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Stephen Shore : « La photographie n’est pas très douée pour expliquer quoi que ce soit »

Dernier ouvrage de l’Américain Stephen Shore, Steel Town, publié par MACK, décrit la fragilité d’un territoire bouleversé par la fermeture des aciéries aux États-Unis, dans les années 1970.

 Image issue de Steel Town (MACK, 2021) © Stephen Shore, Courtesy the artist and MACK.

Vient de paraître, chez Mack, Steel Town de Stephen Shore. C’est un livre empreint d’une certaine austérité, et d’une tristesse que l’on ressent sans en comprendre vraiment la raison au premier regard. Quelque chose s’échappe de ces photographies en couleurs, quelque chose qui est à la fois familier et étrange, un peu comme le refrain d’une chanson oubliée. Le photographe américain n’a pas essayé de dissimuler la réalité, bien au contraire, il est là pour ça. C’est le motif de ce reportage paru en 1977 dans le magazine illustré Fortune sous le titre Hard Times Come to Steeltown. Une commande éditoriale, « la plus importante depuis le début de ma carrière », précise Stephen Shore, alors âgé de presque 30 ans (il est né le 8 octobre 1947, à New York ; il a publié plus d’une quarantaine de livres). 

 Image issue de Steel Town (MACK, 2021) © Stephen Shore, Courtesy the artist and MACK.

Il va parcourir l’État de New York, l’ouest de la Pennsylvanie, et l’est de l’Ohio, touchés par la crise économique, plus de deux ans après la fin de la guerre du Viêt Nam. Il n’est pas là pour dresser un état des lieux à la façon d’un huissier, mais pour montrer « les complexités » de cette situation. Cherche-t-il à dénoncer les conséquences humaines désastreuses du déclin des aciéries ? « Je ne pense pas que la photographie soit très douée pour expliquer quoi que ce soit, et encore moins pour dénoncer », répond Stephen Shore. « Considérez cette observation : l’un des nombreux facteurs qui ont contribué à la fermeture des aciéries fut l’objection à la modernisation de la part des syndicats des métallurgistes, qui craignaient que la modernisation n’entraîne des pertes d’emplois. À ce stade, les usines américaines obsolètes ne pouvaient pas concurrencer les aciéries japonaises, plus efficaces. Comment exprimer cette complexité dans une photographie ? Une photographie peut cependant toucher, par sa faculté à traduire l’émotion d’un lieu. Elle peut aussi et surtout décrire. »

Même s’il ne « savait pas à quoi s’attendre quand il est parti », les portes s’ouvrent pour ce jeune photographe qui « a accès à des lieux et des personnes qu’on n’aurait pu photographier autrement ». Mieux : « L’un des journalistes du magazine m’a mis en contact avec le syndicat des métallurgiques, qui, à son tour, m’a présenté aux travailleurs que j’ai photographiés. Ils ont été très accueillants. »

 Image issue de Steel Town (MACK, 2021) © Stephen Shore, Courtesy the artist and MACK.
 Image issue de Steel Town (MACK, 2021) © Stephen Shore, Courtesy the artist and MACK.

Dans un contexte particulièrement enchevêtré, Shore parvient à ne pas transformer son sujet en labyrinthe : il ne dramatise pas. C’est par petites touches qu’il procède, isolant des devantures de commerces fermées, des bars sans consommateurs, des rues plus ou moins désertes où la végétation fait grève. Et aussi des travailleurs, dont les visages graves paraissent interroger le photographe, peut-être dans l’espérance d’une solution inattendue. Comme à son habitude, Shore ne joue pas la complicité, ne flirte pas avec l’esthétisme, mais choisit la sobriété et l’unicité. « Je prends rarement plus d’une photo du même sujet. C’est ainsi que je travaille depuis plusieurs décennies. » Il n’y a aucune emphase, aucune projection narcissique, mais l’idée, continue, de la photographie-document. 

On le sait, Fortune produisit de multiples reportages photographiques, notamment lorsque Walker Evans, le photographe que tous les photographes auraient secrètement rêvé d’être, en fut le directeur photo (1945-1965). Même si Walker Evans s’éloignait ironiquement des standards en vigueur et des règles ambiguës de l’objectivité (photos volées de passagers dans le métro new-yorkais), il reste, par son écriture originale et ardente, LA référence.

 Image issue de Steel Town (MACK, 2021) © Stephen Shore, Courtesy the artist and MACK.
 Image issue de Steel Town (MACK, 2021) © Stephen Shore, Courtesy the artist and MACK.

Fabriqué sous la présidence de Jimmy Carter (Démocrate) et imprimé à l’aube de la présidence de Joe Biden (Démocrate), Steel Town n’est pas un livre politique au sens courant du terme. Il est la trace culturelle, la mémoire précieuse de l’histoire de l’Amérique, au-delà de l’année 1977, qui vit aussi le lancement de l’Apple II, de la saga Star Wars et la mort de Charlie Chaplin, le comédien le plus tendre de l’aventure cinématographique.

Dans son texte de présentation, très instructif, Helen C. Epstein rappelle combien les Américains, nés dans les deux décennies suivant la deuxième guerre mondiale, « ont grandi dans une atmosphère de prospérité et d’espoir ». Laquelle s’est effondrée pour leurs enfants dans les années 1970 quand des milliers d’emplois industriels furent supprimés, et de nombreux travailleurs licenciés. Steel Town est le témoignage déterminé de cette époque. 

Par Brigitte Ollier et Jonas Cuénin

Brigitte Ollier est une journaliste basée à Paris. Elle a travaillé durant plus de 30 ans au journal Libération, où elle a créé la rubrique « Photographie ». Jonas Cuénin est le directeur éditorial de Blind.

Steel Town, de Stephen Shore, Mack, 104 pp., 50 euros. Avec un texte de Helen C. Epstein. En vente ici. Plus d’informations sur Stephen Shore ici.

 Image issue de Steel Town (MACK, 2021) © Stephen Shore, Courtesy the artist and MACK.
 Image issue de Steel Town (MACK, 2021) © Stephen Shore, Courtesy the artist and MACK.

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