Près de quarante ans après notre premier voyage dans l’Himalaya en 1981, nous avons revisité les photographies et les journaux de nos périples. Des milliers de diapositives couleur Kodachrome dormaient, sous plastique, dans des boîtes empilées dans des placards.
Ces boîtes ont voyagé de notre résidence en Californie jusqu’à Jakarta, où nous avons eu notre premier emploi à l’étranger, puis nous ont suivis à Varsovie, en Indonésie et à Almaty, au Kazakhstan, jusqu’à notre dernière affectation à Kaboul, en Afghanistan, où ces diapositives ont rejoint nos autres effets personnels dans un box de stockage à la périphérie de Washington DC. De temps en temps, nous jetions un coup d’œil à quelques-unes de ces images, et Bill a fait quelquefois des tirages pour des expositions à Jakarta, Varsovie et Almaty. Mais au fond, nous n’avons quasiment pas touché à ces vestiges de notre mémoire durant des dizaines d’années.
Un flot de souvenirs nous est revenu, quand nous avons récemment regardé ces diapositives. Des paysages de montagne spectaculaires, les visages familiers des porteurs népalais que nous avions embauchés pour transporter nos sacs et nos provisions dans les randonnées, des femmes de villages lointains parées de lourds bijoux en or, des petits séminaristes espiègles qui doivent être à présent des moines âgés d’une quarantaine d’années.
Nous étions émerveillés d’avoir gardé une mémoire si vivante de ces gens, et nous nous sommes demandé s’ils se souvenaient de nous, eux aussi. Nous avons réalisé que notre randonnée au mont Everest, en 1985, s’était transformée en une sorte de voyage initiatique, et avait initié notre passion pour les populations qui vivent dans les montagnes s’étendant de l’Asie centrale au Tibet, en Inde, au Pakistan et au Népal jusqu’au Bhoutan, ainsi que pour leurs cultures.
Au début des années 1980, nous avons fait deux longs treks à pied au Népal avant de prendre un congé sabbatique prolongé de vingt mois qui nous a permis, en 1985 et 1986, de nous aventurer jusqu’aux dix plus hauts sommets au monde. Ensuite, nous avons voyagé au Népal, dans le nord de l’Inde et dans d’autres régions montagneuses, aussi souvent que notre vie professionnelle le permettait.
Notre mode de déplacement préféré était le trekking – de longues randonnées sur les sentiers de montagne où nous passions les nuits dans une tente ou un motel. Contrairement à l’alpinisme, le trekking ne nécessite pas de compétences techniques ou d’équipement – une bonne paire de bottes, une veste imperméable, un sac de couchage chaud, un tapis gonflable et un sac à dos sont à peu près tout ce qu’il vous faut. Le trekking implique généralement une destination, mais l’élément le plus important est le rythme, qui doit être tranquille, et laisser le temps de découvrir les paysages de montagne et les cultures locales.
Autour de Manaslu, au Népal
La fascination pour la haute montagne et l’amour de la marche nous ont attirés au Népal pour la première fois en novembre 1981. Dès notre descente d’avion à Katmandou, nous avons su que c’était un endroit magique, tel que nous n’en avions jamais connu. Sur la route de l’aéroport à notre hôtel à Thamel, le quartier de rendez-vous des routards, nous avons commencé à découvrir les lieux par la fenêtre du taxi.
Cahotant sur une route défoncée, nous sommes passés devant des bâtiments en briques à trois étages, visiblement médiévaux, avec des fenêtres à treillages de bois sculpté. Des enfants jouaient sous les branches d’un très vieux banian dont l’ombre s’étendait sur toute la cour. Nous croisions des hommes à bicyclette et des vaches errantes, se disputant la chaussée avec d’autres taxis et des bus délabrés.
Sur la droite, le long de la rivière Bagmati, nous avons repéré de la fumée s’élevant au-dessus d’une rangée de temples hindous, avec des portes d’entrée voûtées et des toits en forme de pagode à gradins. Nous avons appris plus tard qu’il s’agissait du temple de Pashupatinath, un lieu sacré où les hindous incinèrent leurs morts. Les sommets enneigés de l’Himalaya que nous avions vus dans l’avion vers Katmandou dominaient tout le paysage. C’était notre premier jour en Asie et le début d’une vie itinérante dans les montagnes de la chaîne de l’Himalaya et de ses régions frontalières.
Lors de notre premier trek au Népal, nous avons parcouru les pentes du Manaslu, la huitième plus haute montagne du monde (8163 m), située dans le centre-ouest du Népal. Connue par certains comme la « Montagne japonaise », elle a d’abord été explorée par des alpinistes japonais au début des années 1950, puis escaladée avec succès par une expédition japonaise en 1956, en dépit d’une rencontre un an plus tôt avec des villageois en colère contre ces alpinistes qui, croyaient-ils, avaient déclenché une avalanche en irritant les dieux de la montagne.
En partie pour cette raison, le Manaslu n’a pas été escaladé à nouveau jusqu’en 1971 (par une autre expédition japonaise). Bien que le pic soit considéré comme relativement facile à atteindre dans des conditions idéales, des avalanches mortelles se sont produites dans cette région.
Lors du premier meeting de groupe à l’hôtel de Katmandou, il était clair que tout le monde était nerveux à l’idée des sentiers étroits où il faudrait marcher, parfois escarpés et dangereux. La plupart des quinze membres de notre groupe Sierra Club, à l’exception de notre chef, n’avaient jamais fait de trekking en Himalaya auparavant.
La réalité nous a frappés le lendemain, à notre descente du bus reliant Katmandou à la ville de Kurin Ghat, lorsque nous nous sommes retrouvés devant un pont suspendu au-dessus de la rivière Trisuli, branlant et endommagé. Maîtrisant ma peur des hauteurs, j’ai commencé à traverser lentement, manquant perdre l’équilibre à chaque fois que quelqu’un, s’engageant derrière moi sur le pont, le faisait bouger.
Nous nous sommes rapidement habitués à nous réveiller tôt, à l’heure où les membres népalais de notre groupe apportaient du thé chaud au citron dans la tente, et disposaient dehors une petite bassine d’eau chaude pour la toilette. Avant de nous mettre en route, nous prenions un petit-déjeuner composé de bouillie chaude ou de cornflakes, et d’une tasse de Nescafé.
Nous marchions généralement toute la matinée avant le déjeuner – ordinairement composé d’œufs, de frites et de chapatis chauds, un pain indien cuit sur le feu. Après le déjeuner, nous marchions jusqu’à la fin de l’après-midi, parcourant quinze à 25 kilomètres par jour avant d’organiser notre campement pour la nuit là où le conseillait Jagatman, notre sirdir (guide en chef). Après avoir dressé nos tentes avec l’aide des porteurs népalais, nous occupions notre temps avant le dîner à tenir notre journal de voyage, boire du thé, soigner nos ampoules et réorganiser le contenu de nos sacs à dos.
Monter et descendre
Le soir, le plus souvent, les habitants d’un village voisin se pressaient dans notre tente, curieux de nous et émerveillés par le cocktail de fruits en conserve, un dessert que nous apprécions après notre souper de dal bhat (riz et lentilles) et de légumes. Pour nous divertir après le dîner, nous lisions à voix haute et à tour de rôle The Ascent of Rum Doodle, un roman de 1956 parodiant les premières expéditions d’escalade, où le « confort » des alpinistes exigeait une myriade de porteurs de haute altitude, des tonnes d’équipement, des provisions d’oxygène, des campements où rien ne manquait, et des cordes de sécurité tout au long de l’ascension.
Pour atteindre le sommet imaginaire de Rum Doodle, culminant à plus de douze-mille mètres dans le comté de Yogistan, les membres de l’expédition engagent 3000 porteurs yogistanais, chacun portant une charge de près d’une demi-tonne. A lui seul, notre groupe de trekking – qui comptait une dizaine de porteurs et de très nombreux cuisiniers – ne me semblait pas peser aussi lourd.
Il faisait chaud et humide, les premiers jours de notre expédition, tandis que nous gravissions et descendions des collines de basse altitude parmi des forêts luxuriantes. Le matin du quatrième jour, nous avons vu des cimes enneigées pour la première fois : l’Annapurna Sud, l’Himalchuli et la chaîne de Ganesh Himal. Le sentier est devenu plus escarpé et dangereux, à flanc de falaise d’une rivière agitée et grisâtre. Les nuits se refroidissaient, et sous les tentes, l’eau gelait dans les bouteilles.
Lorsque je sortais de la tente au clair de lune, je découvrais les cimes qui scintillaient intensément dans la nuit. Le neuvième jour, près de la frontière du Tibet, tandis que nous suivions toujours la route des falaises au-dessus de la rivière Buri Gandaki, nous avons croisé des marchands et leurs mulets chargés de peaux d’animaux et de sacs en peau de yak remplis de sel et de beurre. Nous avons traversé une zone réglementée dans le village de Jagot et avons appris des autorités qu’aucun randonneur étranger, en dehors des équipes d’alpinisme, n’avait jamais été aussi loin auparavant.
Au poste de contrôle de police suivant, trois jours plus tard, les autorités n’étaient pas aussi bienveillantes, car nous étions maintenant assez proches d’une zone sensible, la frontière avec le Tibet (quoiqu’en pensent certains, cet Etat est toujours sous la domination chinoise depuis 1950). Tant bien que mal, nous avons réussi à les convaincre de nous laisser continuer, invoquant tout le chemin parcouru jusque-là.
Nous étions à moins de 20 kilomètres de la frontière entre le Népal et le Tibet, et nous traversions des villages où les habitants d’origine tibétaine, connus sous le nom de Nubri, avaient des contacts limités avec le monde extérieur à leur environnement immédiat. Cette zone est restée officiellement interdite aux randonneurs étrangers jusqu’au début des années 1990, mais elle est aujourd’hui accessible avec un permis, et des salons de thé sont mis à leur disposition.
De longs murs de mani ont commencé à défiler, faits de centaines de pierres plates portant des inscriptions et des prières sculptées, notamment le mantra bouddhiste Om Mani Padme Um (mantra de la grande compassion) ainsi que des stupas. Les stupas, connus sous le nom de chortens en tibétain, sont des monuments religieux présents un peu partout dans le monde bouddhiste, érigés à la mémoire de personnes ou d’événements. On en trouve de toutes les tailles, allant de simples petits bâtiments en pierre et en plâtre à de grandes structures à deux étages où l’on peut se promener.
Dans le village de Sama, non loin du campement de départ pour l’ascension du Manaslu, nous avons été invités dans un temple bouddhiste tibétain, connu sous le nom de gompa ou gomba, pour assister à une cérémonie inscrite dans la tradition depuis sans doute plusieurs siècles. Nous ne connaissions ni le sens ni le but de ce rituel religieux, mais nous avons été fascinés par le spectacle d’une vingtaine de moines et de novices de tous âges en robe rouge assis devant des tables basses disposées en carré et chantant à l’unisson.
Au plus fort de la cérémonie, un rayon de soleil a frappé la statue du Bouddha recouverte de feuilles d’or, sur l’autel qui nous faisait face. Peu de temps après, d’étranges offrandes en forme de cône faites de beurre et de tsampa (farine d’orge) ont été placées à l’extérieur par un moine, et d’énormes corbeaux noirs s’en sont rapidement emparés. Cette introduction vivante au bouddhisme tibétain a éveillé notre intérêt et nous a donné envie, à Bill et moi, d’en apprendre davantage sur cette religion et les anciennes cultures qui lui sont associées.
Le point culminant de notre trek sur les flancs du Manaslu a été Lark La (La signifiant » col de montagne »), situé à 5100 mètres, et qui était alors recouvert d’une épaisse couche de neige. La nuit précédente, nous avions dormi à 4600 m. Ce jour-là, nous avons commencé à marcher à 5h30, et nous nous sommes arrêtés pour le déjeuner. Tout le monde dans notre groupe, y compris les porteurs, avait mal à la tête et des nausées en raison de l’altitude.
Certains des porteurs étaient même gravement malades, donc nous les avons débarrassés d’une partie de leur chargement pour le mettre dans nos sacs à dos. Deux heures plus tard, nous avons atteint le sommet du col où nous pouvions voir l’Annapurna II, les pics Nilgiri et de nombreuses autres montagnes culminant à plus de 6700 m. Pour descendre sur l’autre versant du col, il fallait fouler une épaisse couche de neige sur un sentier escarpé.
Notre descente du col s’est effectuée dans la confusion, notre petit groupe de quatre personnes a perdu son chemin et s’est retrouvé, au coucher du soleil, sur une crête où nul sentier n’était en vue. Il faisait de plus en plus sombre, nous avons allumé nos lampes frontales et attendu. Enfin, au loin, nous avons vu des lanternes et les lampes de poche des porteurs qui revenaient nous chercher et nous conduire plus bas, jusqu’à notre campement.
Pour rentrer, il nous a fallu une semaine, avant d’atteindre la ville de Pokhara située le long de la rivière Dudh Khola, à l’ouest du Manaslu. Globalement, nous redescendions, mais les montées et descentes étaient nombreuses, chaque jour. Une fois, nous nous sommes arrêtés sur un promontoire élevé, nous nous sommes retournés, et nous avons vu la ligne des sommets : Manaslu, Peak 29 et Himalchuli au premier plan, Annapurna II, III et IV et Machapuchare dans le lointain.
Au cours de la dernière semaine, nos réserves de nourriture s’épuisaient, et notre cuisinier a acheté un buffle abattu dans un petit village. J’ai passé une demi-journée à marcher derrière un porteur chargé d’un panier rempli de pattes velues et d’une viande couverte de mouches, qui s’est changée en curry de buffle ce soir-là. Les randonneurs marchaient par groupes de deux ou trois, et notre seul sujet de conversation était la nourriture thaïlandaise que nous trouverions à Bangkok, sur le chemin du retour chez nous.
Notre aventure s’est terminée le 29e jour, après la route vers Kurin Ghat, et nous avons rejoint Katmandou en bus. Je ressentais un mélange d’émotions allant du soulagement à l’euphorie. À Katmandou, nous avons fait la grasse matinée, pris des douches, bu des bières Kingfisher glacées au Rum Doodle Bar et mangé un gâteau au chocolat au restaurant KC.
Nous étions ravis de prendre nos aises, mais nous planifiions déjà notre prochain trek dans les montagnes. Bill et moi avons réalisé que nous pourrions vivre un certain temps, peut-être des mois, sans tout le confort moderne, si cela signifiait pouvoir avoir accès à des zones montagneuses lointaines et vierges. Nous avions adoré ce rythme, marcher pendant des heures en nous concentrant seulement sur le sentier qui s’étendait devant nous sur des kilomètres.
Et ce qui nous avait le plus enthousiasmés, c’était la présence constante de ce paysage de montagne sur notre parcours. Les plus hauts sommets du monde nous ont été une source d’inspiration, et ont créé en nous un respect pour leur environnement et les cultures qui se sont développées autour d’eux.
Travels Across the Roof of the World: A Himalayan Memoir, de William et Anne Frej, publié par George F. Thompson Publishing, 280 pages, 55 €.