Dans l’avion qui m’emmenait de Beyrouth à Bagdad, les chants en chœur fredonnant « Ya Hussein » auraient dû me mettre la puce à l’oreille. Mais c’est seulement une fois arrivée en Irak, que deux amies sur place me le confirmèrent : « Mais oui il y a Arbaeen, le plus grand pèlerinage chiite au monde. Ça se passe dans quelques jours, le 27 septembre, on y va ? » Ça tombait bien, cette date-là était aussi celle de mon anniversaire. Et célébrer ses 30 ans dans un pèlerinage chiite en Irak, ce n’est pas rien!
L’événement, banni sous le règne de Saddam Hussein (1979-2003), a été par la suite la cible de plusieurs attentats terroristes meurtriers de la part de Daech. Depuis l’invasion américaine en 2003, les rangs de fidèles participant au pèlerinage n’ont cessé de croître.
Arbaaen, dont le nom signifie littéralement « quarante » marque la fin d’une période de deuil de quarante jours en hommage au petit-fils du prophète Mohammed, Al-Hussein ibn Ali. Ce dernier a été tué en 680, à la bataille de Kerbala, en un jour nommé Achoura – car il refusait de prêter serment d’allégeance au calife tyrannique Yazid. Depuis, tous les ans depuis 1341 années, les fidèles chiites prennent la route des quatres coins de l’Irak, et au-delà, pour honorer ce sacrifice. La mort de Hussein constitue un événement essentiel dans le développement de la pensée chiite, et son soulèvement contre l’oppression fait de lui un objet de profonde vénération.
Pourtant, ce pèlerinage qui rassemblait pré-covid plus de 17 millions de pèlerins, et qui compte parmi les plus grands rassemblements au monde, est bien occulté des médias occidentaux. Par rapport au pèlerinage du Hajj à la Mecque, en Arabie Saoudite, Arbaeen est près de 5 fois plus important. Comment se fait-il que je n’avais alors jamais vu d’images de ce grand rassemblement ?
Pour combler ce désintérêt de l’Occident, le bureau du Holy Shrine (Sanctuaire Sacré) de l’Imam Hussein a décidé de mettre les bouchées doubles afin de faciliter tout accès à la presse internationale. Transports, logements, traducteurs, tout était arrangé pour qu’un journaliste étranger puisse couvrir l’évènement. J’aurais même droit, m’avait-on dit, à une carte de presse locale.
Avant d’entreprendre le voyage en voiture, une tenue vestimentaire respectueuse était exigée: se couvrir les cheveux, les bras et les jambes, et être en noir – si possible. Une fois sur la route de Bagdad vers la ville sainte de Kerbala, le pèlerinage avait déjà commencé. J’admirais à travers la vitre la foule compacte qui crapahutait sous un soleil ardent : femmes, enfants, vieillards. Toutes les générations étaient rassemblées. Dans cette masse mouvante, flottaient diverses bannières noires commémorant Achoura, d’autres représentaient les milices paramilitaires chiites des Hachd al-Chaabi, et bien sûr il y avait les drapeaux à l’effigie de l’Imam Hussein – celui pour qui les fidèles pleuraient au souvenir de sa mort atroce, et, ce faisant, réaffirmaient leur engagement en faveur de ses idéaux.
L’autoroute, vite bouchée par le trafic, créait l’opportunité parfaite pour nous extirper de la voiture et approcher de plus près le spectacle effervescent autour de nous: les stéréos grésillaient aux chants de diverses prières, les parfums d’encens et d’ambre fusionnaient, des chariots colorés, poussés par la force des hommes, transportaient vieillards et invalides, des photos de martyres miroitaient sur les pancartes et abayas, et les tasses et plats offerts par les fidèles s’entrechoquaient sur des plateaux argentés. C’était une véritable myriade de jus d’abricots, de thés au citron et de shawarmas poulet. Sur cette étonnante autoroute de mets à ciel ouvert, les mawkeb (tentes), les zones de repos, les espaces de prière et de soin, étaient parsemés ça et là. Il y avait dans ce bouillonnement, dans cette générosité envers l’autre, quelque chose de véritablement grisant.
La marche sur cette route vers Kerbala donnait le ton: ici chacun offre et reçoit. Les kilomètres traversés auprès de millions d’autres fidèles, à manger la même nourriture, à partager les mêmes tentes, ou à dormir à même le sol, participent déjà à cette parenthèse où l’individualisme est mis de côté au profit d’une humilité collective.
J’arrivais à Kerbala de nuit. La ville, traversée par de haut palmiers, était illuminée de néons rouges. Il y avait aussi plusieurs barrages de sécurité à franchir, signe d’une ville encore sous haute tension et protection. Dans ce décor surréaliste, les fidèles déambulaient dans tous les sens, certains pour aller au Holy Shrine, d’autres pour retrouver leurs hébergements. Il me semblait, à ce moment-là, voir grouiller une fourmilière à échelle humaine, aussi frénétique que bien organisée.
La nuit, nous étions logées chez des habitants locaux de Kerbala. Zainab et Hassan, des hôtes véritablement formidables. Zainab me prêtait son hijab et son abaya, accoutrements obligatoires dans cette ville sainte d’Irak. Avec son mari Hassan, ils nous ont reçus comme des rois, offrant de leur temps et des plats typiques irakiens : masgouf (poisson grillé), dolma (plat à base de légumes farcis) et autres délices mésopotamiens.
Après leur avoir fait part de notre reconnaissance, Hassan m’a répondu : « Peu importe la personne qui toque à ma porte, je lui offrirais l’hospitalité. Il y a toujours un majlis et de la nourriture pour accueillir les personnes de passage. Et je sais que si je venais à être dans le besoin dans une autre ville d’Irak, on m’hébergerait aussi de la sorte. »
Je n’ai pas pu m’empêcher de penser que si un étranger toquait à la porte d’une maison en France, il aurait plus de chances d’être accueilli par un bon coup de pied et un appel à la police. Qu’avons nous fait de notre civilisation, pour être obnubilés par la peur de l’autre et oublier les règles de bienséance les plus élémentaires ?
Ce n’était pas la première fois que j’allais dans un pèlerinage, ou dans des lieux saints de diverses religions, mais mon expérience à Karbala était fascinante du fait de l’échelle et de l’amplitude de l’événement.
Aujourd’hui encore, Achoura et Arbaeen commémorant respectivement le début et la fin de cette période de deuil, symbolisent la lutte contre l’oppression et les injustices en référence à cet événement historique. La ville sainte continue d’être l’exutoire du chagrin de ce sacrifice et de la reconnaissance de ce martyr devenu guide spirituel. Entre pleurs et prières, danses en transe et latmiyat (frappes sur la poitrine), exaltation physique et force spirituelle, les millions de fidèles de la ville participent à cette énergie cathartique commune.
Embarquée dans cette foule à perte de vue, je me souviens m’être arrêtée pour regarder l’océan d’abayas noires devant moi. Il y avait quelque chose d’envoûtant dont j’étais spectatrice. Avant de me rendre compte, que moi aussi je faisais partie de cet océan. Dissimulée sous mon abaya noire, j’étais une composante de cette marée humaine. C’était la première fois que je sentais une telle sensation: celle de faire partie d’un corps collectif mouvant, dont la force et l’héritage millénaire me dépassaient.
D’ailleurs dans cette masse, quiconque dérogeait à la règle, se voyait bien se la faire rappeler. Mon amie, qui avait quelques cheveux dépassant de son hijab, s’est pris une petite chiquette par une aïeule qui passait à côté – de quoi nous réveiller de notre hypnose avec le sourire. Hormis cet incident, le port du hijab était une véritable aubaine pour la photographe que je suis. Avec l’abaya, j’enfilais la peau d’un caméléon et cela m’a sans aucun doute aidé à naviguer facilement autour et à l’intérieur du Holy Shrine.
Dans la partie réservée aux femmes du mausolée de l’imam Hussein, beaucoup de fidèles étaient venues de l’étranger. D’Iran bien sûr, mais aussi du Golfe, du Pakistan, et d’Afghanistan. Mon visage aux traits asiatiques intriguait. Qu’est-ce qu’une métisse franco-thaïe, baragouinant le Libanais, venait faire là ? Les regards curieux et bienveillants se posaient sur moi, et les plus intrépides m’interrogeaient : « D’où viens -tu ? De France et de Thaïlande? Ah tu es venue au pèlerinage depuis la Thaïlande ! » Immédiatement leurs visages s’illuminaient, ravis de découvrir une personne venant d’aussi loin pour l’occasion. J’avais à peine le temps de sourire et d’hocher la tête, qu’une vieille dame était déjà en train de m’embrasser les mains. Touchée, je ne pouvais couper court à cette marque d’affection, et demandais pardon intérieurement pour ce quiproquo, sous le dôme étoilé du mausolée.
À l’intérieur du sanctuaire, des gardes armés de plumeaux dirigeaient la foule vers la bonne direction. Ils brandissaient l’objet coloré, à gauche, à droite, et tapotaient la tête de ceux qui entravaient le chemin. Je ris à la vue de ces objets, qui me paraissent si obsolètes, mais qui avaient réussi à trouver ici une nouvelle utilité. Avant de moi-même recevoir le coup fatidique sur la tête. Malgré l’absurdité de la scène, c’est aussi sous ce dôme orné de mosaïques et de miroirs que j’ai eu mes plus remarquables moments d’échanges et de solennité.
Une Irakienne de Kerbala, voyant que j’étais étrangère, m’accueillit dans cet espace de recueillement avec ces paroles : « Sois la bienvenue car cette marche est une marche spirituelle, et Arbaeen est sans aucun doute une révolution. C’est une révolution pour démontrer que l’Islam est une religion de paix, d’amour et de soin des autres. C’est une révolution, car ici les pauvres peuvent nourrir les riches, les personnes déçues par leur propre situation sociale peuvent épauler le visiteur. C’est une occasion où l’on peut voir des médecins servir gratuitement, et les malades assister des valides. C’est un événement où les femmes marchent avec fierté et dignité, malgré leur épuisement. »
Il y avait aussi Batur, cette adolescente anglo-irakienne qui vit à Londres et qui partageait ainsi son expérience du pèlerinage : « Je suis venue faire Arbaeen pour la première fois. Mon plus beau souvenir était la marche de Najaf (l’autre ville sainte du pays) à Kerbala. Les gens marchaient ensemble sur quatre-vingts kilomètres, et ils se donnaient tout : un toit, de la nourriture, des massages pour reposer leurs corps fatigués. Ça m’a même fait pleurer. Ça vous apprend à être patient, ça vous apprend à être bon l’un envers l’autre. On a affronté quatre jours de marche à pied, à dormir à moitié la nuit, à moitié le jour, à se faire nourrir et héberger par les pauvres. C’est complètement gratuit, ils économisent pour payer ça de leur poche. Et ça vous donne juste envie de donner en retour.»
Les mots échangés avec ces femmes, vecteurs de tant d’humilité et de compassion, étaient peut-être les plus beaux messages d’humanité que je pouvais recevoir pour commencer ma trentième année.
Par Aline Deschamps
Aline Deschamps est une photographe franco-thailandaise, basée à Beyrouth, dont le travail est lié à des questions d’identité telles que l’exil, la migration et l’héritage culturel.
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