Surnommée l’Everest des mers, il n’y a pas de course à la voile plus exigeante. Un tour du monde, en solitaire, sans escale et sans assistance, en passant par les fameux trois caps de Bonne Espérance, Leeuwin et Horn. Ils étaient une poignée lors de la première édition en 1989. Cette année, 40 skippers, hommes et femmes, ont pris le départ le 10 novembre dernier depuis le port des Sables d’Olonne, en Vendée. A l’occasion de la dixième édition du Vendée Globe, Blind vous fait vivre la course au cœur avec les photographes de l’organisation.
Jean-Louis Carli, Anne Beaugé, Vincent Curutchet, Jean-Marie Liot, Mark Lloyd, Olivier Blanchet. Ils sont six à avoir été choisis par Arnaud Letrésor, responsable photo du Vendée Globe, venus d’horizons différents avec le même objectif : rendre compte pas l’image de cette incroyable épopée humaine et sportive.
Le grand départ
« D’habitude pour détendre tout le monde à bord je dis “ce n’est pas la coupe du monde”, mais là c’est vraiment la coupe du monde ! ». Ballotté à l’arrière de la vedette, Jean-Louis Carli a le temps de passer un coup de mouchoir sur son objectif avant que le décompte ne retentisse dans la VHF : “5,4,3,2,1… Top départ du Vendée Globe !”. « Allez les gars c’est parti on prend de l’avance sur la flotte ! ». Ce 10 novembre à 13h02, après l’émouvant passage du chenal des Sables d’Olonne, le Vendée Globe 2024 est officiellement lancé.
Jean-Louis Carli se déplace dans le bateau, en haut, à l’avant, couché à l’arrière. Trois boîtiers placés dans leurs housses étanches l’accompagnent, un 400mm, un 70-200mm et un 24-70mm. Autour de l’embarcation, il faut imaginer le claquement des pales des hélicoptères qui passent en rase-motte entre les mâts, les zodiacs qui slaloment entre les concurrents, la mer formée et les vagues qui claquent contre les coques… la concentration est totale dans ce grand bal chaotique.
« Mets toi devant l’étrave, là t’es bien ! », « T’es vachement loin là ! », « Trois quart arrière pour être dans la ligne des bateaux ». Tout un jeu de direction et d’indications s’installe entre le photographe, le copilote et le pilote. « J’arrive pas avoir sa silhouette ! », s’agace Jean-Louis qui part courir à l’avant du bateau pour avoir le bon angle. Dans une mer pourtant calme, le cadre se balade de bas en haut, il faut anticiper chaque remous, chaque vague pour avoir le sujet dans le viseur. « Bouge pas, je suis près de l’eau », Carli s’allonge à plein ventre pour saisir les voiles à ras de l’eau. « Merde l’objectif à pris la flotte ! ». Flinguer le matériel à plusieurs milliers d’euros ou avoir la bonne photo, il faut parfois s’abstenir.
Quand tout s’aligne, ces monocoques de 60 pieds, de 4,50 m de tirant d’eau, élancés par un mât de 29 mètres et pesant autour des 8 tonnes, offrent un spectacle saisissant. Prototype de la classe IMOCA (International Monohull Open Class Association) fondée en 1991, chaque modèle a sa propre identité, ses propres lignes. Fruits d’une bataille des architectes, ces bêtes des mers grappillent noeuds après noeuds à chaque nouvelle édition et impressionnent par leur profil. Les étraves deviennent moins pointue, plus relevées, arrondies et « tulipées », les foils – ces grandes moustaches disposées de chaque côté de la coque – font décoller la masse des modèles nouvelle génération plusieurs mètres hors de l’eau et poursuivent le jeu de ligne et l’esthétique folle de ces bolides qui peuvent atteindre les 40 nœuds au portant (74 km/h). Le record du tour du monde sera-t-il battu cette année ? Il est toujours détenu par le skipper Armel Le Cléac’h en 74 jours 03 heures et 35 minutes réalisé lors de l’édition 2016. Jules Verne a déjà un temps de retard.
Le vent ne s’est pas encore levé depuis le départ. Pétole. Les Formule 1 des mers semblent bloquées aux stands. « On va aller chercher de l’humain ! », demande le photographe. Un échange se fait entre le preneur d’image et les navigateurs qui attendent le réveil d’Éole. « Ce qui m’intéresse le plus, c’est justement l’humain », explique Jean-Louis Carli. Influencé par l’œil des « mecs de Magnum » comme Trent Parke et Alex Webb, il garde comme devise celle empruntée à ce dernier « d’organiser le chaos ». Une exigence qui demande d’être « très mobile et assez proche » tout en se faisant secouer dans tous les sens. Photographier en mer demande d’avoir le pied marin et les intestins solides.
Mais y a-t-il encore un marin à bord ? Ces voiliers à la coque racée renferment de plus en plus les hommes dans leur corps de carbone. « Parfois, tu as l’impression de photographier des bateaux fantômes », avoue Carli. Sans compter les filins, bout-dehors et autres cordages qui peuvent obstruer le visage du marin : « la photo parfaite, tu la vois souvent passer devant ton nez. »
A bord d’un zodiac, d’une vedette ou de l’hélicoptère, difficile de pouvoir choisir son cadrage parfait. « La contrainte principale pour nous, c’est d’être dépendant du pilotage du zodiac ou de l’hélico », avoue Jean-Louis Carli. « Tu as toujours envie que l’autre soit dans ta tête. La part du pilote est énorme dans la réussite d’une photo. »
Le nez dans le viseur
Sur les pontons pour les derniers adieux, dans le chenal au milieu de l’ovation populaire, en mer ou dans les airs, chacun a un poste bien précis pour être là au bon moment et envoyer les photos instantanément au PC Médias et à Arnaud Letrésor qui coordonne l’équipe.
Le jour-J est un moment de tension pour tous. Olivier Blanchet n’en est pas à son premier « Vendée » mais le photographe sait que « c’est aussi le jour-J pour nous. Il faut une bonne cohésion, se motiver un peu comme un groupe de musique avant de monter sur scène. »
Dès les premières heures du jour de départ, alimenter les réseaux sociaux, mais aussi fournir le plus rapidement possible les partenaires en images est une priorité. « On transmet en mer, à terre, en l’air. D’abord une première sélection, puis on traite davantage d’images une fois rentrés », énumère Olivier Blanchet. « De la rapidité des éditions à nos gestes, tout est immédiat maintenant. »
Debout à l’arrière de la vedette lancée à plein régime vers l’avant de la flotte, Jean-Louis Carli a justement le nez dans le viseur électronique de son Nikon. « Tu regardes les images que tu viens de faire, tu transmets, et parfois tu lèves le nez et la photo que tu voulais faire est déjà partie… »
Jean-Marie Liot a couvert sa première édition quand le numérique n’était que balbutiant et l’argentique encore roi : « Avec les pellicules E6, forcément on passait à côté de certaines images, mais ça permettait de se concentrer sur certaines prises de vue qui étaient très belles. Je travaillais à la Velvia », se souvient-il. Autre époque, autre temporalité, autres techniques et débrouilles. « Quand on était sur des régates, on faisait partir les sacs de pellicules par le train, on les donnait à des inconnus en espérant qu’elles arrivent à Paris. »
Les temps ont changé, les appareils ont évolué, l’univers médiatique s’est accéléré, la prise de vue vidéo et par drone s’est ajoutée à la palette du photographe. Arnaud Letrésor, responsable photo du Vendée Globe et fondateur de l’agence Aléa Production, récupère toutes les images « au cul du camion » : « On reçoit tout sur le serveur FTP, on traite au plus vite pour que tout le monde puisse les utiliser rapidement », précise-t-il. Et d’avouer, « maintenant, je ne vois plus rien au départ ».
« Un stade sur l’eau »
L’immédiateté de l’image laisse-t-elle encore aux photographes le temps de se faire prendre par l’émotion ? « Même si on est pris dans l’action : il y a le bruit de l’hélico, les bateaux en dessous, les directives à donner, l’axe de la lumière, anticiper le bon cadrage… On prend quand même une ou deux minutes pour poser le boîtier et savourer », avoue Jean-Marie Liot.
Tous vous le diront. Qu’on soit à son premier ou cinquième Vendée, même dans l’urgence du direct, l’émotion, parfois les larmes, viennent vous cueillir un moment ou un autre. « Il faut s’imaginer une espèce de stade sur l’eau », décrit Anne Beaugé. Ancienne graphiste entre Paris et New York, elle s’est orientée vers la photographie avant d’avoir le coup de cœur pour la course au large. Elle-même navigatrice, elle a rejoint l’équipe des photographes cette année mais connaît déjà la force émotive de « cette liesse populaire ».
Il faut imaginer 500 000 personnes amassées le long des digues acclamant chaque navigateur, 14 000 sur l’eau prêtes à suivre les bateaux au départ… « Une haie d’honneur géante », comme le décrit Olivier Blanchet.
Pour Mark Lloyd, connu pour ses photos ébouriffantes du skipper Alex Thomson, ces instants sont uniques. Le britannique mime les frissons sur ses bras lorsqu’il évoque la remontée « toujours aussi intense » du chenal des Sables d’Olonne. « Chaque espace disponible est utilisé par la foule, à la fenêtre, en haut des lampadaires, sur le toit des voitures… Même si on doit travailler dans l’urgence, il y a toujours un moment où on se rend compte de la chance que l’on a d’être ici, l’émotion monte et on se dit “il faut montrer ça !”. »
Et que des dire des adieux des marins sur les pontons. Même après plusieurs départs et arrivées, Vincent Curutchet reste toujours frappé par la dramaturgie qui y règne au moment où les skippers donnent leurs dernières accolades, embrassades, étreintes à leurs proches. « Ça pleure ou ça ne dit plus rien. Et d’un coup tu vois dans les yeux du marin qu’il est déjà parti ailleurs. » Un moment à ne pas manquer pour les photographes. Cette folle aventure se résume par un regard, une étreinte, les visages tendus de ces hommes et femmes qui partent vers l’inconnu.
Dans le ventre de la bête
Quand ils ne sont pas dans les airs, à terre ou en vedettes, les photographes sont au cœur de la bête, avec le marin, rincés paquets de mer après paquet de mer… « C’est quand même là où ça a vraiment de la gueule », appuie Jean-Louis Carli. « C’est d’une intensité folle, c’est grisant, c’est intense, c’est physique. »
Reporter Onboard, Anne Beaugé en a fait sa spécialité. Particularité du job, la photographe est aussi membre d’équipage lors des courses en équipes. Il faut alors, en plus de la prise d’images, s’occuper des ravitaillements, participer à certaines manœuvres à bord. Être utile quand il le faut et se faire oublier pour prendre la bonne photo. « Ca sous-entend d’anticiper les manœuvres pour savoir comment le bateau va réagir en fonction de telle allure, tel ou tel vent ou telle vague et ensuite de faire les meilleures images possibles », décrit-elle.
Car dans ces bolides qui décollent hors de l’eau, l’inconfort est total. Il faut souvent prendre sa photo d’une main et se tenir au bateau de l’autre. « Vivre au cœur d’un Imoca, c’est vivre dans un espace très restreint avec un bateau de course qui accélère fortement et qui décélère tout aussi brutalement. C’est un peu comme se retrouver sur un circuit de motocross avec une Ferrari de carbone », résume Anne Beaugé qui avoue avoir déjà « voltigé de quatre mètres dans la cloison de devant en écrasant mes boîtiers et le système électronique ».
« A chaque fois qu’on est sur l’eau et qu’on se fait rouster, on se dit, “qu’est-ce que je fais là ?!” », plaisante Vincent Curutchet. « Tu te retrouves à quatre pattes comme le skipper mais c’est lui qui te fait à manger ou l’inverse, ce sont aussi des beaux moments de partage. Moi qui tourne à l’adrénaline derrière le boîtier, quand tu couples cette sensation à une bonne photo, tu ne peux pas être plus heureux. »
Des rencontres humaines précieuses que Mark Lloyd n’oublie pas de souligner : « Je pense que ces marins sont les personnes les plus incroyables que vous puissiez rencontrer. Physiquement et mentalement ce n’est pas une course comme les autres. Vous savez, beaucoup de gens parlent de l’Everest des mers, je pense que c’est encore plus difficile que de gravir l’Everest. »
Dans moins de trois mois, alors que durant la course Arnaud Letrésor réceptionne et diffuse les photos envoyées par les skippers, l’équipe de photographes sera de nouveau réunie dans l’euphorie des premières arrivées où une toute autre émotion se dégagera, celle du soulagement des familles, de la liesse populaire – la même du premier au dernier -, celle de voir rentrer à terre ces astronautes des mers revenus d’un autre monde.
Dans l’épisode 2, vous découvrirez le récit des images qui ont fait la légende du Vendée Globe entre naufrages, sauvetages et épopée humaine. A suivre…