Un jour du printemps 1979, l’artiste Keith Haring repère Tseng Kwong Chi, dont la silhouette immobile se dessine distinctement au coin de la First Avenue et de la Fifth Street, à Manhattan. Intrigué, Haring s’approche, Tseng lui donne son numéro de téléphone. Haring l’appellera plus tard dans la journée pour l’inviter à une lecture de poésie au Club 57 – la légendaire boîte de nuit de la place St. Marks, qui abrite la scène artistique florissante de l’East Village new-yorkais.
Les deux artistes collaborent étroitement. Tseng accompagne Haring dans ses virées dans le métro de New York. Là, ils parcourent d’innombrables quais, à la recherche de murs vides, réservés d’ordinaire à la publicité. Les dessins à la craie de Haring sont une lettre d’amour à New York, cette ville qui a littéralement propulsé sa carrière. Et Tseng immortalise tout, photographiant ces œuvres éphémères destinées aux passants et non au monde de l’art.
L’amour de Tseng pour le portrait est né de sa formation de peintre. Il va transposer cet amour dans la photographie lorsqu’il emménage à New York, en 1978. L’année suivante, il s’invente le personnage de l’« Ambiguous Ambassador » pour sa série intitulée « East Meets West (alias Expeditionary Self-Portrait Series) ». Avec son costume Zhongshan, ses lunettes de soleil et son badge d’identification, ce personnage a tout du touriste asiatique stéréotypé. Posant ainsi, l’air pénétré, devant des monuments emblématiques, il réalise des autoportraits énigmatiques avec un Rolleiflex des années 1940.
Utilisant la photographie pour jouer avec les notions d’image et d’identité, Tseng est le portraitiste idéal pour chroniquer l’art new-yorkais downtown des années 1980. Ses amitiés étroites avec Haring, Jean-Michel Basquiat et Andy Warhol lui permettent de comprendre leur vision et leur caractère. Il réalise des portraits où les artistes sont montrés comme de véritables rock stars. Une sélection de ces portraits a d’ailleurs été présentée sur le stand Yancey Richardson durant le Photography Show, à New York.
Drôle d’ambassadeur
Originaire de Hong Kong, Tseng Kwong Chi est un enfant prodige qui a fait ses études à Paris avant de s’installer à New York, en 1978, pour approfondir sa passion pour la photographie. C’est à un dîner avec sa famille au légendaire restaurant Windows on the World qu’il crée le personnage de « l’ambassadeur ambigu » – personnage convaincant au point que le maître d’hôtel le traite comme s’il était un dignitaire étranger.
Impressionné par l’influence du président Mao sur la pensée occidentale, Tseng fait poser « l’ambassadeur ambigu », au Met Gala de 1980 aux côtés de designers, de célébrités et de philanthropes (et ainsi Tseng fait-il un clin d’œil aux artistes downtown, en plein quartier huppé). Passant aisément d’une communauté à l’autre, le photographe va s’intégrer parfaitement à la scène artistique des années 1980, au moment où le monde de l’art commence à faire la Une des journaux, avec des ventes d’œuvres atteignant des prix astronomiques.
Soudain, la figure de l’artiste sans le sou est remplacée par celle de la rock star, dont l’aura seule détermine ces prix record de sept à huit chiffres. Le New York Times Magazine enquête sur le marketing de Jean-Michel Basquiat dans un article de 1985 paru en première page, intitulé « New Art, New Money », pour ajouter encore à sa mystique. L’heure de gloire de Basquiat est venue, après toutes ces années sous l’aile d’Andy Warhol.
Une constellation de stars
Avec la flambée des prix de l’art dans les années 1980, les médias sont fascinés par la scène artistique new-yorkaise. Les portraits de Keith Haring, Jean-Michel Basquiat et Andy Warhol par Tseng Kwong Chi résument parfaitement l’esprit du temps, utilisant de manière ludique notre obsession du mythe en faisant paraître les artistes à la fois accessibles et iconiques.
Dans le portrait de Basquiat de 1987, l’artiste est assis sur une grande toile posée au sol, fumant et prenant un café, en vêtements décontractés – comme toujours -, pieds nus. C’est son atelier, il pose au milieu du matériel, des toiles inachevées, semble totalement en paix, comme si c’était l’endroit qu’il préférait au monde.
Chaque photographie offre un aperçu de l’univers réel de l’artiste. Comme la photographie de 1986 de Warhol : assis chez lui sous son portrait d’Elizabeth Taylor, habillé en noir et blanc, avec des Reeboks assorties à sa perruque, le voilà entouré des rebuts de sa vie quotidienne.
Mais c’est peut-être son portrait de Haring, réalisé en 1986 dans le Pop Shop, qui est le point culminant de sa longue collaboration avec l’artiste. Haring est lové à l’intérieur de son œuvre, l’une des nombreuses réalisations illustrant son projet artistique d’ensemble. Depuis leur rencontre providentielle en 1979, Tseng et Haring ne cesseront plus de collaborer, constituant des archives de quelque vingt-mille photographies au cours d’une décennie – avant de mourir tous deux du sida en 1990, à seulement un mois d’intervalle.
Les portraits de Tseng Kwong Chi sont à retrouver sur le site de la galerie Yancey Richardson de New York.
« Basquiat x Warhol, A quatre mains », Fondation Louis Vuitton, Paris, jusqu’au 28 août 2023.