A 22 ans, quand Eva Schachinger s’est mariée, elle a fait une demande de logement social. Heureusement, elle vivait à Vienne, capitale de l’Autriche, dont les logements sociaux comptent parmi les meilleurs logements au monde. C’était en 1968. Eva était alors enseignante et son mari, Klaus-Peter, comptable pour le système de transport public de la ville. Elle a grandi dans un complexe de logements sociaux au centre de la ville, où sa grand-mère, qui s’occupait d’elle de 6 heures du matin à 6 heures du soir, vivait dans l’un des 5 bâtiments disposés autour d’une cour. Toute la journée, Eva jouait avec ses petits voisins.
Sa mère, qui louait à un particulier depuis son divorce, avait récemment fait une demande de logement social. On lui en a proposé un en 1971. Eva avait une fille qui était petite, à l’époque, et sa mère a jugé qu’elle avait besoin, plus qu’elle-même, de ce logement. L’unité disponible se trouvait dans le 21e district, à la périphérie nord-est de la ville. Eva et Klaus-Peter ont été séduits par cet appartement qui, bien que bon marché, faisait 68 m2, avec deux chambres à coucher, un salon, une salle à manger, des toilettes, une salle de bains et un balcon. Le loyer était de 700 schillings autrichiens. Eva a demandé une mutation, et elle est devenue enseignante dans une école du 21e district, située à quinze minutes à pied de son nouvel appartement.
À la fin de l’année dernière, lorsque j’ai rencontré Eva, je l’ai trouvée très élégante avec sa veste en jean, son foulard en soie soigneusement noué autour du cou, ses petits pendentifs d’oreille et ses cheveux bouclés bien coupés. Au cours des 44 dernières années, tandis qu’elle enseignait l’anglais à des classes de sixième et de quatrième, son loyer a presque quintuplé, passant de 55 à 270 euros, mais son salaire a été multiplié par plus de vingt, passant de 150 à 3375 euros par mois. La loi viennoise stipule que les loyers des logements sociaux ne peuvent augmenter qu’avec l’inflation, et seulement lorsque l’inflation de l’année dépasse 5%. En 2007, lorsqu’elle a pris sa retraite, le loyer d’Eva ne représentait que 8% de son revenu. Son mari gagnant 4000 euros par mois, leur loyer s’élevait à 3,6% de leurs revenus combinés.
Le modèle des Gemeindebauten
C’est à peu près ce que Vienne visait en 1919, lorsque la ville a commencé à planifier ses logements municipaux de renommée mondiale, connus sous le nom de Gemeindebauten. Avant la Première Guerre mondiale, les conditions de logement à Vienne étaient parmi les pires en Europe, note Eve Blau dans son livre, L’architecture de Vienne la rouge. De nombreuses familles ouvrières devaient prendre des sous-locataires, ou louer leurs lits à des travailleurs de nuit lorsqu’eux-mêmes travaillaient le jour, afin de payer leur loyer.
Mais de 1923 à 1934, à une époque connue sous le nom de Vienne la rouge, le Parti social-démocrate au pouvoir a construit 64 000 unités dans 400 immeubles, augmentant les offres de logement de la ville d’environ 10%. Quelque 200 000 personnes, soit un dixième de la population, ont été relogées dans ces bâtiments, avec des loyers fixés à 3,5 % du revenu moyen d’un travailleur semi-qualifié, suffisant pour couvrir les coûts d’entretien et de fonctionnement.
Les experts appellent les Gemeindebauten de Vienne des « logements sociaux », une expression qui illustre la manière dont les logements sociaux de la ville et autres logements à but lucratif limité constituent un avantage social dont bénéficient de nombreux habitants : outre les personnes démunies, les Gemeindebauten accueillent la classe moyenne. À Vienne, 80% des résidents ont droit à un logement social, et le contrat n’expire jamais, même si les revenus du locataire augmentent. Les experts en matière de logement estiment que cette approche conduit à une plus grande diversité économique au sein des logements sociaux – et à de meilleures conditions de vie pour les habitants.
En 2015, avant d’acheter un appartement à un particulier, les Schachinger gagnaient environ 80 000 euros (87 000 $) par an, soit à peu près le revenu du ménage américain moyen en 2021. Eva et Klaus-Peter payaient respectivement 26% et 29% d’impôt sur le revenu, mais le loyer représentait seulement 4% de leur revenu imposable, ce qui équivaut à peu près aux dépenses d’un ménage américain pour les repas pris à l’extérieur, et à 0,5% de ce qu’un Américain moyen dépense en « divertissement ».
Même si les Schachinger signaient aujourd’hui un nouveau bail, le loyer ne serait que de 540 euros, environ, soit seulement 8% de leurs revenus. L’offre généreuse de logements sociaux de Vienne contribue à réduire les coûts pour tout le monde : en 2021, les Viennois vivant dans des logements privés ont consacré 26% de leur revenu (après déduction fiscale) à leur loyer et aux charge locatives, ce qui n’est que légèrement supérieur au chiffre de l’ensemble des résidents des logements sociaux (22%). Outre-Atlantique, 49% des locataires américains (soit 21,6 millions de personnes) sont accablés par les coûts, payant aux propriétaires des loyers s’élevant à plus de 30% de leur revenu net imposable, et le pourcentage peut être encore plus élevé dans les villes où la vie est chère. À New York, un ménage moyen consacre 36% de son revenu imposable au loyer.
Aux yeux des Américains, la politique du logement à Vienne peut sembler le produit de l’imagination socialiste. Mais ce qui est frappant, c’est la manière dont le logement social façonne la vie économique des Viennois. Imaginez que vos dépenses pour le logement avoisinent celles des Schachinger. Imaginez qu’elles ne vous préoccupent pas davantage que des choix de restaurants ou des abonnements à des services de streaming. Imaginez aussi ce que vous pourriez faire de votre argent, si vous en dépensiez beaucoup moins pour le loyer. Vienne nous invite à envisager un monde dans lequel l’accession à la propriété ne serait pas le seul moyen d’assurer l’avenir, et nous donne un aperçu de ce que pourrait être notre vie.
Mon enquête sur le logement aux États-Unis m’a déprimée. Je suis une trouble-fête, révoltée par les grands investisseurs spéculant sur le marché immobilier, mais aussi par les milliers de petits investisseurs – y compris certains de mes propres amis – qui mettent de l’argent en commun pour acheter des maisons dans des États qu’ils n’ont jamais vus ou acheter des propriétés locatives dans des quartiers en voie de gentrification. Mais les chiffres sont les chiffres. L’achat d’une maison à proximité de son lieu de travail est plus lucratif que le travail lui-même.
La croissance de la valeur des actifs a dépassé les rendements du travail durant quarante ans, et un rapport de McKinsey a révélé que la majorité de ces actifs – 68% – sont des biens immobiliers. L’année dernière, la vente d’une maison sur quatre a été conclue avec quelqu’un qui n’avait pas l’intention d’y vivre. Ces investisseurs sont particulièrement incités à acheter les types de logements dont les premiers acheteurs ont le plus besoin : les propriétés bon marché génèrent les flux de trésorerie les plus élevés en termes de revenus locatifs.
L’immobilier est un domaine où la fortune est littéralement à portée de main. Au cours de la dernière décennie, le propriétaire type d’une maison unifamiliale a augmenté son avoir de près de 200 000 $. « Un autre mot pour évaluer les actifs est inflation », écrivent les universitaires Lisa Adkins, Melinda Cooper et Martijn Konings dans The Asset Economy, « une augmentation de la valeur monétaire sans aucun changement correspondant dans la nature du bien lui-même ou les conditions de sa production qui le rendrait plus rare ou justifierait une demande accrue pour celui-ci ». Cette inflation crée un gouffre dangereux entre les nantis et les démunis en matière de logement.
Le Joint Center for Housing Studies de Harvard a constaté qu’en 2019, le patrimoine net moyen des locataires américains ne représentait que 2,5% de celui des propriétaires : 6 270 $ contre 254 900 $. L’année dernière, tandis que les taux d’intérêt plus élevés ralentissaient les ventes immobilières et faisaient plafonner les prix (voire diminuer, dans certaines métropoles en pleine activité), le prix moyen d’une location aux États-Unis a atteint 2 000 $ – un record, selon Redfin. Les propriétaires se sont rempli les poches, tout en empêchant les locataires d’épargner pour une mise de fonds et de sortir de l’ornière.
Ces chiffres astronomiques sont le résultat de décennies de politique visant à encourager l’achat d’une maison. L’hypothèque à taux fixe de trente ans est une invention bien américaine, possible uniquement parce que le gouvernement fédéral se porte garant, en cas de défaut de paiement de l’emprunteur (ce qui n’est en usage que dans un seul pays, le Danemark). Puis il y a notre législation fiscale, qui permet à ceux qui sont assez riches d’acheter des maisons et de détailler leurs déductions pour radier les intérêts qu’ils paient sur leurs hypothèques : plus l’hypothèque est importante, plus la déduction est importante. Les propriétaires peuvent également déduire jusqu’à 10 000 $ de leurs impôts fonciers de leurs impôts fédéraux, et s’ils vendent leur résidence principale, ils peuvent éviter de payer des gains en capital sur des bénéfices allant jusqu’à 250 000 $ par personne (500 000 $ pour les couples). Comme les activistes du logement aiment à le souligner, tous ceux qui ont une hypothèque vivent dans des logements subventionnés.
L’année dernière, troublée par l’apparente insolubilité de ces problèmes, j’ai cherché des solutions en dehors des États-Unis. La réponse ne pourrait-elle être le contrôle des loyers, comme à Berlin ? Cela aurait été vrai il y a une dizaine d’années, avant que les investisseurs et les nouveaux résidents ne commencent à affluer dans la ville, ce qui a fait quintupler la valeur des terrains. A l’heure actuelle, malgré les lois sur la stabilisation des loyers, même les appartements que personne ne voulait acheter il y a quinze ans sont une énorme source de profit. De nombreux résidents ayant des contrats de location abordables sont condamnés à y rester, parce qu’il serait trop coûteux de déménager, et difficile de trouver un logement. Frustrées par cette pénurie, les associations de locataires ont récemment proposé une mesure d’« expropriation », selon laquelle les propriétaires de plus de trois-mille unités devraient revendre leurs avoirs au gouvernement à des prix inférieurs à ceux du marché. Lors d’un référendum de 2021, 59% des Berlinois ont voté en faveur de cette mesure, mais les faits seuls diront si elle pourra être mise en œuvre.
La solution pourrait-elle être d’assouplir les règlements de zonage, comme Tokyo l’a fait en 2002 ? Cela a certainement amélioré la situation. En 2014, plus de maisons ont été construites dans la ville que dans toute l’Angleterre. Depuis, les prix des maisons se sont stabilisés. Les YIMBY (c’est-à-dire les membres du mouvement Yes, in my backyard) s’accordent à considérer Tokyo comme un modèle, en raison de sa politique de multiplication des logements. On souligne souvent que la ville construit cinq fois plus de logements par habitant que la Californie. Mais le Japon représente un marché très différent en raison de ses risques sismiques : les technologies antisismiques s’améliorant constamment, les structures perdent souvent toute valeur en trente-cinq ans. Les maisons plus anciennes sont souvent mal entretenues parce qu’on ne s’attend guère à ce que l’investissement soit récupéré lors de la revente. Ils sont considérés comme des vêtements ou des voitures usagés – vous les revendez à perte.
Auckland, en Nouvelle-Zélande, pourrait sembler un meilleur modèle à mettre en œuvre. En 2016, la ville, qui possède l’un des marchés du logement les plus chers au monde, a « surzoné » 75% de ses terrains résidentiels, augmentant sa capacité légale de logement d’environ 300% dans le but d’encourager la construction de logements multifamiliaux et de faire baisser les prix. Dans les zones surzonées, le nombre total de permis de construire accordés (une manière d’estimer les nouvelles constructions) a plus que quadruplé de 2016 à 2021. Comme prévu, la valeur relative des terrains sous-développés a augmenté, car ils pouvaient soudain accueillir plus de logements, et la valeur relative des unités dans les zones densément développées a diminué, mitigeant les prix exorbitants. Mais il y a des limites à ce que le surzonage peut accomplir. Souvent, les avantages de permettre une plus grande densité sont détournés à leur profit par les développeurs, qui fixent le prix des nouvelles unités bien au-dessus de leur coût. Ainsi ce plan n’offre pas de sécurité aux locataires, et ne permet pas directement de rendre le logement plus abordable.
C’est ce qui différencie Vienne. Peut-être qu’aucune autre ville développée n’a pris autant de mesures pour protéger les résidents de la marchandisation du logement. À Vienne, 43% de tous les logements sont isolés du marché, ce qui signifie que les prix de location reflètent les coûts ou les taux fixés par la loi – et non les tendances du marché ou ce qu’une personne sans autres options paiera. Le gouvernement subventionne des logements abordables pour un large éventail de revenus. Le revenu brut moyen des ménages à Vienne est de 57 700 euros par an, mais toute personne qui gagne moins de 70 000 euros bénéficie d’une unité Gemeindebau dont l’on n’est jamais contraint de partir même si le revenu augmente, et le gouvernement ne vérifie pas le salaire. Les deux tiers des logements locatifs de la ville sont couverts par le contrôle des loyers, et tous les locataires bénéficient d’une protection contre les expulsions justifiées. De telles réglementations, lorsqu’elles sont associées à une offre adéquate, donnent aux locataires un niveau de stabilité comparable à celui des propriétaires américains ayant des hypothèques fixes. En conséquence, 80% de tous les ménages viennois choisissent de louer.
La principale différence est que Vienne donne la priorité aux subventions à la construction, tandis que les États-Unis donnent la priorité aux subventions aux personnes, avec la mise en place, par exemple, de bons de logement. Vienne se focalise sur la demande et non sur l’offre, comme c’est le cas ailleurs. Le choix de Vienne illustre une réalité économique fondamentale, à savoir qu’une offre suffisamment importante de logements sociaux offre une alternative de marché qui améliore le logement pour tous.
Un après-midi de l’automne dernier, j’étais dans le centre-ville de Vienne, et j’ai vu des bâtiments ornés de balcons ouvragés, de balustrades et de portiques – des appartements privés du 19ème siècle. Ils alternaient avec des blocs de logements sociaux des années 1920 et 1930 – les Gemeindebauten, qui se distinguaient non seulement par leur architecture moderniste, mais aussi par des plaques sur les murs où était gravé fièrement, en lettres rouges : Erbaut von der Gemeinde Wien in den Jahren 1925-1926 aus den Mitteln der Wohnbausteuer. (« Construit par la municipalité de Vienne dans les années 1925-1926 grâce à des fonds provenant de la taxe d’habitation. ») Un coup de génie politique, pensai-je, en attendant le tram : explication et publicité. Une demi-heure plus tard, j’étais dans le 21e arrondissement, le « territoire russe » où vivait Eva Schachinger. Wohnpartner, l’agence municipale qui s’est mise au service de la communauté au sein des Gemeindebauten et aide à résoudre les conflits de locataires, organisait une journée portes ouvertes dans son ancien immeuble, un complexe minimaliste avec des cages d’ascenseur orange.
La journée se tenait dans le centre communautaire aux parois vitrées. La plupart des participants étaient des mères avec de jeunes enfants ou des retraités. Il y avait un atelier de peinture, une table de ping-pong, et l’on pouvait troquer des plantes. Les gens avaient apporté leurs biens d’occasion à donner, et un jeune membre du personnel de Wohnpartner offrait une assistance technique, ce dont, étonnamment, personne ne semblait avoir besoin. Parmi les installations permanentes se trouvait une bibliothèque remplie de livres gratuits et une aire de jeux avec une gamme de jouets en bois.
Je me suis assise avec Eva dans la cuisine commune, où quelqu’un avait préparé une grande marmite de soupe à la courge musquée. Certains des planificateurs de Vienne la rouge avaient espéré centraliser la cuisine dans les installations communes et l’équiper d’un matériel industriel, mais c’était avant la période d’autoritarisme fasciste ; puis, avec le capitalisme, les familles autrichiennes se sont rapidement habituées à payer de leur poche leurs propres KitchenAids, Vitamix et autres machines Nespresso. Depuis sa retraite, Eva collabore avec Malyuun Badeed, le gardien du bâtiment, à la publication d’un magazine semestriel pour le complexe incluant des recettes et des mots croisés, ainsi que les dernières nouvelles de la communauté. Badeed, qui nous a rejoints dans la cuisine, portait un hijab noir avec des perles et faisait de grands gestes en parlant de son départ de Somalie dans les années 1990, alors qu’elle était mère célibataire. Quand elle est arrivée à Vienne, elle vendait des journaux dans la rue ; à présent, elle contribue à en rédiger un.
Eva m’a dit qu’elle revenait souvent au Gemeindebau pour donner des cours particuliers aux étudiants du complexe avec une femme nommée Edith, une voisine âgée qui vivait dans un Gemeindebau voisin. Les voisins d’Edith l’aident à acheter et à livrer ses courses, qu’elle a du mal à transporter. En échange, elle garde leurs trois enfants. Quand Eva l’a appelée pour lui souhaiter un joyeux Noël, Edith était occupée à emballer quarante cadeaux pour les trois enfants ; elle les a cachés pour qu’ils ne soient pas trouvés avant la venue du Père Noël. « Le Gemeindebau est un lieu de socialisation », aime me dire Eva, et voici à quoi ressemble la socialisation multigénérationnelle.
J’ai appris que le temps d’attente moyen pour obtenir un Gemeindebau est d’environ deux ans (il y a toujours environ 12 000 personnes sur la liste d’attente, et chaque année, environ 10 000 ou plus sont logées). Les résidents de Vienne – toute personne ayant une adresse fixe depuis deux ans, qu’elle soit citoyenne ou non – peuvent postuler, et les demandes sont évaluées en fonction des besoins. Florian Kogler, un étudiant universitaire de vingt-et un an, a été considéré comme un cas urgent parce qu’il vivait dans un appartement de deux chambres avec sa mère, son beau-père et ses deux frères et sœurs. Il partageait une chambre avec son frère, tandis que ses parents dormaient dans le salon. Il a également eu la priorité parce qu’il emménageait dans son propre appartement pour la première fois. Kogler s’est vu offrir un appartement en à peu près un mois. « C’est exceptionnellement rapide », m’a-t-il dit.
Les candidats peuvent refuser jusqu’à deux unités. S’ils en refusent une troisième, ils doivent présenter une nouvelle demande. Kogler a pris le premier appartement qui lui a été offert, un studio de 33 m2 très lumineux donnant sur une aire de jeux dans le 12ème arrondissement, au centre-ville, pour un loyer de 350 euros par mois. Son revenu mensuel provenant d’un travail à temps partiel dans un musée est d’environ 1000 euros. Ceux qui ont besoin d’une aide supplémentaire pour payer leur loyer reçoivent des subventions individuelles. Les étudiants de moins de vingt-cinq ans, comme c’est le cas de Kogler, peuvent bénéficier de 200 euros par mois.
A intervalles réguliers, la question est discutée de savoir si les riches devraient être contraints de renoncer à leurs baux Gemeindebau – c’est-à-dire si l’obtention des unités devrait dépendre des ressources. Aux yeux de certains, l’origine de ce débat est le cas de Peter Pilz, un ancien membre du Parti vert autrichien siégeant au Parlement. Pilz vit à Goethehof, l’une des plus grandes Gemeindebauten, au bord du Danube. Il a emménagé dans une unité lorsqu’il était à l’université et a vécu avec sa grand-mère, qui était là depuis l’inauguration du bâtiment, en 1932. A sa mort, il a repris le bail à son nom – il a été, pour ainsi dire, introduit par sa grand-mère. Pilz a été élu au Parlement en 1986, et son salaire s’est finalement élevé à plus de 8 000 euros par mois.
Même à Vienne, cette histoire a fait tiquer, faisant la une du journal conservateur autrichien Österreich, qui a affirmé en 2012 qu’il ne payait que 78 euros de loyer – tandis que Pilz disait qu’il payait près de 250 euros par mois, en incluant les travaux. « Étant donné que les revenus de Pilz sont bien supérieurs à ceux qui donnent droit à un logement social, il semble que nous pouvons parler ici de fraude sociale », a déclaré le secrétaire général du Parti de la Liberté d’Autriche, un parti conservateur.
Pilz n’a rien fait d’illégal. Une fois qu’une Gemeindebau vous a été attribuée, vous n’avez jamais à en partir. Mais est-il contraire à l’éthique pour les riches d’y rester ? Les responsables du logement de la ville soulignent que le fait d’avoir des locataires plus riches dans la commune aide à contrecarrer les problèmes liés aux ilots de pauvreté, créant ainsi un environnement plus stable et plus sain pour tous. Contrairement aux États-Unis, où le logement social n’est réservé qu’aux plus pauvres (le revenu annuel moyen de ceux qui y ont droit était de 15 219 $ en 2019, bien en dessous du seuil de pauvreté fédéral de 16 910 $ pour une famille de deux personnes), la politique d’intégration menée dans les Gemeindebauten signifie qu’ils ne sont pas stigmatisés.
Cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas de problèmes. Noomi Anyanwu, la fondatrice de Black Voices Austria, âgée de vingt-trois ans, m’a dit qu’elle avait grandi dans un Gemeindebau avec une mère autrichienne et un père nigérian. Quand elle n’avait pas plus de cinq ans, un garçon blanc du complexe, qui était un peu plus âgé, a lancé à son frère une insulte raciale tandis que tout le monde jouait dans la cour. En entendant la prise de bec, les pères sont descendus. Mais le père blanc ne s’est pas excusé. Même en a-t-il rajouté, répétant ce que son fils avait dit. Quelques années plus tard, raconte Anyanwu, son père a quitté le pays en raison de la discrimination en matière d’emploi et du racisme de la part de la police.
Mais cela n’a pas suffi à sauver le marché immobilier ou l’économie. Pendant la Grande Dépression, un quart de tous les Américains étaient au chômage et l’industrie de la construction a été particulièrement touchée. Les États-Unis avaient besoin des mêmes choses que Vienne à l’époque : de l’emploi et de meilleures conditions de logement pour les travailleurs. Le logement est « la pièce motrice de toute la machine économique », a déclaré Marriner Eccles, président de la Réserve fédérale de Roosevelt. La Federal Public Works Administration, un programme d’emplois d’urgence, a financé la construction d’environ cinquante nouveaux complexes de logements sociaux, notamment les Harlem River Houses à New York, dont l’esthétique architecturale est directement inspirée de Vienne, avec une cour centrale, une école maternelle, une clinique et une bibliothèque publique.
Bien que l’on ait admiré ce bâtiment, il était coûteux et sujet à controverse, écrit l’historienne Gail Radford, qui relate le débat autour du logement social à l’époque du New Deal dans son livre intitulé Modern Housing for America. Roosevelt tentait de mettre en place un plan de logement qui n’obligerait pas le gouvernement à payer la facture. À une époque où le communisme gagnait du terrain, il a préféré une politique capitaliste. La meilleure manière de la mettre en œuvre ? Élargir la base des propriétaires – c’est à dira augmenter le nombre des investissements personnels dans la propriété.
Le National Housing Act du Congrès de 1934 a sauvé le marché du logement, et instauré une politique qui est encore celle de l’Amérique d’aujourd’hui. Elle rendait permanente l’hypothèque à long terme à taux fixe que la H.O.L.C. avait contribué à introduire. Les banques ont été réticentes à prendre le risque durant des décennies, de sorte que la Federal Housing Administration (F.H.A.) a été créée pour assurer la dette hypothécaire avec le soutien total du Trésor américain tant que les prêts resteraient conformes aux normes que fixait la loi – par exemple, le prix d’achat des logements devait être évalué, et ils devaient se trouver dans un quartier suffisamment stable, ce qui signifiait un quartier majoritairement peuplé par des Blancs, afin de s’assurer que le gouvernement ne perdrait pas d’argent si un emprunteur manquait à rembourser son prêt. Sur ses plans des villes, la F.H.A. entourait en rouge les quartiers jugés trop risqués pour l’assurance hypothécaire – et ce redlining a grandement contribué à créer de graves disparités qui persistent aujourd’hui. « Aucune agence du gouvernement des États-Unis n’a eu un impact plus omniprésent et plus puissant sur le peuple américain au cours du dernier demi-siècle », écrit Jackson.
Mais l’Administration fédérale du logement n’avait aucun plan pour répondre aux besoins de logement des personnes à faible revenu. Le sénateur Robert Wagner, un démocrate de New York, a donc présenté un deuxième projet de loi, inspiré par ce que la spécialiste du logement Catherine Bauer avait vu à Vienne et dans d’autres villes européennes. Tel qu’il est proposé, le Housing Act de 1937, que Bauer a aidé à rédiger, aurait inclus le financement de la construction de logements à profit limité et de logements sociaux. Face à l’opposition farouche du secteur immobilier, Wagner et Bauer ont accepté cinq compromis décisifs afin d’adopter le projet de loi. Premièrement, le soutien aux coopératives à but non lucratif et à profit limité a été éliminé.
Deuxièmement, le choix des emplacements a été laissé aux gouvernants locaux, dont beaucoup d’électeurs ont accueilli les logements sociaux comme la peste bubonique, ainsi que l’a dit un commentateur. Troisièmement, une disposition a été ajoutée pour une « élimination équivalente » des taudis, ce qui signifie que pour chaque nouvelle unité construite, un bidonville devait être nettoyé – de cette manière, les logements sociaux ne diminueraient pas les profits des propriétaires en augmentant l’offre globale de logements. Quatrièmement, les logements sociaux seraient réservés aux personnes si pauvres qu’elles n’auraient jamais pu obtenir un logement décent sur le marché privé.
Et cinquièmement, les coûts de construction ont été sévèrement limités. Le problème des logements sociaux américains aujourd’hui n’est pas seulement qu’ils sont sous-financés et mal entretenus. C’est qu’ils n’ont pas été bien construits au départ. Les placards n’avaient pas de portes, les murs intérieurs étaient minces et bon marché. Dans un complexe de logements sociaux à Red Hook (Brooklyn), l’ascenseur ne s’arrêtait que tous les deux étages. Comme l’écrit Radford, « ceux qui détestaient les logements sociaux y restaient hostiles, tandis que les bâtiments minimaux construits à l’initiative de la [United States Housing Authority] n’attiraient pas de nouveaux partisans et décourageaient certains des anciens. » En effet, le projet de tels logements sociaux, peu attrayants pour quiconque pouvait se permettre de louer, a été conçu pour être un échec.
Comme Bauer l’avait prédit dès le début, les programmes de logement ciblant uniquement les pauvres n’auraient pas l’appui politique nécessaire pour se développer. Seul un programme d’intégration de tous, tel que le Gemeindebau de Vienne, aurait été viable. Mais le gouvernement américain a donné la priorité au soutien des banques plutôt qu’à la construction. L’hypothèque de trente ans a été une énorme aubaine économique pour les millions d’Américains qui en ont contracté une, bénéficiant des subventions fédérales et de la longue trajectoire ascendante des prix des maisons du pays; le dispositif a permis à de nombreux locataires et résidents de logements sociaux d’accéder à la propriété et « a transformé de nombreuses personnes qui étaient à la charge du secteur public en conservateurs en matière budgétaire », comme l’écrivent Adkins, Cooper et Konings dans The Asset Economy.
William A. Fischel, économiste émérite à Dartmouth, appelle homevoters ces propriétaires de la classe moyenne : une coalition d’Américains qui, consciemment ou non, votent pour protéger la valeur de leur bien immobilier. Ils ont tendance à s’opposer au développement local et à favoriser le zonage d’exclusion – ce qui assure une évaluation maximale et fait que leurs impôts ne s’étendent pas aux quartiers les plus pauvres. Cette tendance, associée à la stagnation des salaires, a transformé le parc immobilier du pays en une classe d’actifs spéculatifs de plus en plus rares et toujours plus chers. Il est presque impossible de « répondre aux attentes d’un groupe existant de propriétaires de la classe moyenne en excluant le reste de la société », écrivent Adkins et ses collègues. « Une politique de démocratisation des actifs de la classe moyenne a fini par saper les conditions de sa propre viabilité. »
Karl-Marx-Hof
Je ne suis pas la seule Américaine à m’être tournée vers Vienne pour trouver des réponses possibles à la crise du logement en Amérique. J’ai accompagné une délégation de New York venue étudier le système de logement de la ville – 50 décideurs, chercheurs et activistes invités par Housing Justice for All, une association d’organisateurs des programmes de logement dans l’État, et l’Action Lab, une plateforme de mouvement social. Un après-midi, nous sommes allés visiter Karl-Marx-Hof, l’un des plus grands complexes résidentiels au monde.
Depuis l’inauguration de Karl-Marx-Hof, en 1930, ce complexe est une sorte de test de Rorschach : selon nos convictions politiques, l’on peut y voir une monstruosité socialiste totalitaire ou un bastion communautaire pionnier. En sortant de la station de métro, j’ai vu ce bâtiment de sept étages de haut et de trois-cents mètres de long, ressemblant à une forteresse. L’ensemble du bâtiment est de couleur crème, mais avec des éléments rouge grès qui attirent le regard – des balcons rouges et des tours rouges surmontées de mâts qui peuvent arborer de gigantesques bannières visibles à des kilomètres. Ses 6 immenses passages voûtés, également rouges, font que le complexe semble être l’aqueduc de la ville.
Julia Anna Schranz, notre guide, doctorante à l’Université de Vienne, porte des Converse, un jean et un long manteau de laine rouge. Elle désigne 4 figures en céramique sinistres, installées au sommet des arcades, expliquant qu’elles étaient des personnifications de la connaissance, de la liberté, du bien-être et de la culture physique (toutes choses supposées favoriser l’emploi dans l’entre-deux guerres). Ces embellissements ont également été conçus comme une contribution à l’esthétique du Gemeindebauten et un hommage à ses locataires.
Schranz ouvre alors une lourde porte de fer aux barreaux garnis de piques, située au-dessus d’une arche, et nous sommes entrés dans une cour herbeuse – environ aussi grande que deux terrains de football, peinte en un blanc cassé lumineux qui contrastait, de manière saisissante, avec la façade redoutable du bâtiment.
« Voilà nos projets en cours », dit avec humour India Walton, une organisatrice communautaire de Buffalo, en montrant une roseraie, des enfants qui courent en poussant des cris dans une aire de jeux attenante à une école maternelle intégrée au complexe. Walton, à présent âgée de 40 ans, a eu des jumeaux alors qu’elle n’avait que 19 ans et les a élevés tout en travaillant comme infirmière. 20 ans plus tard, elle est devenue politiquement active et, en 2021, elle a été nominée par le parti démocrate pour le poste de maire de Buffalo, mais a été battue par le démocrate sortant. Que serait-elle devenue, si elle avait eu la possibilité de vivre dans un endroit semblable à celui-ci ? Elle aurait divorcé plus tôt, m’a dit Walton. « J’aurais peut-être été médecin plutôt qu’infirmière. »
A l’origine, le complexe abritait 5 000 personnes dans 1 400 appartements. Ces logements étaient très convoités. « Il y avait deux blanchisseries centrales, deux installations communes avec baignoires et douches, une clinique dentaire, une maternité, un bureau d’assurance maladie, une bibliothèque, une auberge de jeunesse, un bureau de poste, une pharmacie et 25 autres locaux commerciaux, notamment un restaurant et les bureaux et la salle d’exposition du BEST, le centre de conseil en mobilier et en design d’intérieur géré par la ville », écrit Blau.
Aujourd’hui, moins de 3000 locataires vivent à Karl-Marx-Hof, non pas parce que les conditions de vie n’y sont pas bonnes, mais parce que le niveau de vie s’est élevé et, en conséquence, Vienne a alloué plus d’espace aux locataires. Les responsables du logement à Vienne estiment qu’une famille de quatre personnes a besoin d’environ 100 m2, elle a donc combiné certaines des unités pour en créer de plus grandes.
Une figurine montée sur ressort hoche la tête à un balcon, où l’on apperçoit aussi des plantes en pot et des tas de galets. Un Autrichien âgé fait un signe de la main. La députée de l’État, Emily Gallagher, une démocrate qui siégeait alors à la place du démocrate sortant à l’assemblée du 50e district (comprenant les zones de Greenpoint, Williamsburg et Fort Greene), tweet la visite en direct sur son téléphone. La sénatrice Julia Salazar, une démocrate représentant le district sénatorial de Bushwick, le 18e de New-York, prend des notes avec un stylo doré sur un cahier à couverture noire.
À la boutique du musée, j’ai acheté un cache-pot rouge en crochet, fabriqué par une coopérative de femmes locale. Il était orné des quatre flèches blanches qui représentaient, à l’époque de Vienne la rouge, les « trois maux » dont souffrait l’Europe (le nazisme, le communisme, le monarchisme). Plusieurs organisateurs et législateurs de l’État en ont également acheté un. Lorsque l’étudiant travaillant à la boutique du musée a dit qu’il était tout à fait démuni, un législateur lui a suggéré de mettre les cache-pots en vitrine et les vendre. « Nous ne sommes pas habitués à cela », a répondu l’étudiant, ce qui signifiait sans doute qu’il n’était pas habitué au modèle de consommation américain. Les Américains ont besoin de posséder.
Vienne a réussi à freiner l’envie de posséder. Elle l’a fait en faisant baisser le prix des terrains grâce au rezonage et au contrôle des loyers. En général, les bénéficiaires de ces politiques d’aménagement des terrains sont moins les Gemeindebauten (on a cessé d’en construire entre 2004 et 2015, et l’on ne crée plus que cinq cents unités par an environ) que les associations de logement à profit limité, qui s’étaient formées avant Vienne la rouge et ont permis de construire 3000 à 5000 unités par an au cours des quatre dernières décennies.
100 m2 pour 824 euros
Aujourd’hui, les logements à profit limité représentent la moitié des logements sociaux de la ville. Les associations de logement à profit limité se contentent d’assurer des loyers qui reflètent les coûts. Les investisseurs — banques, fonds d’assurance — peuvent acheter des actions des associations de logement à profit limité, généralement pour aider à financer la construction initiale. Ils perçoivent un faible taux d’intérêt annuel sur leurs actions. Tous les bénéfices supplémentaires doivent être réinvestis dans la construction de nouveaux logements sociaux. « Cela crée un flux constant de financement pour le logement social », a expliqué Justin Kadi, professeur de planification et de logement à l’Université de Cambridge. La principale dépense de Vienne dans le logement consiste à présent à fournir un financement à faible coût pour la construction – et le gouvernement récupère cet argent.
Par un vendredi gris, Wilhelm Andel, un homme de 84 ans, de grande taille, vêtu d’un jean et d’une veste en cuir, m’a accueillie à l’arrêt de tramway Alt-Erlaa pour me montrer le complexe à but lucratif limité où il vivait depuis quarante ans. Alt-Erlaa est l’un des plus grands complexes à profit limité de Vienne, avec 3181 unités dans dix-huit tours futuristes de 23 à 27 étages, construites entre 1973 et 1986. Comme nous nous rapprochions, j’ai vu que les tours avaient étonnamment bien vieilli, peut-être parce que la verdure est intemporelle et que la végétation débordait des balcons à de nombreux étages. Willie avait choisi une unité au sixième étage. Son loyer pour un appartement de 100 m2 était de 824 euros – un montant qui serait raisonnable à Amarillo, au Texas, ou Shreveport, en Louisiane, mais invraisemblable dans les 50 plus grandes métropoles américaines.
Vivant à Alt-Erlaa, Willie a accès à 7 piscines sur le toit, 7 piscines intérieures, des courts de tennis, des gymnases et de célèbres œuvres d’art. Lorsque le reste de la délégation s’est joint à nous, il nous a montré l’une des choses qu’il préfère ici : deux peintures murales dans le hall du deuxième bâtiment exprimant une réflexion sur le rôle des médias et du travail dans la société. Ces muraux étaient de l’artiste autrichien Alfred Hrdlicka. « Ils me rappellent Orozco », a dit Dorca Reynoso, employée chez Verizon, faisant référence aux peintures murales politiques du peintre mexicain José Clemente Orozco. Le loyer de Reynoso à Manhattan a doublé en 2014 pour atteindre 1250 $. En 2022, lorsque son propriétaire a de nouveau proposé une augmentation de 50%, elle n’a pas été en mesure de payer et a intensifié sa campagne de syndicalisation contre son propriétaire. « Elles sont si belles », dit-elle en regardant les peintures.
Pour cette raison même, les unités à profit limité et à but non lucratif de Vienne étaient parmi les favorites des délégués. L’art et l’esthétique comptent. Nous avons visité un petit bâtiment à but non lucratif, une coopérative, qui a été conçu et développé avec succès par des étrangers qui ont répondu à une annonce dans un journal. Le dernier étage avait une vaste terrasse sur le toit, une cuisine commune, une salle de jeux et un sauna. « Vous voulez dire que je pourrais être dans le sauna quand mes enfants sont dans la salle de jeux ? », a dit Julie Colon, une organisatrice du Bronx qui avait accouché seule dans un refuge. « C’est fou », répond Shanti Singh, une militante pour la défense des droits des locataires de la région de la baie de San Francisco aux cheveux courts, coupés de manière asymétrique, s’est attardée dans la bibliothèque ensoleillée avec ses hautes fenêtres et ses murs en bois couleur miel. « Je ne veux jamais partir », dit-elle.
Un plan fédéral de logement social en Amérique ?
La spirale de la surévaluation du logement, qui enrichit les riches et rend les démunis désespérément pauvres, nous a conduit à un point où seule une mesure radicale arrangerait les choses. Le problème du logement, aux États-Unis est un moyen de créer de la richesse, ce qui est inconciliable avec l’accessibilité. La crise du logement aux États-Unis en est la preuve. Même en 2017, avant la pandémie, environ cent-treize millions d’Américains – près de 35% de la population du pays – avaient un grave problème de logement, tel qu’un logement physiquement déficient, un loyer trop élevé, voire pas de logement du tout, note Alex F. Schwartz, professeur d’études urbaines à la New School.
Les appels en faveur d’un plan fédéral de logement social en Amérique peuvent sembler farfelus, mais ne vous y trompez pas : le gouvernement des États-Unis intervient massivement sur le marché du logement. C’est seulement qu’il s’agit d’un système à deux vitesses, comme l’explique l’historienne Gail Radford. Il y a un soutien généreux pour les propriétaires aisés et un soutien délibérément insuffisant pour les ménages à faible revenu. En 2017, les États-Unis ont dépensé cent-quinze milliards de dollars en allégements fiscaux pour les propriétaires et les investisseurs dans les logements locatifs et les obligations à revenus hypothécaires, soit plus de trois fois les 50 milliards dépensés pour les logements abordables.
Ces 50 milliards ne sont pas rien. En fait, dans de nombreuses villes américaines, les dépenses publiques par habitant pour le logement et les subventions au développement communautaire sont plus élevées qu’à Vienne. Mais il semble clair qu’une grande partie de cet argent est mal dépensée, qu’il s’agisse de partenariats public-privé inefficaces comme le crédit d’impôt pour les logements à faible revenu, ou de bons générateurs de distorsions; ou encore – ce qui semble le plus douteux – en subventionnant les propriétaires, les personnes qui en ont le moins besoin. « Si vous accordez à tout le monde des subventions du côté de la demande, comme des bons, et qu’il y a une pénurie d’offre, cela va faire monter les prix », m’a dit Chris Herbert, directeur général du Joint Center for Housing Studies de Harvard. Cela coûte plus cher à l’État, et les propriétaires finissent souvent par empocher les bénéfices.
Bien que le Gemeindebauten ait représenté une dépense initiale importante du gouvernement, les logements sociaux de Vienne sont maintenant autonomes. Songez que seulement 1% seulement du salaire des résidents va en dépenses pour le programme. Le logement social fait baisser les loyers sur le marché privé jusqu’à 5%. Les bons peuvent sembler moins chers à court terme, mais le financement direct de la construction publique bien réglementée et à profit limité est le seul moyen d’atténuer la spéculation et de se prémunir contre l’augmentation constante des coûts du logement. En 2020, New York et la Californie ont dépensé respectivement 377 $ et 248 $ dollars par habitant dans le développement de logements, tandis que Vienne n’a dépensé que l’équivalent de 124 $ – et environ la moitié des dépenses de Vienne sont consacrées à des financements à faible taux d’intérêt qui seront remboursés puis cédés.
Dans le passé, des programmes de logement social ont été mis en place en Amérique, et c’est toujours le cas. Certains, qui s’inspirent beaucoup de Vienne sont en cours de réalisation dans le comté de Montgomery (MD) à Seattle et en Californie. De tels projets existent aussi depuis longtemps à New York, depuis longtemps à New York, qui a fait construire 66 000 appartements abordables et 69 000 appartements coopératifs à profit limité de 1955 à 1981, en vertu de la loi sur les sociétés de logement à profit limité, également connue sous le nom de loi Mitchell-Lama, du nom des deux législateurs qui l’ont introduite. En combinaison avec les logements sociaux, les unités Mitchell-Lama sont l’une des principales raisons pour lesquelles la diversité économique persiste dans le Lower East Side, à Williamsburg et Chinatown.
Les dépenses en loyer ont été un fardeau stupéfiant pour tant d’entre nous, pendant si longtemps, qu’il est difficile d’envisager qu’elles puissent ne plus être un souci. Lorsque j’ai parlé à Peter Pilz, l’homme politique qui a repris l’unité de sa grand-mère à Goethehof, je lui ai demandé, comme je l’ai demandé à tous les locataires viennois de logements sociaux, ce qu’il faisait de tout l’argent qu’il avait économisé grâce à son loyer bon marché. « Je n’ai pas investi un seul centime dans le marché boursier », m’a-t-il dit. « Je considérerais comme une énorme perte de temps de m’asseoir devant mon ordinateur et d’étudier ce que fait le marché boursier. Je préfère utiliser mon temps à écrire, à collaborer à un journal en ligne pour soutenir des initiatives intéressantes et à m’amuser. »
Pilz séjournait en Toscane lorsque nous nous sommes rencontrés, et il avait passé la journée à faire du vélo. Il s’est arrêté à Pienza pour admirer la célèbre petite cathédrale et goûter au non moins célèbre Pecorino. Puis il s’est rendu à vélo à Montalcino, où il a siroté un Brunello, avant de retourner à Bagno Vignoni pour se baigner. « Je suis bien à plaindre », a-t-il ri. Puis il a ajouté : « Si les gens n’ont pas à lutter toute la journée pour survivre – si votre vie est sécurisée, au moins socialement – vous pouvez utiliser votre énergie pour des choses beaucoup plus importantes. »