Un café en face du musée d’Orsay : Les Deux Musées. Ralph Gibson attend à une table. Leica le long du corps. Prolongement naturel. Son oeil s’est attardé sur l’affiche d’un kiosque : « Vous voyez cet hôtel en photo derrière vous, c’est l’hôtel Chelsea à New York. J’y ai vécu trois ans de 1967 à 1969, c’est ici que j’ai rencontré Leonard Cohen. On est devenus de très bons amis – Gibson l’accompagnera à la guitare dans l’album New Skin for Old Ceremony (1974) -, il y avait tout le monde dans cet hôtel ! »
Arrivé dans ce repère d’artistes devenu iconique avec 200 dollars en poche et trois Leica, dont deux chez un prêteur sur gages, Gibson devient l’assistant de Robert Frank. Il avait déjà suivi les préceptes de Dorothea Lange début 1960, trainé gamin sur les plateaux de tournage d’Alfred Hitchcock pour qui son père était l’assistant. À la bonne école dira l’autre.
Né en 1939, l’ancien élève du programme de photographie de la US Navy, passé brièvement par Magnum, a aiguisé son regard bleu explosif avec les maîtres. « Ils m’ont accueilli dans leur monde parce que j’étais plus jeune et que je n’étais pas un photographe concurrent », relate-t-il.
« Je crois que j’ai reçu trois conseils importants de leur part : André Kertész m’a dit qu’un photographe devait apprendre à tout photographier, Henri Cartier-Bresson m’a dit “Ralph, vous pensez trop” et Robert Frank m’a conseillé, “si tu penses que la photographie est trop compliquée, alors tu devrais essayer de baiser.” » Gibson a le sens de la formule, la verve et l’attitude du self-made man.
Depuis la parution, en 1970, du remarquable The Somnambulist par sa propre maison d’édition, Lustrum Press, il n’a cessé d’écrire par l’image, de réinventer la narration de la photographie dans plus d’une trentaine d’ouvrages.
Avec Refractions 2, il livre au lecteur une mélodie de textes et de clichés, ses réflexions sur le médium, les enseignements reçus, une introspection sur ses décennies à servir l’image.
Sacerdoce photographique
Imprégné par la culture française, Gibson chérit les mots autant que la photo et ses livres ont façonné une nouvelle façon de mettre en valeur la photographie d’art, par une impulsion littéraire et une science de la mise en page (courrez plonger dans la double page 160-161 du livre).
« Ces dernières années, j’ai commencé à écrire plus sérieusement sur mon esthétique. Tout ce que l’on comprend, on peut le retranscrire par les mots, sinon, c’est que l’on n’a pas vraiment compris », appuie-t-il. On lui prêtera ici la phrase de Nicolas Boileau : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément. »
Le livre est une façon intime de lire l’image. Une intellectualisation poussée de la photographie que le new yorkais d’adoption dissocie de l’expérience sociale de l’exposition : « dans un livre, nous voyons comment les photographies peuvent nous amener à réfléchir. »
Les premiers mots de Refractions 2 tiennent du manifeste. La photographie est un sacerdoce, un service, une quête spirituelle. « On étudie d’abord la photographie, puis on sert la photographie, et enfin on essaye de devenir la photographie. Lorsque Kertész est mort, une partie de la photographie est partie avec lui. Il était la photographie », écrit Gibson.
Devenir photographe, nous dit-il, est le résultat d’une imprégnation de l’histoire de l’Art, de l’apprentissage auprès de ses pairs, d’une humilité constante. « Je suis en formation permanente », aime-t-il répéter comme un crédo dans son français roulé à l’américaine.
La France a pour lui un parfum particulier. Terre de culture et d’esthétique. Il y porte pourtant un regard critique, annonce l’évaporation inévitable des grandes cultures européennes. Gibson vient sonner les cloches. La France a un devoir, une responsabilité envers la photographie. « C’est le pays où elle est née. C’est le seul pays où la photographie est mise au même niveau que la littérature. »
Commandeur de L’Ordre des Arts et des Lettres puis nommé au grade de chevalier de l’ordre de la Légion d’honneur en 2018, Ralph Gibson – qui a quitté l’école à 16 ans et dont le mot favori dans la langue de Molière est « exigeant » – évoque ses rencontres déterminantes avec les intellectuels français. « Madame Marguerite », comme il appelle affectueusement Marguerite Duras, signera la préface de son livre L’Histoire de France.
La femme de lettres figure en photo dans Refractions 2, à l’ombre de ses lunettes rectangulaires, une cigarette à la main. « L’ensemble de ses écrits a eu un impact énorme sur mes perceptions et l’avoir comme amie a été un honneur à nul autre pareil », ajoute-t-il dans ses lignes. « J’ai eu beaucoup de chance de pouvoir rencontrer toutes ces personnes », salue le photographe, levant les bras au ciel.
« Mon œil est toujours ouvert »
L’œuvre de Gibson porte les traces de ces rencontres, de sa fascination pour les œuvres de Matisse, Duchamp, Pollock, Degas, pour la littérature, notamment pour Le Nouveau Roman, pour les vers de Mallarmé, les proportions de la Grèce antique et pour le cinéma, le grand. « J’ai sans aucun doute été influencé par Hitchcock et son utilisation du gros plan sur un détail. Aujourd’hui encore, je continue de m’approcher de plus en plus près du sujet », écrit-il.
Découpé en chapitres thématiques, Refractions 2 retrace ce qui fait la signature de Gibson, un univers onirique, baigné dans le symbolisme. Ces noirs et blancs au noir abyssal, aux contrastes impériaux. Cet œil qui saisit les lignes qui frappent juste, ces courbes qui enveloppent le cadre, cette matière qui déborde.
Le travail sur la couleur aussi. Un langage trop peu évoqué dans son œuvre. Il s’en est rapproché avec le numérique. « Après 55 ans à l’argentique, j’aimerais parler une autre langue », sourit-il, en Français dans la voix. « Aujourd’hui, travailler avec le numérique est beaucoup plus simple pour moi, mais ce qui reste le plus important c’est mon œil, ce n’est pas le support.»
Puis, Gibson se lève. « Vous voyez ce clou planté tout seul, sans tableau accroché, l’ombre est très intéressante. » Clac, il déclenche. « C’est la présence de l’absence. » Il se rassoit. « Mes yeux sont toujours ouverts. La meilleure façon pour moi de trouver des photos, c’est de laisser l’appareil à la maison et de sortir. Alors je vois des photographies partout. C’est vraiment le meilleur moyen », ironise-t-il.
Il ne l’a pas écrit dans cette optique mais Refractions 2 s’adresse aux générations futures de photographes, c’est un passage de témoin, un héritage confié par celui qui a connu les grands, devenu lui aussi un remarquable gentleman de la photographie.
Musique et photographie, quête d’un troisième langage
Ralph Gibson est aussi un mélomane au boîtier. Le nom, forcément. Son amour pour la guitare évidemment, la musique en général, le classique en particulier, ses amis légendes du rock, sa quête de lier les notes à la photographie.
Il évoque le Leica M et son 35 mm ou sa transition vers le numérique et le 135mm f/3.4 Apo-Telyt comme on parlerait d’un Stradivarius 1715. « Écrire avec la lumière requiert un instrument délicat », glisse-t-il, la main posée sur son inséparable boîtier à la pastille rouge.
Il vous parle de photographie comme d’une partition, où « la mélodie est à la musique ce que la réalité est à la photographie », vous évoque son studio où résonnent les cantates de Bach, qui ont éclairé souvent la lumière rouge de sa chambre noire. Sonne alors cette phrase lancée par Henri Cartier-Bresson après l’écoute d’une Suite pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach, « c’est de la musique pour danser, juste avant de mourir. »
Gibson compose, joue de la guitare devant ses photos, performe avec ses amis. Il se rappelle avec émotion d’un concert « mémorable » partagé avec Laurie Anderson il y a quelques mois : « l’une des plus grandes artistes américaines ». Son vieil ami Andy Summers lui a rendu hommage lors de l’exposition de ses photographies à Paris, à la Polka Galerie. Le guitariste de The Police a rencontré Gibson en 1983. Accords parfaits entre les cordes et le déclencheur.
Le photographe est justement à la recherche d’un langage inexploré, comme une quête vers une nouvelle Tour de Babel. « J’essaie de résoudre toute la relation, l’énigme, entre la musique et la photographie. Je veux réunir les deux langues pour créer un troisième langage », détaille-t-il, annonçant travailler sur une composition musicale particulière.
Sans cesse, il continue d’explorer la photographie, sans vraiment se soucier des rétrospectives, nous dit-il, – il vient d’inaugurer Black Trilogy (jusqu’au 31 mars 2023) au GoEun Museum of Photography de Busan, en Corée du Sud -. « J’ai réalisé qu’en tant qu’artiste, j’étais un grain de sable dans le Sahara de la culture. Picasso est un grain, Michel-Ange est un grain… Tout ce qui m’intéresse vraiment, c’est ma prochaine photo. J’ai tellement de choses dans la tête que j’essaie de convertir en photographie. C’est là-dessus que je me concentre. Parce que j’aimerais savoir ce qu’il y a à l’intérieur de moi. Ce qu’il y a là [pointe du doigt son cœur]. »
Henri Cartier-Bresson ne disait pas autre chose lorsqu’il écrivait dans L’Imaginaire d’après nature : « Photographier c’est mettre sur la même ligne de mire, la tête, l’œil et le cœur ».
Refractions 2, Ralph Gibson, Lustrum Press, 240 pages, 48$.