La Terre, l’Espace, la Lune, Mars… Thomas Pesquet est sur tous les fronts planétaires, à l’heure du renouveau de l’exploration spatiale avec le programme Artemis. Mais aussi de l’édition. Son nouvel ouvrage, La Terre entre nos mains, a envahi les étals des librairies en novembre et fait déjà partie des bestsellers de fin d’année. On ne s’en étonne guère à la vue de ces 300 joyaux photographiques sur les 245 000 en stock qu’il a pris durant les 200 jours passés à bord de la Station spatiale internationale (ISS) lors de sa deuxième mission.
Le spationaute normand nous satellise littéralement. Près de 400 pages relatent ainsi son « aventure scientifique hors normes », immortalisant les multiples facettes de la planète bleue, « seul astre propice à la vie humaine à des dizaines d’années-lumière à la ronde ». Une lecture visuelle et textuelle passionnante et instructive, sobrement mise en page par les éditions Flammarion, et dont les droits sont reversés aux Restos du cœur.
À l’éveil de la Terre
Thomas Pesquet a fait rêver des millions d’internautes grâce à son travail de communication et de vulgarisation scientifique sur l’ISS dont il est devenu le premier commandant français à exercer cette fonction. Optimiste, pédagogue, humble, attentif, l’astronaute et pilote de ligne de 44 ans, originaire de Rouen, continue ici de rendre accessible son univers en impesanteur. En préambule, il l’annonce d’emblée. Il a « attrapé le virus de la photo » au cours de sa première mission, Proxima (2016-2017), qui s’est « répandu à son équipage » pendant la seconde, Alpha (2021), avec le Japonais Aki Hoshide et les Américains Katherine Megan McArthur et Robert Shane Kimbrough.
À bord, différents appareils sont installés, notamment dans la Cupola, célèbre fenêtre d’observation panoramique. Si le médium n’est pas dans les objectifs des astronautes, lui a fait le choix de s’y consacrer pendant son temps libre, souvent le soir et le dimanche.
« Je me suis vraiment lancé à bord. Je n’étais pas photographe, et je ne le suis pas sur Terre, mais dans l’Espace », explique-t-il. « Pour moi, il était important de partager ces photos. Je voulais documenter ce que l’on voit à l’intérieur de la station et montrer aux gens à quel point la planète est belle mais aussi très fragile. On découvre hélas les effets de plus en plus néfastes de la présence humaine. Dans ce livre, il y a une part “souvenir“ pour moi-même et une part d’explication pour le grand public. Je pense que nous avons un devoir de transparence. Nous sommes un service public, notre travail de recherche leur est aussi destiné. »
Sa démarche pédagogique nous éveille, nous émeut, nous instruit. Thomas Pesquet capture sous toutes ses coutures cette « bille bleue » (Blue Marble) qu’il a finie par connaître « par cœur », explorant son histoire entre passé et avenir, ses formes, lignes et courbes, ses reliefs infiniment variés et sa palette de couleurs incroyables et envoûtantes.
Nuages, mers, villes, déserts, montagnes, frontières, levers et couchers de soleil… Un rubriquage simple qui décompose tout le caractère éminent de la planète à 400 kilomètres, durant « 16 phases de lumière et d’obscurité sur chaque période de 24 heures ». Et c’est d’entrée de jeu qu’il nous happe avec de magnifiques aurores polaires, caressant la courbure de la Terre, plongée dans la noirceur du cosmos. Face à une telle beauté, l’« émerveillement » de celui qui a le ciel étoilé chevillé au corps est persistant, et même « redoublé », défiant « quiconque de s’en lasser ».
Urgence climatique
Il alterne ainsi recherches scientifiques et passion photographique. Mais sonder sa grandeur depuis l’Espace montre aussi toute la vulnérabilité de cet « îlot de vie ». Tempêtes, ouragans, incendies gigantesques se dessinent nettement sur la surface du globe. Des images « qu’on déteste voir » et qu’il partage pour sans cesse alerter sur sa fragilité.
« Lors de ma première mission, on avait déjà vu et pris conscience de l’urgence du dérèglement climatique. », souligne-t-il. « C’est facile de comprendre les catastrophes sur Terre avec notre intellect, mais ce sont des phénomènes à des échelles temporelles et géographiques très longues qui nous dépassent. Il y a une telle concentration ces dernières années. On le ressent et on le voit de plus en plus. Ces évènements à notre échelle deviennent plus puissants. Les ouragans se déchaînant dans le Golfe du Mexique, les mégafeux devenus le rendez-vous quotidien de tous les étés. Tout est perçu depuis la station spatiale et c’est tragiquement bouleversant. »
Il vient malgré tout rappeler, en légende d’une image prise dans le Péloponnèse, que les astronautes ne sont pas les seuls à observer les mégafeux. « Les satellites nous fournissent certains des meilleurs outils de collecte de données et de surveillance, notamment pour aider les secours dans les zones difficiles d’accès. » À l’exemple également de cette photographie composite somptueuse du glacier Upsala en Argentine. « Comme d’autres, il nous sert de repère pour l’observation de la fonte des glaces et de la montée des eaux qu’elle entraîne inévitablement. »
Ailleurs, il immortalise le réveil d’un volcan sur l’île de Palma dans l’Archipel des Canaries aussi fascinant que terrifiant. Plus loin, c’est au tour des cyclones « plus fréquents et plus précoces chaque année », devenant plus « destructeurs que jamais ».
« Les scientifiques ont prouvé que leur fréquence et leur ampleur toujours croissantes sont la conséquence directe du réchauffement climatique. », écrit-il, avant de questionner. « Combien de temps notre planète, sa faune et sa flore fragiles, et bien sûr les populations de plus en plus nombreuses à vivre sous cette menace, pourront-elles encore affronter ces tempêtes dévastatrices ? »
De l’art vu du cosmos
Sous sa plume de conteur, à la fois didactique et poétique, les photographies se font tour à tour émouvantes, inquiétantes, vertigineuses, énigmatiques, sidérantes. Et plus encore, picturales, conceptuelles, galactiques, cartographiques. Parfois même rétrofuturistes façon synthwave, notamment celles capturant des parcelles du JEM (Japanese Experiment Module), aka Kibō, embrassé par les aurores et la Voie lactée.
Mais page après page, ce qui capte le regard, c’est surtout cette étonnante vision artistique de la Terre multicolore. « J’ai parfois l’impression qu’un voyage en fusée permet de visiter le plus beau musée jamais imaginé », se ravit l’explorateur sur papier.
Dans son précédent ouvrage, Terre(s), paru aux éditions Michel Lafon en 2017, Thomas Pesquet s’était déjà adonné à cette approche. La Terre entre les mains revient le ponctuer, le scander, le magnifier. Ici, « la Nature offre des trompe-l’œil d’exception » en Afrique australe. Là, « les étranges motifs en forme d’étoiles » représentent des champs agricoles en Bolivie. Plus haut, le cubisme s’invite au Mexique. À l’autre bout, des « quadrillages rappellent Mondrian » dans les marais salants au cœur des Andes, quand d’autres forment « des carrés fluorescents dans un étrange labyrinthe qui semble avoir été tracé par Dédale » dans le sud du Kazakhstan.
L’agriculture dévoile aussi ses attraits dans le sud des États-Unis et le Mexique où « beaucoup de cercles et de carrés sont dessinés par l’irrigation ». Des motifs qui lui rappellent « De Stijl, le constructivisme ou encore l’art aborigène », tandis que du côté de l’Europe de L’Est, les champs prennent des allures de « marqueterie ». Face à ce patchwork géométrique, l’explorateur français laisse vaquer son imagination fertile.
Toucher les cibles
Dans le déroulé de ses séances photo, visible sur son compte Flickr, Thomas Pesquet accorde un temps important au travail préparatoire. « Comme j’avais des notions, je me suis énormément exercé. J’ai regardé ce que font les autres et appris à connaître les paramètres de l’appareil, avant de trouver mon aisance. Je travaille par anticipation sur la base d’un planning. Si j’ai une cible en particulier que je veux prendre, comme le Canal de Suez par exemple, car je sais qu’un bateau y est coincé, je regarde la trajectoire de la station : Va-t-on passer au-dessus dans les prochains jours ? Quelle heure sera-t-il ? Si c’est en pleine nuit, je ne le verrai pas. Si c’est en pleine journée, cela peut être intéressant. Et avec une lumière un peu oblique, ce sera même mieux. Tout dépend de la trajectoire. On ne peut pas tomber juste à chaque fois, mais cette planification est importante. »
Au cœur de son processus iconographique, il utilise essentiellement un Nikon D5 et pléthore d’objectifs (1150, 400, 70, 140, 290…), tous indiqués en annexe dans la table des matières : « Photos de nuit ou de jour, l’appareil reste le même, mais les optiques varient constamment. », indique-t-il.
« Je mitraille toujours car c’est du numérique. Je fais tout en basique sur mon ordinateur en fonction de ce que veux montrer. J’ai cependant créé des images plus ambitieuses, comme des timelapses, des empilements, des surimpressions pour jouer sur des effets, des poses longues, etc. »
À l’exemple de cette image hallucinée, qui capte en hyperaccéléré des villes illuminées d’Europe. « L’appareil a pris 70 photos, chacune durant deux secondes. », décrit-il en légende « Les étoiles ou les lumières des villes se déplacent donc pendant ce temps et se dessinent de courtes lignes […] Quand on empile toutes ces photos […], ces lignes se rejoignent presque pour former des pointillés qui décrivent le mouvement du ciel vis-à-vis de la Station […] Hypnotique ! »
Premier Français sur la Lune ?
Le livre se clôt sur la France, ses régions, ses territoires d’outre-mer, ses îles, ses montagnes, ses dunes, sa Ville Lumière aux allures de toile d’araignée nocturne. Thomas Pesquet laisse ainsi place aux paysages de l’un des pays les plus diversifiés au monde, pour un retour chez soi avant une possible grande aventure lunaire.
Quand on demande à celui qui rêve de marcher sur la Lune pourquoi l’Espace fascine toujours, il répond d’une traite : « Car il représente quelque chose qui nous dépasse. Aujourd’hui, tout est quasiment mis à l’échelle de l’humain sur la planète. On peut se déplacer très vite, Internet nous permet de savoir ce qu’il se passe dans le monde. Ces avancées, mises à notre portée, nous donnent l’impression qu’il ne reste plus rien d’inaccessible. Et pour rêver, on a besoin d’un idéal qui nous inspire. Dans l’histoire de l’humanité, l’exploration de la Terre a fait partie de ce composant du désir humain. Certaines idéologies ont emballé les foules car elles transportaient. Aujourd’hui, tout se situe à l’échelle individuelle. Mais aller dans des endroits impossibles à voir, avoir cette distance qu’on ne peut imaginer, découvrir les nébuleuses et les beautés des missions de James Webb, c’est une poésie incroyable ! L’attraction, l’attirance, tout est là. Et au 21e siècle d’autant plus, car nous avons les moyens technologiques de les partager. Le public a pu s’en rendre compte avec mes différentes missions à bord de l’ISS. »
Cette fascination a été significative le 21 novembre dernier via des images inédites de la capsule Orion de la NASA. « Elle a fait le tour de la Lune et a capturé pour la première fois sa face cachée, celle que l’on n’a jamais vue », s’enthousiasme-t-il. « Comme elle tourne autour de la Terre et sur elle-même, la Lune présente toujours la même face. Finalement, nous ne savons pas ce qu’il se passe de l’autre côté, même avec des sondes mises en orbite autour du satellite. Orion est parvenue à nous donner des clichés, avec la Terre en perspective. C’est absolument saisissant ! Voilà pourquoi l’Espace fascine toujours, car il est utile à la société. Et aujourd’hui, on peut le toucher davantage. »
Depuis le lancement du programme Artémis, dont l’objectif est d’établir une présence humaine durable sur la Lune et en orbite lunaire d’ici la fin de la décennie, les probabilités pour que l’astronaute français soit sélectionné sont sur toutes les lèvres : « Dans le spatial, les situations changent vite. Mais aujourd’hui, l’Europe est vraiment engagée dans la mission Artemis. L’ESA fournit une partie critique car les Américains ne peuvent pas y aller sans nous technologiquement. Cela nous donne voix au chapitre. On parle de trois places pour des Européens d’ici à 2030 et plutôt des gens de ma promotion. Et comme nous sommes six, cela fait une chance sur deux. Mais je ne fais pas ce genre de calcul. Je me dis juste que je suis bien placé, au bon endroit et au bon moment. Il faut faire le boulot et on espère que tout se passera bien. »
La Terre entre nos mains, Thomas Pesquet, Éditions Flammarion avec la collaboration de l’ESA, 39 €, Novembre 2022.