmatah à fond pour se mettre dans l’ambiance celtique, version détendue. Notre maison est là, comme on l’imaginait, les pieds dans la flotte ou presque, au bord de la jetée, avec ses volets bleus et ses promesses de réveils enchanteurs. Je veux marcher dans le sable. On sort les gamins pour leur montrer. C’est beaucoup d’eau cet océan. Je crois qu’ils ne se rendent pas compte. On se pointe dans cette baraque si belle, si magique, qu’une amie, rencontrée par un voyage au Groenland nous prête pour quelques jours. Déjà, on veut tout faire, tout voir, tout connaître. On veut ramasser des coquillages, des pour faire beau, des pour bouffer. Le meilleur resto du village ? Et pour manger des huîtres, faut aller où ? Ah bon, les marées c’est pas tous les jours à la même heure ? On est à combien de temps de Concarneau là ? Le blanc, il est au frais ? Chérie, elle est où ma marinière ?
Nous voilà dans notre costume de touristes, émerveillés par la navette qui rejoint l’autre rive du port, par les maisons secondaires du quartier d’à côté et leurs bouquets d’hortensias géants, par le chemin qui suit la côte, sous une douce forêt de pins, par les agapanthes majestueuses qui fleurissent sur le bord des sentiers et des routes et par le premier verre de muscadet d’une longue série. Je me prends à être heureux, serein, assis face à la mer, la guitare à la main pendant que les autres ramassent des coquillages. C’est les vacances, les filles sont belles, j’ai faim et depuis qu’on est arrivé, on n’a plus vu une goutte de pluie.
Mais attention, ce n’est pas simple, le métier de touriste. Loin de là. On l’idéalise parfois beaucoup trop. Encore plus en temps de COVID. C’est quand la dernière fois que t’es allé dans un office de tourisme, hein ? Je te met au défi de te pointer un 15 août à l’île aux Moines, à six, avec trois gamins et une envie furieuse d’engloutir une galette complète supplément saucisse dans une taverne digne de ce nom. Crois-moi, ça a de fortes chances de se finir le cul par terre, devant le bureau de poste, avec des falafels à emporter. Ceci dit, je n’ai jamais été un buveur de cidre et j’adore la bouffe libanaise.
À Carnac, les confrères vacanciers descendent par bus entiers, avec tout l’attirail : badge de couleur autour du cou, sac à dos, guide et traducteur. Quelle leçon, j’ai encore beaucoup à apprendre. Partout, les téléphones sont braqués, photographiant tout et enchaînant les selfies devant les dolmens. On est loin de la tribu de Dana et de l’armée de Cimmériens prête à croiser le fer. Il faut faire la queue devant des roches alignées derrière un grillage, et parfois se serrer les uns contre les autres, jouer des coudes dans la foule masquée et les touristes hollandais pour débusquer un Kouign Aman, dont on pourra dire fièrement, ah, ça, c’est un vrai, alors qu’on y connaît rien du tout.
Les plages sont bondées, enfin bondées à la bretonne, c’est-à-dire comme en mars en Méditerranée. Et malgré le panneau baignade interdite, chacun attend son tour pour la photo souvenir devant l’arche de roche de Port Blanc. Puis bien sûr, on veut se la coller au bistrot et avaler des huîtres les pieds dans l’eau, mais tu crois que c’est facile toi, de trouver un test covid en Bretagne au mois d’août ? Non. Définitivement non. Quand un lundi matin la onzième pharmacie annonce que oui bien sûr, c’est possible de prendre un rendez-vous pour un test, mais dans six jours seulement, il faut soit être très calme, soit bien renseigné sur la technique de pêche aux coques et la cuisson des homards à la maison.
Évidemment, il y a les vaccinés et ceux qui n’ont pas eu le temps ou qui n’ont pas eu envie, mais personne n’a tellement envie de passer ses vacances à en débattre donc on met Gainsbourg et on se paye une sieste pendant que les gamins dorment en attendant de savoir si tout le monde pourra aller au resto. On prend finalement l’apéro dans un boui-boui en plein vent. Dans les chiottes, je vois une inscription au stylo « À la vie, à l’amor. » Je trouve ça beau et retourne à mon muscadet, un peu ému.
Et un matin, enfin, il fait mauvais. Enfin, de la brume, de l’humidité, des nuages, un vrai temps de merde. On est ravis! Les bateaux semblent voler dans le brouillard, les gamins n’ont jamais vu ça. On se sent enfin en vacances, au frais. On va pouvoir passer la journée à trainer à la maison, sans sous-vêtement, hésitant gentiment entre un café et une bière, jouer au tarot la bouche pâteuse en regardant la pluie tomber, exactement comme dans nos plans.
Mais tout ça ne dure pas et le soleil refait vite son apparition. Ah les climats exotiques ! Je me balade dans le village. J’admire ces familles qui étendent leurs serviettes sur cette petite plage, rongée minute après minute par la mer qui remonte et reprend sa place, en chassant les enfants, leurs châteaux de sable et le tas de coquillages qu’ils avaient patiemment ramassés. Pour l‘Assomption tout le monde est venu voir les bateaux se faire bénir par un prêtre. Partout des sauveteurs et des curés. Des curés et des sauveteurs. Et des touristes ravis. J’imagine alors qu’un de ces navires se mettrait à couler, avec ses passagers en soutanes, et les vacanciers sur la berge seraient pris de panique. Je dois être un peu cynique.
On rentre à la maison pour trouver un oiseau mort que le chat nous a laissé devant la porte, sûrement un rapport avec la bénédiction et mes fantasmes morbides. On s’envoie quelques coquillages sur la plancha, que je ne peux pas m’empêcher d’arroser de pastis. Touriste peut-être, pas apatride.
Tu te vois rentrer de Bretagne sans avoir loué des vélos pour balader le long de la mer ? Impossible, j’aurais l’air d’un amateur ! Nous voilà donc occupés à atteler nos progénitures sur de magnifiques bicyclettes de location, siège bébé inclus et partir, nonchalant, siffloter sur la piste balisée en vert à travers la lande humide et les maisons de carte postale. Ça sent le fenouil, les algues et la transpiration. J’ai l’impression d’être en vacances dans un film français, attendant patiemment de croiser François Cluzet en train de faire son footing avec Marion Cotillard.
Les rafiots vieux et morts, abandonnés là semblent sécher sous la grisaille, comme des fantômes dans la nuit bretonne, recouverts de tags plus ou moins poétiques. Le temps passe, je fume des clopes devant la mer en regardant passer le chat. Les vieux sont au bistrot, les bateaux montent et descendent dans la marée, les enfants jouent sur la plage, on entasse les sacs de souvenirs en tout genre dans un coin du salon : whiskys au Sarrazin made in Breizh, bols personnalisés, biscuits au beurre salé, terrines et autres douceurs locales. Les amis s’en vont, les amis s’en viennent. Et toujours cette putain de fenêtre qui donne sur l’océan, juste là. Quelle satanée beauté, crois-moi.
Par un beau samedi d’août classé noir, je me frappe 6 heures de caisse dans les bouchons pour aller déposer mes amis à Nantes et qu’ils rentrent dans le Sud. Voilà une vraie expérience de touriste, et je n’en suis pas peu fier ! Je pense à ce mec qui est tombé en panne sur le bord de la route. Juste aujourd’hui, il doit se dire. Il regarde passer les autres en attendant la dépanneuse, avec son triangle rouge, ses mômes qui s’ennuient et son air triste. Des enfants jouent sur les aires d’autoroute, des parents sortent une table sous un arbre avec leur glacière et leur pique-nique, je regarde les gens discuter dans les voitures d’à côté. J’écoute Bashung en boucle, ça me rend mélancolique, je crois que je n’ai pas envie de rentrer. Je me met à t’imaginer nue, sans trop savoir pourquoi, puis me laisse captiver par de beaux marais, de l’autre côté de la route. Il faut que j’aille voir les dunes derrière la maison en rentrant. Je me demande pourquoi je n’aime pas trop le bouquin d’Hemingway que je viens de commencer et pense a ton cul à nouveau. On pense beaucoup quand on roule seul et longtemps. Trop, parfois.
Je rejoins Marine et d’autres amis à Vannes, ville typique et charmante m’a-t-on dit, je ne pourrais pas franchement vous répondre, mais ville accueillante sans aucun doute : 4 000 manifestants anti-pass-sanitaire selon France 3 région en ce samedi de vacances, joli score. Le centre-ville est bloqué, et nous avons droit à quelques belles invectives à une terrasse, à propos de notre comportement de collabo. Un délice.
Puis nous voilà prêts à reprendre la route, du sable plein les pompes et les serviettes encore humides sur les sièges arrières. On remet la guitare dans le coffre, on ramasse les culottes, on entasse les valises et les bières pour la route. C’est pour ça qu’être touriste est une occupation ingrate. C’est un statut bien trop précaire, ça finit toujours par s’arrêter. « Nous ne faisons que passer, c’est pour ça qu’on a l’air triste », disait Miossec. Alors on reprend le chemin du monde, et on se laisse descendre le long du pays, jusqu’à la prochaine destination. Il faut toujours quitter la mer. Il faut toujours rentrer, et même le COVID n’a rien changé à cela. J’irai où tu iras – tu parles.
On file tranquille vers le Sud, en laissant l’océan sur notre droite. Les panneaux des villes s’enchaînent et me transportent vers des balades iodées les pieds dans l’eau. Guérande, Noirmoutier, Ile d’Yeu. J’imagine de grandes plages un peu mystérieuses et sauvages, l’air marin, de gros nuages noirs et tes pieds dans le sable. Pour l’instant, je suis sur l’autoroute, entre deux zones commerciales. Hélas, les supermarchés ne sont pas plus beaux près de l’Océan.
On traverse des champs, des collines, des prairies, des plaines et tout ce que ce pays compte de terrains agricoles, plantés de quelques éoliennes. Des camping-cars essaient de doubler un tracteur sur une petite nationale, pas de doutes, c’est bien la France qui s’étend devant nous. On file toujours vers le sud pour une halte dans le Bordelais, prendre des amis dans les bras et remplir le coffre de Pessac et de Graves.
On finit par stopper le fourgon sur le parking d’un club de karaté, dans un village paumé des Cévennes. On se tape un restau de campagne, pichet de rouge et carafe Ricard sur la table GIFI, entrecôte trop cuite, serviettes roses assorties aux chaises, le chic à la Française. Dans la salle vide, une énorme télé diffuse un jeu à la con. On marche comme des touristes dans la rue principale. Barrons-nous, mon amour. On boit un dernier café dans un troquet, tenu par Mégane et Isabelle avant d’aller marcher dans la forêt, pour fuir la chaleur étouffante et voir un serpent filer sous l’eau fraîche. Je me fous à poil dans une rivière et je regarde mon sexe flotter dans les remous avant de reprendre la route peinard.
Ma fille s’endort à l’arrière, Marine me raconte des trucs qui me font marrer, les amis me manquent un peu, c’est la fin des vacances et je crois que je ne suis pas un mauvais touriste. La route est belle et serpente entre les vignes et les oliviers. J’ai les pieds humides, je sens un peu la vase et je m’enfilerai bien une dernière crêpe. Alors je mets un peu de musique et je file tranquille sous le soleil du soir.
“Le temps dure longtemps,
et la vie sûrement,
plus d’un million d’années,
et toujours en été. »
Par Théo Giacometti
Photoreporter indépendant, membre du Studio Hans Lucas depuis 2018, Théo Giacometti vit et travaille à Marseille où il réalise des reportages, pour la presse ou des ONG, principalement autour des questions sociales et environnementales.