Ute Mahler compte parmi les photographes de l’ex RDA au style le plus marqué. Après la chute du mur en 1989, elle fonde avec plusieurs collègues est-allemands l’agence OSTKREUZ, qui connaitra un succès remarquable. Avec la série « Zusammenleben » (Vivre ensemble), débutée il y a plus de 45 ans, elle rend compte de la manière dont les habitants d’ancienne Allemagne de l’Est ont vécu ensemble, en dépis des préjugés. Ses photos en noir et blanc racontent leur vie, avec douceur mais sans complaisance.
Pour Blind, Ute Mahler en parle en toute sincérité.
Être photographe en Allemagne en l’Est était-il particulier?
Après des études de photographie à la Hochschule für Grafik und Buchkunst de Leipzig, j’ai commencé à travailler dans la mode. J’ai alors mis en suspens mon rêve de travailler comme reporter, car à cette époque, il n’y avait pas de postes vacants dans les quelques magazines qui paraissaient en RDA. Je photographiais pour Sibylle, un magazine culturel et de mode qui valorisait la photographie. J’ai travaillé comme pigiste de 1972 à 1988, période durant laquelle je prenais aussi des photos pour moi, dont certaines figurent dans « Zusammenleben ». Les possibilités de publication restaient toutefois limitées. Il y avait de petites galeries, dans les grandes et moyennes villes où la photographie était exposée. Il y avait aussi des images qui ne montraient pas la vie en RDA, mais qui étaient façonnées par la vision critique de la réalité du pays. La plupart des habitants, à cette époque, pouvaient « lire entre les lignes », déchiffrer les images et reconnaître les symboles.
Vos photos montrent un certain sentiment de liberté entre les gens, parfois de joie. C’est une réalité que l’on ne voit pas souvent quand on parle de la RDA …
De nombreux citoyens se sont retirés dans la vie privée pour échapper à la pression de l’État et se créer leur propre liberté. La vie en RDA n’était pas uniquement simple et sombre. Nous organisions des fêtes somptueuses et célébrions notre dignité d’individus. Mes photos montrent ce qui se passait dans l’espace privé.
En tant que photographe en RDA, qu’est-ce qui vous a le plus surpris?
Aujourd’hui, je suis toujours étonné de la confiance que m’ont accordé les personnes que j’ai pu photographier. Ils m’ont aussi permis de montrer des images dans lesquelles ils n’apparaissent pas forcément heureux.
Il y a cette photo touchante d’un homme dans un lit tenant un bébé sur son ventre. Pourriez-vous raconter l’histoire de cette image?
Beaucoup de mes photos montrent des gens dans des moments d’intimité. J’ai eu le sentiment que je devais aussi parler de moi dans cette série. Sur la photo, vous pouvez voir mon mari Werner et notre fils Paul. Un dimanche matin après le petit déjeuner. Mais c’est une vraie photo de famille: je suis aussi dedans, en bas à droite avec mon pied.
Le titre, « Vivre ensemble », est-il peut-être aussi associé à la réunification de l’Allemagne?
La série a été réalisée exclusivement en RDA. Il y a quelque chose d’universel dans le sujet. Je suis certaine que j’aurais trouvé des situations similaires dans ce qui était alors la République fédérale d’Allemagne. Dans un certain sens, nous étions également similaires.
Vous dites avoir pris ces photos pour vous-même. Pensiez-vous à l’époque qu’elles deviendraient des documents historiques?
Dans mes projets personnels, j’essaye de clarifier les questions qui m’habitent. Quand j’ai commencé à prendre ces photos, j’étais très jeune, j’avais 23 ans, et je voulais juste savoir comment les autres vivaient ensemble. Je n’ai jamais pensé à leur récupération ou à leur importance éventuelle. Je n’ai jamais pensé à la dimension historique. Le fait que le mur tomberait un jour dépassait alors mon imagination. Même si j’en ai beaucoup.
En 1979, vous avez pris des photos à Paris. A-t-il été facile pour vous de quitter la RDA?
Il y avait une participation officielle des photographes de la RDA au concours de Photokina 1978. Le sujet était « travail et loisirs ». J’ai reçu le prix principal avec ma série sur le cirque. D’une part, les responsables de la RDA étaient fiers, d’autre part, ils étaient confrontés à un problème. La récompense était un billet d’avion sur la compagnie Lufthansa. Et Lufthansa ne volait pas à destination de la RDA. Il fallait donc que je reçoive un visa pour les pays étrangers non socialistes. Je voulais seulement aller à Paris. Dans mon esprit, j’avais toujours imaginé que je ne serais pas autorisé à voyager avant mes 60 ans. Avec ce prix, cela semblait soudainement possible. Il a ensuite fallu près d’un an pour obtenir un visa de 9 jours.
En 1990, avec 6 autres photographes de RDA, vous avez fondé l’agence Ostkreuz. Dans quel contexte ?
Dès janvier 1990, tous les magazines et autres clients en RDA pour lesquels j’avais travaillé auparavant étaient en cours de liquidation. J’avais 40 ans à l’époque, et j’ai dû repartir complètement de zéro. Nous avons également fondé Ostkreuz parce qu’ensemble nous sommes plus forts. D’une part, le collectif de photographes était une décision économique. D’autre part, nous voulions perpétuer la photographie en RDA. Nous avons fondé l’agence au printemps 1990, au début nous n’avions ni locaux ni téléphone. Quand nous avons eu tout cela, nous avons engagé un employé pour prendre les commandes à notre place, car nous étions sur la route pour prendre des photos. Tous les accords commerciaux, les contrats que nous connaissions en RDA, n’étaient plus valables à cette époque. Nous ne savions pas quels étaient les frais habituels hors du pays, nous n’avions aucune idée des procédures dans une agence, de la manière de rédiger les bons de livraison. Nous avons dû tout réapprendre.
Prenez-vous encore des photos aujourd’hui ?
Werner Mahler et moi-même travaillons actuellement sur un nouveau projet majeur, « Les grands fleuves d’Europe », qui nous prendra encore deux ans. Je ne peux pas imaginer arrêter un jour de prendre des photos. Tant que je pourrai voir et bouger, je continuerai à photographier.
Propos recueillis par Jonas Cuénin
Jonas Cuénin est le directeur éditorial de Blind et l’ancien rédacteur en chef des magazines L’Oeil de la Photographie et Camera.
« Zusammenleben », de Ute Mahler, jusqu’au 5 septembre 2021, au festival ImageSingulières de Sète. Plus d’informations sur Ute Mahler sur le site de l’agence Ostkreuz.