Depuis le début de la guerre en Ukraine, on dénombre à ce jour plus de 10 millions de personnes déplacées, dont 3,7 millions de réfugiés à l’étranger et 6,5 millions d’Ukrainiens qui ont quitté leur foyer pour se mettre à l’abri autre part sur le territoire. L’UNHCR (Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés) emploie le terme, en anglais, d’Internally Displaced People, ou IDP en acronyme. Il désigne ainsi tous les Ukrainiens qui se retrouvent à dormir temporairement chez des amis, de la famille, dans des centres humanitaires, des écoles, des gymnases, des églises, ou autre lieux publics affectés pour les accueillir. La plupart du temps à l’ouest du pays, à l’abri des bombes, là où aussi la guerre parait plus lointaine.
L’ouest de l’Ukraine, c’est justement la région que le photographe Ismail Ferdous, envoyé spécial pour Blind, a choisi de couvrir depuis 3 semaines. A Chop, petite ville de 9000 habitants, dans l’oblast de Transcarpatie, près des frontières slovaque et hongroise et à 642 km de Kyiv, les habitants accueillent chez eux des parents, des amis et des connaissances. Certains viennent pour quelques jours, pour se reposer et aller plus à l’ouest, d’autres restent plus longtemps.
La mairie, avec le soutien d’institutions éducatives et de bénévoles locaux, a mis en place des abris pour les personnes temporairement déplacées dans l’école et la maternelle, chacun pouvant accueillir environ 200 personnes. Selon le maire de Chop, au cours des 3 semaines de guerre, la population de leur communauté a été multipliée par 1,5.
Une sorte de rotation a lieu tous les jours. Les familles doivent faire leurs adieux: quand les femmes avec enfants et les personnes âgées ont la possibilité de partir vers les pays européens, les hommes de 18 à 60 ans doivent rester pour défendre leur pays, en attendant d’être mobilisés, et de rejoindre le front.
A quelques kilomètres se trouve le village de Kontsovo. Et son école, elle aussi réquisitionnée pour accueillir ceux qui ont besoin d’un toit. Dès que la guerre a éclaté, le département de l’éducation a appelé les élèves pour les prévenir de rester chez eux et de préparer les locaux pour l’accueil des réfugiés.
L’école a une cuisine, mais pas de cuisiniers. Le conseil municipal fait donc appel à des services de restauration, un approvisionnement alimentaire repensé de zéro. « Tout ce que je fais maintenant, je le fais pour la première fois. Ça n’a rien à voir avec le travail que nous faisions avant la guerre », explique le directeur. Ce jour-là, 65 personnes sont hébergées à l’école. Ils ont 3 repas par jour. Le professeur de l’école anime des cours pour les enfants réfugiés, ils apprennent des poèmes et des chansons, le professeur les filme et envoie les enregistrements aux soldats sur la ligne de front.
C’est là qu’Ismail Ferdous a trouvé une estrade, avec des rideaux aux couleurs de l’Ukraine. Ce lieu habituellement utilisé pour des spectacles d’enfants, revêt alors une symbolique, et devient le théâtre d’une série de photographies. Les 10 groupes de personnes que le photographe a fait poser ont 10 histoires différentes, et leur portraits révèlent tout autant de sentiments. Peur, incrédulité, mais aussi fierté et détermination. Ce sont les Ukrainiens, là où ils sont, tels qu’ils sont.
Une famille, de Chernihiv.
Volodymyr, Olga, Yaroslav, Yegor Belkovy, et la sœur d’Olga, Halyna Sydorko avec son fils Maxym. Le premier jour de l’attaque russe, ils ont fait leurs bagages et se sont dirigés vers l’ouest, réalisant que plus ils s’éloignaient de la frontière avec la Russie, plus ils étaient en sécurité. Ils ont voyagé pendant 7 jours, passant les nuits dans des dortoirs, des abris pour réfugiés et des sous-sols. Ils ont fini par arriver à l’école du petit village de Kontsovo, en Transcarpathie. Ils prévoient actuellement de rester ici, tant que le lieu est sûr, qu’il fait chaud et qu’il y a assez de nourriture. Volodymyr s’est inscrit au bureau d’enrôlement militaire et attend d’éventuels ordres.
Boguslava Borysenko, avec son fils Ilya et sa sœur Sviatoslava, de Kyiv.
Ils sont arrivés à l’école le 10 mars. À Kyiv, ils ont passé leur temps dans le sous-sol, se sont protégés des explosions et ont eu très peur. Ils sont arrivés en train, et les volontaires travaillant à la gare les ont envoyés à l’école. Ils prévoient d’aller à l’étranger car c’est plus sûr, mais ils ne savent pas encore où.
Kovrak Anhelina et Zhenya, de Kyiv.
Ils vivent dans un foyer scolaire pour réfugiés depuis deux semaines. Ils ont décidé de partir lorsque la maison voisine a brûlé. Kovrak a essayé d’entrer dans l’unité de défense territoriale de Kyiv mais l’unité était pleine. Ses frères se battent sur la ligne de front. Il a un « ticket blanc » et un certificat du bureau d’enrôlement militaire d’Uzhhorod. Ils envisagent de partir en Slovaquie « pour trouver leur propre place » et un travail qui leur permette de subvenir à leurs besoins. Avant la guerre, Kovrak travaillait dans l’informatique, Zhenya ne travaillait pas.
Une famille, de Kharkiv.
Anya et Tanya, deux sœurs, avec leur mère Valya et leurs enfants Vova, Misha et Masha. Ils ont quitté Kharkiv le 6 mars. Le père sert dans les forces armées ukrainiennes et a conseillé à sa famille de partir car la ville était alors fortement bombardée. Ils ont rejoint l’abri en train et en bus. Il n’y avait ni lumière ni chauffage dans le train, il y avait la foule dans les gares, le chaos, et plusieurs fois ils ont failli se perdre. À Kharkiv, le fils handicapé n’a pas été autorisé à monter dans le train, et sa grand-mère s’est perdue à la gare, puis retrouvée plus tard. Ils n’avaient pas d’endroit pour passer la nuit à Lviv. Ils ont trouvé une tente où ils pouvaient se réchauffer, mais ils n’ont pu y faire entrer que les enfants, car il n’y avait pas assez de place pour tout le monde. Ils ont ensuite atteint la Transcarpathie en restant debout dans un train et sont arrivés à l’école de Kontsovo. Ils vont essayer de rester ici aussi longtemps que possible et sont incroyablement reconnaissants envers les habitants pour le confort. Ils essaient d’être utiles, font du bénévolat et cherchent du travail.
Une famille, d’Izyum.
Natalia et Evhen, avec leurs enfants Anhelina et Maxym, et leur mère Valentina (absents de la photo). Ils sont arrivés le 10 mars. Ils ont fait leurs bagages rapidement, sous les tirs. « Personne ne pouvait croire que cela pouvait arriver », racontent-ils. Ils ont oublié de nombreuses choses importantes, dont leurs passeports. Ils sont arrivés en voiture, il était difficile de trouver de l’essence et un logement. Ils ont passé les nuits dans la voiture ou à même le sol dans des kiosques, sur des nattes, dans le froid. Ils disent qu’ils ont eu de la chance de partir, le jour suivant, les ponts ont été détruits. Ils contactent encore des parents et des amis à Izyum. Les habitants de la ville sont privés de chauffage et d’eau depuis deux semaines maintenant. Leur ville est petite, seulement 40 000 personnes y vivent, mais elle est accueillante et tranquille. Natalia était la directrice de l’école d’art. Ils ne savent pas où aller ensuite, ils devront peut-être partir à l’étranger, mais ils ne veulent pas quitter leur père, et leur grand-mère a la maladie d’Alzheimer. Il n’y a nulle part où retourner. Le père se porte actuellement volontaire pour conduire et transporter les familles de réfugiés jusqu’à la frontière. Jusqu’à présent, ils sont au chaud et relativement en sécurité.
Une grand-mère et son petit-fils, de Kyiv.
Ils sont arrivés en train le 11 mars, et les bénévoles de la gare les ont dirigés vers l’école. La mère et le père du garçon sont restés à Kyiv. Son père est bénévole, et sa mère travaillait à la poste. Les explosions sont fréquentes à Kyiv, et le garçon, qui souffre d’un handicap depuis sa naissance, « a profondément été marqué par la situation et a eu très peur ». Ils n’ont pas d’autres projets. La grand-mère est à la retraite, le garçon est allé dans une école spécialisée. Aujourd’hui, il étudie avec les autres enfants. Ils apprennent des chansons avec le professeur, qui les enregistre et les envoie aux soldats à l’est.
Vika et Denys Borovski, et leur enfant de 9 ans, Nikita, de Kyiv.
Denys travaillait comme cadre moyen ; Vika était femme au foyer. Ils ont décidé de s’enfuir à l’approche des explosions et vivent à l’école depuis plus d’une semaine maintenant. Ils ont rejoint Uzhhorod en train, et c’est là que les volontaires les ont envoyés ici. Denys doit s’inscrire au bureau d’enrôlement militaire. Vika pense à partir à l’étranger avec son fils. Elle a peur que son mari doivent aller à la guerre.
Roman, de Chernihiv.
Lui, sa femme et leur fils ont passé la première semaine de la guerre à Tchernihiv, chez eux. Les explosions sont devenues plus fréquentes ; une bombe est tombée à 150 mètres de la maison et a détruit un cinéma. C’est alors qu’ils ont compris qu’il était temps de partir. Ils ont voyagé en voiture, s’arrêtant la nuit, et ont récupéré leur grand-mère qui était en vacances avec les enfants de sa sœur dans les Carpates. Le 9 mars, ils sont venus tous ensemble à l’école, y ont passé la nuit et se sont rendus à la frontière, prévoyant d’aller à Budapest puis à Munich. Roman dit qu’il est enregistré dans l’application Sharpe 3D. Il a reçu un courriel de leur part lui proposant de l’aide. Il a répondu et Sharp 3D a préparé un logement pour eux. Dans quelques jours, il prévoit de retourner à Tchernihiv pour récupérer sa mère et sa grand-mère et les envoyer chez son père à Paris.
Karina Syabro et ses enfants Karina et Zhenya, 4 et 7 ans, d’Izyum.
La famille s’est cachée des bombardements dans les sous-sols, d’abord chez les voisins, puis dans le leur. La plus jeune a pu dormir et l’aînée était assise avec sa mère en permanence et entendait tout : les avions qui survolaient les maisons, les tirs, les explosions. Elle dit que les murs de la cave tremblaient. Ils ont passé les deux derniers jours, lorsque les bombardements étaient intenses, dans l’église. Karina n’en pouvait plus. Elle a dit à son mari qu’elle avait peur qu’il arrive quelque chose aux enfants. Ils sont montés dans leur voiture et sont partis. Ils sont partis sous les tirs, ils avaient peur, ils se sont penchés dans la voiture. Les soldats ukrainiens leur ont indiqué le chemin le plus sûr. Ils sont rapidement tombés à court de carburant, et toutes les stations-service n’avaient plus d’essence. Finalement, ils sont tombés en panne sèche au milieu d’un champ. Karina se tenait sur la route et pleurait, demandant aux voitures qui passaient de l’aide. Une voiture s’est arrêtée et a remorqué leur voiture jusqu’à la ville la plus proche – Lozova, où ils ont laissé le véhicule et sont montés dans un train. Ils ont passé la nuit dans une gare routière. Un bénévole les a conduits de Lviv à l’école dans sa voiture. Le lendemain de leur départ, la mère de Karina a appelé pour dire que des chars russes circulaient dans les rues et que des connaissances qui tentaient de partir avaient été abattues. Cela fait plus d’une semaine qu’ils n’ont pas pu contacter leurs proches. Ils ne savent pas ce qu’ils vont faire. Le mari de Karina aide les autres et fait du bénévolat, tandis qu’elle reste avec les enfants. Ils ont l’intention de rester là pour le moment, tant que la situation est sûre.
Alina Lyakh, et ses enfants Diana et Damir, de Kharkiv.
Elle, son mari (absent sur la photo) et leurs enfants sont arrivés le 3 mars. À Kharkiv, ils se sont cachés des frappes aériennes dans le sous-sol, d’où ils sont sortis rapidement un jour pour se rendre à la gare sans même faire leurs bagages. La gare était bondée. Dans la panique, le garçon le plus âgé a été traîné dans le train, et les autres sont restés sur le quai. Alina s’est mise à crier, et par chance, ils ont réussi à embarquer tous ensemble. Il y avait 15 personnes dans le wagon, il était impossible de dormir, les enfants sont tombés malades. Le mari d’Alina les a accompagnés à l’école, les a aidés à s’installer et est retourné à Kharkiv pour récupérer leurs affaires et une voiture. Alina ne sait toujours pas ce qu’elle va faire maintenant. Elle a très peur que son mari soit envoyé à la guerre, et qu’elle se retrouve avec 2 jeunes enfants. Si son mari est mobilisé, elle partira à l’étranger.