C’est l’histoire d’une autodidacte. Une photographe inconnue qui devient un phénomène mondial sans le savoir et demeure introuvable alors que le monde entier se passionne pour ses photographies.
Avec Vivian Maier, « les réponses sans question n’existent pas »
Ce récit commence en 2007 avec John Maloof – un agent immobilier de 25 ans – qui achète à l’aveugle des dizaines de milliers de négatifs et comprend rapidement qu’ils ont du potentiel. Particulièrement lorsqu’Allan Sekula lui suggère de ne pas diffuser ce travail sur Flickr et achète quelques tirages.
Le marché s’emballe : experts, expositions, livres… Tout le monde s’accorde sur la trouvaille, même le New York Times évoque « une nouvelle candidate au sein du panthéon des plus grands street photographers du XXe siècle ». Pourtant Vivian Maier continue sa vie dans l’anonymat le plus total et c’est l’annonce de sa mort dans un journal en 2009 – à l’âge de quatre-vingt-trois ans – qui donne un premier indice à son acquéreur. L’enquête peut commencer.
John Maloof raconte et met en scène sa découverte dans un documentaire A la recherche de Vivian Maier qui est nominé aux Oscars en 2015. En soi, c’est déjà une prouesse, mais l’histoire commence à peine. Il rend compte de toutes les questions cristallisées autour de cette inconnue née en 1926 qui a passé sa vie à photographier le monde sans faire valoir son œuvre : sur les 140 000 clichés, seuls 5% ont été développés. C’est un travail inédit même pour son auteure.
Ce qui suit relève du fantasme. L’existence de Vivian Maier repousse les limites de l’imagination : c’est une personnalité fantasque mais déterminée qui se devine au fil des découvertes permises par les archives qu’elle a sciemment abandonnées dans un garde meuble impayé, ouvrant la voie à beaucoup d’hypothèses. Est-ce par manque de moyens financiers ou par déraison ? Pour Ann Marks, « les réponses sans question n’existent pas ». Après avoir obtenu un accès total aux archives, elle s’attaque au mythe Vivian Maier.
Son investigation sur Vivian Maier dure 6 ans. Elle interroge, identifie, recompose l’histoire, la chronologie, les lieux et les protagonistes. À partir de tous les indices et témoignages, elle reconstitue une généalogie construite sur des mensonges et de lourds secrets familiaux. La vie de la disparue est retracée sous forme de fresque.
Ce travail patient et attentif révèle les tenants et aboutissants d’une histoire familiale d’origine française tristement morcelée entre une mère dysfonctionnelle, une grand-mère romanesque, un frère schizophrène et un père démissionnaire.
C’est donc cela l’héritage de Vivian Maier, un héritage qu’elle va fuir toute sa vie (allant jusqu’à falsifier ses papiers d’identité). Sans cet éclairage, difficile de saisir les séquelles profondes et la construction de cette personnalité inclassable.
Portrait d’une iconoclaste
Sans famille ni soutien, Vivian Maier ne peut compter que sur elle-même. Elle accepte sa condition – sans en être otage – et déclare à l’un de ses employeurs « certaines personnes vivent pour travailler, je travaille pour vivre ».
Après un passage dans une usine de poupées (qui n’est pas si anecdotique) Vivian Maier gagne son indépendance à travers la profession de nanny (nounou en français) qu’elle demeure toute sa vie. Une carrière improbable pour celle qui refuse tout contact physique (et émotionnel) et qui a pour habitude de disparaître de la vie des gens sans jamais chercher à les revoir.
Certains témoignages sont poignants, on y décèle une femme taciturne, difficile d’accès, pleine de paradoxes mais surtout une supériorité créative inextricablement liée à la photographie. Les enfants sous sa garde conservent un souvenir précis (parfois tendre, parfois amer) des expéditions photographiques dans lesquelles ils sont mobilisés et l’habilité avec laquelle leur nounou obtient leur collaboration.
Ann Marks décrit Vivian Maier comme une intrépide au look particulièrement original mais d’une discrétion totale. Elle « porte toujours un chapeau, même à l’intérieur », recouvre ses cheveux de vaseline, roule en solex, arbore toute sa vie des jupes mi-mollet couplées à des chemises liberty et use jusqu’à la fin des chaussures taille 46 (elle mesure 1 mètre 72).
On ne lui connaît aucune relation amoureuse. Au fil de la lecture, Vivian Maier prend corps sous les descriptions et certains traits de son caractère deviennent saillants : son jeu, sa malice, sa confiance en elle mais aussi ses complexes, ses recherches, son sens de l’humour abrasif. Sa solitude aussi.
L’ouvrage va plus loin. En levant le voile sur les griefs de Vivian Maier, il aborde sa construction psychologique et notamment sa maladie mentale, souvent niée ou minimisée. La misanthrope est une obsessionnelle. Elle lutte toute sa vie contre une pathologie appelée « accumulation compulsive ».
Ses employeurs successifs décrivent une chambre inhabitable, « envahie de journaux jusqu’au plafond avec de petits sentiers pour la traverser ». A la fin de sa vie, elle laisse 9 tonnes d’objets personnels dans des gardes meubles impayés. Bijoux fantaisie, badges politiques, objets africains, cristaux, photos, documents administratifs et négatifs jetés en vrac… Son cabinet de curiosité démesuré est gardé sous verrou. Personne n’y a accès.
L’auteure interroge des psychiatres pour mettre en lumière une forme de paranoïa chez cette personnalité sombre qui cultive le secret et refuse obstinément de montrer ses clichés laissant penser que « son besoin de posséder est plus fort que celui de voir ses images ». Elle propose par là une lecture psychanalytique de l’œuvre de Vivian Maier et formule des hypothèses. Si la prudence s’impose, c’est une clé de lecture qui embarque le lecteur.
Ce trouble de la personnalité associé à une forme aiguë de syllogomanie affecte toute l’existence de Vivian Maier. Les médecins évoquent de potentiels abus qui auraient pu avoir lieu dans son enfance. Elle se contentait de reconnaître : « J’ai été pas mal trimballée ».
À la lumière de ces informations, on devine une Vivian Maier qui compose toute sa vie pour garder l’équilibre et continuer sa quête photographique inlassable. Ses besoins enfouis, ses troubles obsessionnels compulsifs perçus comme une pure excentricité mais aussi la résilience de cette femme qui adopte un mode de vie fantasmé et pour qui « la photographie permet une relation d’un autre genre : la capacité d’établir des liens, mais avec une distance de sécurité ».
Autre paradoxe, Vivian Maier refuse systématiquement de se laisser prendre en photo. Elle préfère ses autoportraits et en réalise plus de six cents. Est-ce par pudeur, pour préserver son anonymat (et par là se protéger de sa famille) ou pour toujours rester maîtresse de son image ? Quoiqu’il en soit, ces autoportraits sont un objet d’étude en soi car ils reflètent l’évolution de son état et les différentes époques de sa vie.
Anne Morin, commissaire de l’exposition au musée du Luxembourg commente : « L’autoportrait permet à Vivian Maier de produire une preuve irréfutable de sa présence dans un monde où elle n’a pas sa place. » Certaines photographies la représentent en espionne. C’est un rôle qu’elle sait adopter.
Vivian Maier, une intrépide au travail
Qu’est-ce que Jean Paul II, Mohammed Ali, les astronautes d’Apollo 15 ou encore Greta Garbo ont en commun ? Ils font partie de la longue liste des célébrités immortalisées par Vivian Maier. La photographe obtient également des accès sur des scènes de crime ou documente des clubs de strip-tease. Malgré l’absence d’une carte de presse, Vivian Maier est une professionnelle. Elle peut aller jusqu’à se faire arrêter pour obtenir une bonne photo.
A une époque où la contre-culture américaine passionne les artistes de Greenwich Village, Vivian Maier est à contre-courant. Elle passe son temps libre à photographier des détails du quotidien. Son intelligence et son sens de l’ironie transparaissent à travers ses méthodes.
Vivian Maier peut avec la même acuité se passionner pour une fête d’anniversaire dans un parc, la tendresse d’un couple qui se tourne le dos ou le visage d’un ouvrier qu’elle saisit frontalement. Sa signature humaniste ne se limite à aucun sujet et propose une approche sociologique d’une grande modernité. Elle sait aussi se tenir à la pointe en privilégiant un Leica et passe à la couleur avant l’heure. Ses photographies troublent par leur justesse et leur caractère intemporel.
Ceux qui se souviennent d’elle parlent du « sentiment d’une femme en mission », un sentiment globalement accepté par son entourage parce qu’elle force le respect. Vivian Maier est une engagée. Féministe avant l’heure, elle suit de près les conflits raciaux, retranscrit l’univers des graffitis, documente les inégalités sociales et va jusqu’à subtiliser le courrier de ses employeurs lorsqu’il est affilié aux Républicains. L’affaire du Watergate la passionne.
Vivian Maier est fascinée par les titres de journaux (qu’elle photographie), les pancartes ou encore les slogans comme en témoigne la photographie ci-dessous : « Les hommes doivent changer ou mourir ».
Ses convictions se doublent d’une passion inouïe pour les faits-divers, qui évoque l’univers de Weegee. Dans les années 70, son répertoire téléphonique ne contient que deux numéros : le service des livraisons du New York Times et un revendeur de Leica dans le New Jersey.
Ann Marks s’amuse d’une mise en abîme tentante : « Si elle avait lu cette histoire (la sienne) dans un journal, Vivian aurait sûrement aimé ce qui en fait tout son sel – les controverses se font sur fond de différence de classe sociale, le triomphe de la classe ouvrière, les rebondissements. »
L’étude de l’œuvre de Vivian Maier et de son parcours personnel permet d’opérer des croisements révélateurs. Ses expériences, ses obsessions, ses émotions et son sens de l’humour se retrouvent dans ses clichés. On observe une pratique récurrente assez symptomatique : les hommes subissent un traitement systématiquement moqueur alors que les personnes âgées bénéficient d’une grande bienveillance… Qui a dit qu’il fallait séparer l’œuvre de son auteur ?
Son travail atteint une grande maturité au cours de sa trentaine. Son œil se développe, elle guette depuis longtemps les événements qu’elle saisit souvent en une seule tentative. Son sens du timing inné se révèle à travers des photographies presque trop belles pour être vraies.
En 1959 – à l’âge de trente-six ans – elle décide quelque chose qui rétrospectivement paraît fou : Vivian Maier part faire le tour du monde. On devine la force d’indépendance de cette nourrice de profession qui s’aventure en Europe mais aussi en Asie et en Afrique en pleine Guerre Froide. Difficile d’imaginer cette grande solitaire, armée de son appareil photo arpentant la Thaïlande, l’Égypte, la Chine, l’Inde ou encore le Yémen.
Et pourtant si. Vivian Maier rentre aux États-Unis avec un travail photographique très abouti au bout de plusieurs mois d’absence et réintègre son emploi au sein d’une famille qui ne se doute de rien. Elle ne mentionne pas son odyssée à ses employeurs ni aux enfants heureux de la retrouver. Qu’en penser ? Comment garde-t-elle pour elle ce périple bouleversant et sa fierté d’avoir vu le monde ?
Ce mutisme, Vivian Maier n’en sort jamais et son isolement ne cesse de croître. Après seize années dans la même famille, elle continue sa route, de moins en moins stable et connaît des situations précaires. Les dernières années, elle s’enferme dans une spirale délétère. Celle qui au-delà de ses cartons ne possède rien retombe sur les trois garçons Gensburg qu’elle a longtemps accompagnés.
Guidés par une tendresse impérissable envers leur ancienne nourrice, ils supervisent et règlent les derniers mois particulièrement douloureux pour Vivian Maier. Une chute sur une plaque de verglas la diminue et l’oblige à être hospitalisée. Un choc pour celle dont on ne sait pas si elle a déjà consulté un médecin.
La nécrologie rédigée par les trois frères n’apparaît pas dans le livre mais elle est révélatrice : « Seconde mère de John, Lane et Matthew, cet esprit libre apporta une touche de magie dans leur vie et dans celle de tous ceux qui la connurent. Toujours prête à les conseiller, à donner son avis ou à tendre une main secourable. Critique de cinéma et photographe extraordinaire. Une personne vraiment unique, qui nous manquera beaucoup et dont nous n’oublierons jamais la vie formidable. »
Ce livre est un portrait intime accompagné d’images qui procurent une émotion crescendo lorsque l’on comprend leur contexte de production. L’écriture factuelle d’Ann Marks donne parfois l’impression d’une suite d’informations continues un peu trop dense.
Mais le fait d’avoir pris soin de retracer l’existence et dessiner les ressorts psychologiques d’une telle créatrice est une prouesse. On ne pourra jamais tout saisir de cette photographe, ses motivations, sa fierté, son obstination, ses doutes, ses envies.
L’énigme Vivian reste une énigme, même cette première biographie lève une partie du mystère. Une chose est certaine : Vivian Maier connaissait sa valeur, elle savait qu’elle laissait derrière elle une œuvre exigeante, ses indications aussi péremptoires que géniales aux laborantins en sont une preuve.
On l’entend dire à son ami français Amédée Simon dans les années soixante : « J’ai fait des piles de photos – quand je dis des piles, c’est vraiment des piles – et je pense qu’elles sont vraiment pas mal. »
Par Clara Bastid
Clara Bastid est responsable du développement à la Gaîté Lyrique et commissaire d’expositions photographiques.
Vivian Maier révélée, Enquête sur une femme libre, Ann Marks, aux éditions Delpire & Co, 29 €.