RESSUSCITÉE. Après l’effroyable incendie du 15 avril 2019 qui ravageait sa toiture et sa flèche, revoilà Notre-Dame de Paris plus étincelante que jamais. Officiellement rouverte aux fidèles et aux visiteurs ce dimanche 8 décembre, la cathédrale, que le monde entier a vue en flammes, renaît de ses cendres.
Grâce au partenariat avec Rebâtir Notre-Dame de Paris, Tomas van Houtryve, photographe de l’agence VII, travaillant notamment pour National Geographic – magazine pour lequel il a réalisé un reportage au long cours sur la cathédrale -, a été l’un des rares photographes à avoir pu suivre au plus près l’avancée de cette grande et inspirante aventure humaine. Depuis 2020, il immortalise en images ce chantier du siècle au numérique, par drone, mais aussi à travers l’œilleton de sa chambre photographique du XIXe siècle, époque à laquelle Eugène Viollet-le-Duc lançait son grand chantier de restauration. Le noir et blanc joue avec la temporalité, révèle l’intimité des pierres, magnifie la sacralité de l’espace, guide le regard vers la contemplation de chaque ligne, chaque visage, chaque détail de Notre-Dame.
36 Vues de Notre-Dame, paru aux éditions Radius Books, témoigne d’une rencontre entre un photographe et la grâce de Notre-Dame, de la torpeur face à son cœur éventré par l’incendie à la contemplation de 800 ans d’Histoire. Tomas van Houtryve a pendant plusieurs mois chuchoté aux oreilles des chimères, arpenté les forêts d’échafaudages, rencontré les compagnons à son chevet, parcouru la capitale à la recherche de points de vue sur ses tours… Ouvrage intime d’une relation passionnelle, où se révèle le besoin de transmission, l’ancrage dans le temps et la transcendance. Ce qui n’était au début qu’une rencontre fortuite est devenue l’aventure d’une vie.
Quel est votre premier souvenir de Notre-Dame ?
« J’avais 16 ans lorsque j’ai visité Notre-Dame pour la première fois. Je me souviens être monté dans la galerie des chimères. Quand je me suis installé à Paris en 2006 j’étais un peu comme tout le monde à regarder Notre-Dame comme un monument éternel qui avait survécu à 800 ans d’Histoire, immunisé contre toute tragédie.
Avait-elle déjà été un sujet photographique avant l’incendie ?
Jamais. Mais en me replongeant dans mes archives j’ai découvert qu’elle était souvent présente. Pour exemple, après les attaques de Charlie Hebdo, j’ai retrouvé beaucoup de photos avec les militaires patrouillant devant Notre-Dame. J’ai retrouvé beaucoup de photos de la cathédrale sans avoir forcément choisi de la mettre dans le cadre. Mais je dois avouer que j’ai presque ignoré exprès Notre-Dame pendant des années. A ce moment de ma carrière, l’obsession était de photographier ce qui n’était pas photographié, ou très peu, de chercher dans les marges, trouver le scoop. Et Notre-Dame est l’un des lieux les plus photographiés au monde.
Trop photographiée ?
C’était Notre-Dame, tout le monde l’avait déjà fait. Mais lorsqu’on la regarde, on ne peut pas s’empêcher d’être fasciné. Depuis l’incendie et le chantier, il y a eu une énorme prise de conscience. Nous avons réalisé à quel point les chefs-d’œuvre sont précieux et vulnérables. Il faut les protéger, il faut les regarder, il faut les apprécier. Je m’en veux un peu de ne pas lui avoir donné l’attention qu’elle méritait avant l’incendie.
Pourtant, votre première photo réalisée à la chambre n’est autre que Notre-Dame
C’est assez magique. Les étoiles se sont alignées. C’était en 2017. Je préparais une série sur l’histoire de la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis – Lines and Lineage – et j’avais décidé d’acheter une chambre photographique du XIXe siècle pour le projet. Lorsque je me suis rendu chez mon ami Bernard Hermann, photographe lui aussi – auteur d’un livre photo sur Notre-Dame, Paris km 00 -, dont le balcon de son appartement parisien donne sur Notre-Dame, c’était pour tester le procédé au collodion humide sur plaque de verre. J’ai donc pris Notre-Dame comme modèle (voir photo ci-dessus, à gauche). Le procédé étant très capricieux, la plaque s’était par chance parfaitement développée. Mais ce n’était alors pour moi qu’un simple test. J’étais loin d’imaginer à cet instant le sort de Notre-Dame.
Où étiez-vous au moment de l’incendie ?
J’étais seulement à deux kilomètres de la cathédrale mais je devais m’occuper de mes enfants. Je n’ai pas pu aller sur place. Dès le lendemain je suis allé rendre visite à Bernard Hermann. Il m’a confié avoir tiré les rideaux et coupé son téléphone à la vue des premières flammes. Il ne pouvait pas voir ça. C’était trop dur pour lui.
Pour National Geographic vous êtes alors l’un des rares photographes autorisés à suivre le chantier de restauration. Quelle émotion règne lorsque vous entrez la première fois dans l’édifice ?
Ma première entrée dans Notre-Dame date de novembre 2020. Négocier l’autorisation a été extrêmement long. Il a fallu se former à l’exposition au plomb pendant des jours, ou au travail en hauteur avec le baudrier. Avant d’accéder à l’édifice il fallait alors passer par des sas, enfiler une combinaison jetable et un masque à respiration assistée. Tout ça pendant la période du Covid et les couvre-feu. J’avais l’impression d’entrer dans une station spatiale.
La première chose que j’ai faite, c’est de monter directement dans les tours sans passer par l’intérieur de la cathédrale. Une fois arrivé en haut de la tour Sud, je me suis retrouvé face à une scène indescriptible : le grand trou, où se trouvait la flèche, éclairé par le soleil matinal. Dans la première lumière du jour, Notre-Dame se révélait complètement éventrée, juste devant moi. Je me suis retrouvé face à ce gouffre, seul. Confronté à la fois à la beauté sublime et à l’une des choses les plus tristes que j’aie jamais vue. Les décombres ressemblaient à une zone de guerre. Tout était calciné, détruit, triste. Comme un trou d’obus. Je me penche, je regarde et je me dis, “oh mon Dieu, c’est horrible”.
Avec tous les équipements et le masque, j’avais l’impression d’arriver sur Mars, comme un voyageur dans le temps. C’est un moment que j’ai vécu complètement seul. Seul face à ce spectacle. J’ai eu le souffle coupé. On ne comprend même plus où est le haut, le bas. Le lieu semblait hanté avec ces grandes toiles blanches tendues, les poutres calcinées, les traces d’eau et de suie… J’ai alors ressenti le mystère et la grâce de l’édifice mêlés à la tristesse de la destruction. Et malgré tout ça, un petit moteur dans la tête te dit “tu ne peux pas rester longtemps, c’est un espace privilégié, il faut faire des photos”. Il n’y a pas de temps pour l’émotion. Il faut absorber.
L’émotion est venue plus tard ?
C’est souvent ça lorsqu’on doit photographier des choses difficiles. Dans l’instant, il faut se forcer à travailler, se concentrer sur les choses techniques. On digère plus tard tout ce que l’on a vécu. Si cela arrive sur place, on exerce mal notre métier. Se retrouver dans un des monuments les plus emblématiques au monde, en plus, dans un lieu saint, provoque une émotion très forte. Voir la Croix de l’autel devant les décombres prend une force symbolique très puissante.
Si certaines photographies ont été prises au numérique, la particularité de votre travail a été de saisir Notre-Dame à la chambre, expliquez-nous le procédé du collodion humide sur plaque de verre…
Mon labo comprend une bouteille de collodion, un bac de développeur, de fixateur et de l’eau pour laver. Le collodion – à la texture d’une colle liquide – peut-être disposé sur des plaques de métal ou de verre. J’utilise pour ma part les plaques de verre. La première étape consiste à nettoyer très profondément le verre. S’il y a des saletés, même infimes, le collodion ne va pas coller. Dans une boîte à l’abri de la lumière j’applique le collodion sur la plaque de verre que je plonge ensuite dans un bain de nitrate d’argent. Toujours à l’abri de la lumière, je dispose la plaque dans son châssis qui se positionne sur la chambre.
Une fois le châssis glissé dans la chambre, il faut compter un temps d’exposition entre 4 à 8 minutes suivant la lumière et l’ouverture. Une fois l’exposition terminée, je retourne dans la boîte noire et j’applique le développeur. J’arrête le développement avec de l’eau puis je mets tout de suite la plaque dans le fixateur. Pour chaque photo, il faut donc compter 20 minutes.
Procédé chimique qui laisse souvent apparaître tâches et imperfections…
Dans les photos d’époque, ces imperfections étaient souvent dissimulées par les Marie-Louise. J’aurais fait un piètre photographe ! Tout le charme ici est d’utiliser le procédé du collodion et de chercher l’imperfection. Cela permet d’ouvrir une fenêtre vers le passé dans la tête du lecteur, de parler de l’instant présent et du passé dans une seule et même photo.
A-t-il été un défi à réaliser sur les hauteurs de Notre-Dame ?
Il y a déjà les centaines de marches en colimaçon à monter. Ajoutez plusieurs litres d’eau à porter – il n’y a pas de robinet là-haut -, les plateaux pour poser les bacs, la boîte noire portative, les plaques de verre, le pied, la chambre… au moins 20 kilos de matériel à emmener. J’avais heureusement deux assistants pour m’aider. L’espace est aussi très réduit. La galerie des chimères est extrêmement étroite. Entre les murs de la cathédrale et le vide, il y a juste la place pour poser le pied de la chambre. Pour les photos de gargouilles, j’étais vraiment collé au mur et perché sur un tabouret pour faire la mise au point. C’était assez acrobatique.
Une photo vous a-t-elle particulièrement marquée ?
Celle prise depuis la galerie des chimères avec les toits enneigés de Paris est un moment unique dans ma vie. Regarder Paris sous la neige, depuis Notre-Dame, en compagnie des gargouilles – même si elles semblent plus intéressées par Paris que par moi et me tournent souvent le dos – fut magique.
Dans votre livre, vous évoquez le chapitre « Ceci tuera cela » de Notre-Dame de Victor Hugo…
Ce passage m’a beaucoup marqué car Hugo y évoque le progrès technique et la destruction que celui-ci peut engendrer. Il explique par exemple comment l’imprimerie a compromis le rôle central de l’architecture dans la transmission d’un récit. Le gothique étant pour lui la quintessence de la transmission au grand public tant chaque ligne, chaque ouverture, chaque pierre raconte une histoire sans que l’on ait besoin de savoir lire ou écrire. J’ai trouvé dans ce texte un écho particulier avec ce que la photographie vit aujourd’hui face à l’arrivée de l’intelligence artificielle.
36 vues de Notre Dame est le titre de votre ouvrage. Pourquoi cette référence à Hokusai et ses Trente-six vues du mont Fuji ?
J’ai beaucoup réfléchi et changé ma façon de photographier lors de ce projet. Hokusai a dû faire les gravures du mont Fuji alors que tout le monde le représentait déjà à son époque, à l’infini. Il l’a réinventé. Avant ce travail je n’étais pas capable de photographier quelque chose déjà surreprésenté. Je suis sorti d’une sorte de conception de la photo un peu individualiste et pas forcément inscrite dans le temps. Je me vois maintenant davantage dans une tradition intergénérationnelle. Je vois le métier de photographe un peu comme le métier de tailleur de pierre et m’inscris dans la même tradition que les photographes du XIXème siècle. Ce n’est pas grave si j’ai fait la même photo, elle appartient à notre époque. Nous témoignons de Notre-Dame et nous la représentons, comme ses bâtisseurs et ses restaurateurs, nous appartenons à une histoire de transmission.
Peut-on parler de compagnon photographe ?
En quelque sorte. Je me sens appartenir à une lignée de photographes. Je n’avais pas du tout cette conception avant. Notre-Dame a été un révélateur. D’autres photographes ont travaillé comme moi sur le chantier (NDLR comme Patrick Zachmann de l’agence Magnum). Œuvrer pour Notre-Dame, c’est quelque chose qui vous dépasse, qui dépasse l’individualité. Je le vois comme un projet collectif intergénérationnel s’inscrivant dans les valeurs de la transmission représentées par les compagnons.
Une révélation ?
Je ne suis pas quelqu’un de très croyant. J’ai grandi du côté de mon père dans la tradition catholique. Ma mère, pas du tout. Elle fut travailleuse sociale et psychothérapeute pour les Indiens aux Etats-Unis. J’ai donc été confronté à une tradition familiale à 180 degrés.
Mais pour moi, Notre-Dame demeure un lieu éminemment sacré, de dévotion. Étant agnostique, quand je rentre dans Notre-Dame, je vois ces pierres et je me dis que pendant 800 ans des gens les ont touchées, ont prié auprès d’elles. C’est un lieu totalement imprégné par la foi. Et ça, on ne peut pas le nier ni l’ignorer. Ces pierres sont aussi imprégnées d’Histoire. En plus d’être un lieu sacré, qui a apporté beaucoup d’espérance aux gens, c’est un lieu à l’épicentre de la politique française, on pense à Charles de Gaulle, au sacre de Napoléon… Même pendant les travaux, où il n’y avait plus de bougies, plus d’encens, plus la même acoustique, plus d’orgue, le grand échafaudage central… Notre-Dame a toujours gardé sa sacralité.
Avez-vous vu le nouveau visage de Notre-Dame ?
Je l’ai survolée à nouveau avec mon drone en février et juin 2024. Mais je n’ai pas vu l’intérieur totalement dégagé. Ce sera une belle surprise. Même si je dois avouer m’être attaché à l’idée du gothique usé par le temps, noircit, celui de Victor Hugo. Sombre, chargé d’émotions, d’histoire et de culture.
Une intimité entre vous et la cathédrale semble s’être créée…
Cette histoire m’a vraiment marquée. Je l’ai vécue comme une expérience de vie. Photographier Notre-Dame est devenu une obsession. Je ne vais pas faire des photos d’elle toute ma vie mais je ne vais jamais l’oublier. C’est devenu une blague avec ma femme qui me glisse lorsque l’on passe devant, “oui, oui, elle est là ta copine, ne t’inquiètes pas”. Mon ami Bernard Hermann m’a aussi dit un jour : “Notre-Dame fait désormais partie de ta vie. Et tu verras, elle fera une bonne compagnie.” »
Livre : 36 Vues de Notre-Dame, éditions Radius Books, français & anglais, 164 pages, 59€.
Exposition : « Ellen Carey + Tomas Van Houtryve – Noir et blanc, topographies », jusqu’au 23 décembre à la galerie Miranda à Paris.