C’est l’épicentre du spectacle vivant en Amérique : Broadway et ses 41 théâtres légendaires. On se laisse volontiers éblouir en se promenant de nuit dans cette rue de Manhattan, à New York, ou impressionner lorsqu’on pense aux célébrités qui en ont foulé les planches. Alors, lorsqu’une amie actrice lui propose un jour de venir la voir jouer dans la comédie musicale The Magic Show, puis de faire un tour en coulisses, Rivka Katvan sait que la soirée sera mémorable.
Étudiante à la School of Visual Arts de New York, elle se spécialise d’abord en design avant de se passionner pour la photographie. Quand elle franchit les rideaux de l’illustre Cort Theater pour féliciter son amie après le spectacle, son projet de fin d’étude est tout trouvé : « J’ai été frappée par le contraste entre le glamour de la scène et la banalité des locaux : c’était un vieux Théâtre de plus de 100 ans, en coulisse la peinture décrépissait. Et dans ce décor quelconque, les acteurs se baladaient avec leurs paillettes et leurs costumes. C’était merveilleux. » Nous sommes en 1978. Rivka Katvan fera des coulisses de Broadway son terrain de prédilection, auquel elle consacrera trois décennies de photographies.
Passer derrière le rideau
Il suffit d’un rapide échange verbal avec Rivka S. Katvan pour comprendre pourquoi cette israélienne installée aux Etats-Unis a été accueillie à bras ouverts dans les coulisses des théâtres new-yorkais, pourtant interdites au public. Elle est d’une sympathie à toute épreuve. « Lorsque je prends des photos, je les développe et les apporte à mes sujets. Les acteurs sont ravis, ils me demandent de revenir ! » C’est ainsi qu’elle obtient ses permissions. Bientôt, elle est plébiscitée par les acteurs qui, se déplaçant de théâtre en théâtre, insistent pour qu’elle les suive pour leurs nouveaux spectacles : ils sont nombreux à apprécier la documentation tendre qu’elle fait de leur quotidien. « Il faut connaître les bonnes personnes pour faire ce travail. Je suis devenue amie avec les acteurs ! »
L’œuvre de Rivka Katvan est inédite à bien des égards. Peu de photographes ont eu le privilège de s’immiscer derrière ce rideau : « Vous trouverez peut-être quelques photos de coulisses ça et là, mais aucun travail aussi intensif à ce sujet. » Ainsi la photographe nous invite t-elle dans l’intimité des acteurs, saisissant quelque chose de leur trac, de leur concentration, de leur repos. Une familiarité qui n’enlève rien à la magie du théâtre, et procure une certaine admiration pour ceux qui montent sur scène tous les soirs. Pour eux, Rivka n’est pas une photographe, elle est l’une des leurs.
Le travail remarquable de Rivka Katvan sur Broadway n’a été publié qu’une seule fois. En 2001, le livre Broadway Backstage, préfacé par Hal Prince paraît aux éditions Abrams. « La maison d’édition avait l’habitude de me solliciter pour me demander l’autorisation d’utiliser telle ou telle photo. Un jour, le directeur m’a interpellée alors que je marchais dans la rue pour me dire qu’il voulait faire un livre à partir de mon travail. J’ai demandé de l’aide à l’un de mes anciens professeurs pour faire la sélection, parce qu’on n’est pas très objectif lorsqu’il s’agit de ses propres photos ! »
En coulisses avec Elizabeth Taylor
Il est courant de reconnaître, parmi ces photos profondément intimes, un visage célèbre qu’on a admiré sur grand écran, celui de Liam Neeson ou d’Elizabeth Taylor, entre autres exemples. Rivka S. Katvan se souvient : « Elizabeth Taylor est si professionnelle ! Elle s’habillait très simplement, était gentille avec tout le monde, grandes stars ou membres de la troupe. Elle m’autorisait à la photographier dans sa loge, alors qu’elle s’exerçait. Elle se sentait si confortable avec moi qu’elle se changeait devant mon objectif : évidemment, j’ai toujours gardé les photos les plus personnelles pour moi, par respect pour mes sujets. Je ne veux pas profiter de la confiance des gens avec lesquels je travaille. Maureen Stapleton aussi, me laissait passer du temps dans sa loge, aussi longtemps que je voulais. Elle me disait ‘Rivka, laisse tes affaires ici, mets-toi à l’aise !’ »
« Je me faisais discrète, rasais les murs. Il ne fallait surtout pas les déranger »
De cette ébullition qu’elle a vécue, la photographe a gardé un souvenir vif. « Je prenais les acteurs en photo à chaque étape des préparatifs. Lorsqu’ils repassaient leurs vêtements, qu’ils se faisaient maquiller ou qu’ils faisaient des vocalises. Je me faisais discrète, rasais les murs. Il ne fallait surtout pas les déranger ». La discrétion lui permet d’assister, en catimini, à des moments historiques de Broadway. L’un d’eux: l’acteur Len Cariou, impressionnant dans le rôle de Sweeney Todd, et que Rivka Katvan a aperçu en coulisses, déjà effrayant dans le costume du célèbre tueur en série de Londres : « Je me cachais parmi les vêtements et le prenais en photo pendant ses exercices. Dans le rôle de Sweeney Todd, il devait faire peur, et c’était réussi. C’était terrifiant ! »
Rivka Katvan a réussi le tour de force d’immortaliser l’atmosphère bon-enfant des coulisses sans rien sacrifier du spectaculaire des endroits qui les renferment. Les bons moments se transforment, à travers son regard, en tableaux finement composés. Le jardin privé d’Alan Cumming, par exemple : « Je pense que Cabaret est mon spectacle préféré. Alan Cumming est une si belle personne. Il avait une toute petite loge, mais qui donnait sur le toit d’un immeuble mitoyen. Alan avait investi l’espace pour en faire une sorte de jardin privé. Nous y passions de bons moments, avec Natasha Richardson, qui aimait tellement les photos ! C’est grâce à elle que j’ai pu photographier son mari, Liam Neeson, dans The Judas Kiss. » Elle s’arrête, visiblement émue à l’évocation de Natasha Richardson, décédée lors d’un tragique accident en 2009. Puis, retrouve sa bonne humeur: « Nous passions toujours de bons moments, en coulisses ! »
De Broadway à Sing Sing
Quand Rivka Katvan évoque l’évolution de Broadway depuis 30 ans, elle regrette surtout la démolition de certains théâtres de légende, remplacés par des constructions plus modernes. Les vieux bâtiments ont sa préférence, ils ont plus de caractère : « Lorsque je prends des photos dans un bâtiment neuf, je me concentre sur les acteurs plutôt que sur les lieux. Mais de manière générale, chaque spectacle est différent. Cela dépend aussi de la taille de la troupe. Il y a uniquement 7 acteurs dans la troupe de The Magic Show, 40 dans celle de Sweeney Todd. » Tout cela influence sa manière de travailler : le grandiose des costumes, le glamour du maquillage. Certaines photos, en couleur, font ressortir le clinquant des accessoires, d’autres, en noir et blanc, nous poussent à chercher l’émotion au-delà des paillettes.
Cet amour si viscéral pour Broadway n’en a pas toujours fait son unique projet artistique. À la naissance de son premier enfant, en 1985, elle prend une pause de dix ans, n’y revient que lorsque sa fille, en âge d’apprécier ses photos, lui en réclame de nouvelles. C’est qu’elle a aussi d’autres passions : la photographie de rue, par exemple, qu’elle n’a jamais arrêtée, ou le design de bijoux. Elle donne aussi un coup de main à son mari, photographe commercial, s’investit dans d’autres projets d’art visuel. Mais son amour du théâtre est une constante qui la mène jusqu’à Sing Sing.
Elle a ainsi visité la prison new-yorkaise pour Theater Magazine et couvert un spectacle donné par les prisonniers. Cette fois elle passe les portes de métal au lieu de se faufiler derrière les rideaux de Broadway. Tout aussi impressionnant. « Je me suis dit : je suis une fille d’un petit village en Israël et me voilà dans la prison la plus connue au monde. » Avec les prisonniers, Rivka Katvan a la même attitude qu’en compagnie des stars de la scène. Elle écoute leurs histoires, partage leurs repas, répond à leurs questions. Eux l’emmènent visiter le cinéma de la prison, ainsi que leurs lieux de culte. « Pour faire de vraies photos, il faut se lier à ses sujets, réussir à se faire accepter dans le groupe ». Le secret de Rivka Katvan, comme d’autres illustres photographes, pour photographier avec humanité et compassion.
Plus d’informations sur Rivka S. Katvan ici.