Je suis heureux d’avoir mes deux yeux. L’un de mes premiers souvenirs remonte à mes 5 ans : mon père devait subir une opération en ambulatoire pour qu’on lui retire des polypes dans le nez. Et de toute évidence, le médecin qui l’opéra était ivre puisqu’il finit par éborgner mon père. Cette infirmité s’ajouta à des troubles psychologiques, découverts plus tard, et qui résultaient de son mauvais état de santé.
Quelques années après, en avril 1968, une autre image resta gravée dans ma mémoire : l’assassinat de Martin Luther King retransmis au journal télévisé du soir que nous regardions en famille, dans notre minuscule salon de Brooklyn. Deux mois plus tard, je découvrai de nouveau une scène violente sur l’écran de notre télévision en noir et blanc : l’assassinat de Bobby Kennedy à Los Angeles. J’avais seize ans. Il me semblait que le pays avait perdu le contrôle de la situation, et que moi-même je n’avais plus aucune emprise sur ce qui m’entourait.
Je ressentis assez rapidement le besoin de fixer mes expériences, et d’être maître de mon univers. En 1967, durant ma première année de lycée, je m’achetai mon premier appareil 35mm, un Kowa équipé d’un objectif 50mm. Il m’en coûta 70 $, ce qui semblait une fortune à l’époque. Je me revois l’apporter en classe pour photographier mes camarades dans la cour de récréation.
Comme de nombreux photographes « presque adultes », j’étais extrêmement timide. L’appareil était un prétexte pour échanger avec les autres. « Dis, est-ce que je peux te prendre en photo ? » : c’était un moyen d’engager la conversation.
J’habitais à Canarsie, un quartier populaire situé à l’extrême sud-est de Brooklyn. Je décrochai mon premier emploi à Manhattan, je prenais mon appareil avec moi dans le métro. Le premier tronçon du trajet de la ligne L était aérien. Le métro serpentait à travers des quartiers ravagés qui ressemblaient à une ville afghane après la guerre.
Dans l’East New York et Brownsville, les immeubles d’habitation délabrés, le long des voies, étaient à moins de trois mètres du train. Je montais souvent dans la voiture de tête pour admirer la vue à travers le pare-brise. Je n’étais jamais allé nulle part ailleurs, et ne réalisais pas encore à quel point cette ville était morose.
En septembre 1968, le début de l’année scolaire fut marqué par la grève des enseignants de New York. Les écoles fermèrent pendant 36 jours, et les tensions raciales entre Noirs et Blancs s’intensifirent. Je commençai à prendre des photos des manifestations d’enseignants à Brooklyn, ce qui me valut d’être menacé par l’un de nos voisins.
Il y eut une fusillade entre voitures de l’autre côté de la rue, dans la cité où j’habitais cet été-là – un aperçu de la violence qu’endurait le pays tout entier. Je n’étais pas en âge de voter à l’élection présidentielle de 1968, mais je me souviens de ma déception et de ma colère quand Nixon l’a remportée.
Alors que j’étais encore au lycée, je travaillais à mi-temps au King Karol, l’un des plus grands disquaires indépendants, situé près de Times Square à Manhattan. Le trajet en bus et en métro me prenait à peu près 90 minutes, mais dès que j’arrivais à Manhattan, j’avais l’impression de mettre un pied dans un autre monde. La plupart de mes collègues avaient 5 à 10 ans de plus que moi. Je me sentais plus à l’aise avec eux qu’avec mes camarades de classe de Canarsie.
La musique et la photographie furent mon refuge, un moyen de m’évader du petit logement de la cité où nous vivions. Après quelques années, j’eus l’opportunité de partir au Brésil. Je sautai sur l’occasion. À Rio, je devenai photographe éditorialiste, et travaillai pour plusieurs magazines.
Après deux années d’expérience là-bas, rentrer à New York me semblait logique. Aucune autre ville des Etats-Unis ne pouvait alors m’offrir d’opportunités comparables dans mon domaine.
A mon retour, en 1978, je m’installai dans un appartement à loyer modéré près de Central Park dans l’Upper West Side, à côté du quartier où j’étais né, et que ma famille avait quitté pour Brooklyn. C’était à l’époque du disco, et de la prise d’otages américains en Iran. L’Apple Macintosh n’avait pas encore été inventé.
La gentrification de la ville avait à peine commencé. Le New York de 1980 vivait des temps difficiles, et les effets de la crise budgétaire de 1975 se faisaient encore sentir. Les gens avaient peur de prendre le métro, et les portes d’entrées étaient bien souvent sécurisées par toutes sortes de serrures sophistiquées. La mienne était traversée par une barre diagonale en acier qui allait jusqu’au sol.
L’un des rédacteurs en chef pour lequel j’avais travaillé au Brésil vint à New York peu après mon arrivée. Il me présenta à Howard Chapnick, le directeur de Black Star, une agence photo indépendante légendaire, créée peu après la Seconde Guerre mondiale. Black Star avait besoin d’aide pour éditer 35 ans d’archives.
Lors de ma première rencontre avec Chapnick, il apporta quelques dizaines de transparents couleur en plastique 35mm ainsi qu’une loupe, et me demanda de faire une sélection rapide. Dix minutes plus tard, au vu du résultat, il m’offrit un emploi à temps partiel.
À l’époque, toutes les agences de photographie et les magazines internationaux avaient des bureaux à Manhattan – Magnum, les françaises Sygma et Gamma, mais aussi quelques agences plus petites. Dans le New York des années 1980, nous vivions encore à l’ère de la photographie analogique, le numérique ne faisant son apparition que 20 ans plus tard.
Je réalisai la plupart de mes travaux de commande en couleur, mais comme de nombreux photographes de ma génération, je préférais le noir et blanc. La couleur était une distraction.
Les choses se mirent en place. L’un des grands moments de ma vie fut ma rencontre avec Ruth Ansel, directrice artistique du New York Times Magazine, qui s’intéressa à mon travail et me commanda un reportage sur l’impact de la gentrification à New York. Une mission de quatre jours, durant lesquels je parcourus la ville, photographiant les lieux dont nous avions fait la liste, tous situés à Manhattan.
Quelques semaines plus tard, un samedi soir, je me rendai au kiosque à journaux, attendant avec impatience la mise en rayon de mes six pages de photographies. Il n’y a rien de plus excitant pour un photographe que de voir son travail publié sur papier. Surtout si c’est dans le New York Times.
Durant les six années passées dans le New York de 1980, je fus à l’étranger la moitié du temps. Après avoir découvert l’Europe et l’Asie, je vis ainsi ma ville natale sous un nouveau jour.
Je pris des risques dans mon travail, particulièrement à la fin des années 1970 quand New York semblait se désagréger. Je prenais des trains de banlieue au beau milieu de la nuit, et m’aventurais dans des endroits dangereux qui m’étaient étrangers. Mais je n’avais qu’une seule chose en tête, prendre mes photos. L’appareil me protégeait, me donnait un but et un sentiment de sécurité.
J’ai toujours New York dans le sang. Je ressens encore le rythme de la ville. Même après toutes ces années sur la côte ouest, je parle toujours avec l’accent new yorkais. J’eus la chance de quitter cette ville au bon moment. La distance m’a aidé à y voir plus clair, à mettre les choses en perspective.
D’une certaine manière, photographier a été un rite de passage. Je me suis formé dans une ville, Brooklyn, j’ai voyagé dans le monde entier, et je suis revenu là où j’étais né, dans l’Upper West Side. A mon retour, psychologiquement, j’eus l’impression d’avoir affaire à un monde différent. Et moi aussi, je me sentai différent.
Je suis heureux d’avoir mes deux yeux. La photographie m’a aidé à comprendre le monde. Elle a donné un sens à ma vie, a façonné ma manière de voir les choses, et m’a apporté de nombreuses joies. Elle continue à avoir cette influence, presque cinquante ans après. Quand j’y pense, je ne sais pas ce que je serais devenu sans la photographie.
Par Geoffrey Hiller
Geoffrey Hiller est un photographe dont le travail a été publié dans des magazines tels que Geo, Newsweek, et le New York Times. Il a réalisé plusieurs essais photographiques et est le créateur de Verve Photo – The New Breed of Documentary Photographers.
Le travail de Geoffrey Hiller est disponible dans un livre numérique intitulé New York Days et disponible ici pour 4,95 $. Suivez-le sur Instagram à @hillerphoto et découvrez tout son travail sur son site internet.